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Lettre ouverte à la gauche de gauche. Les médias désavoués ? Et maintenant ?

par Aline Pailler, Henri Maler, Patrick Champagne,

Chers amis,

La critique du rôle des « grands médias » pendant et après le vote du 29 mai 2005 ne devrait pas rester sans suites. C’est pourquoi nous nous adressons à vous.

1. Rarement (du moins dans un passé récent) la contestation de l’ordre médiatique dominant aura été aussi forte qu’elle le fut à l’occasion de la campagne du référendum sur le Traité constitutionnel européen [1].

Rarement (mais beaucoup moins...), le pluralisme démocratique aura été aussi ouvertement et cyniquement bafoué par les grand médias, publics ou privés, que leurs chefferies éditoriales ont tenté de mobiliser en faveur du Traité Constitutionnel. Au mépris non seulement des électeurs, mais aussi de journalistes enrôlés, bon gré mal gré (et non sans fortes résistances comme en témoigne l’appel lancé par des personnels du secteur public), dans une campagne qui n’est pas la leur et, en tout cas, pas digne des métiers de l’information.

L’arrogance des éditorialistes et chroniqueurs multicartes, des présentateurs d’émission et des contrôleurs d’antenne, des experts en tous genres et des tenanciers toutes catégories qui occupent l’espace médiatique et en contrôlent l’accès s’est exprimée sans aucune retenue. Se réservant le monopole de « la raison », face à des opposants auxquels ils n’accordent que des passions, de préférence, les plus basses et les desseins les plus inavouables, ils se sont attribués du même coup le monopole de la « pédagogie ». Aveuglés par leur propre domination, ils se tiennent pour légitimes parce qu’ils proclament qu’ils le sont. Peu leur importe le désaveu massif dont ils ont fait l’objet. Après le vote, ils continuent, cyniquement, sans vergogne et toute hargne dehors.

Chacun a pu vérifier tout cela et le dossier réuni par Acrimed le confirme amplement [2].

Mais cette situation n’est pas nouvelle. En 1995, pour ne pas remonter plus loin, les mêmes s’étaient mobilisés contre des grévistes « irresponsables », « incultes » et « dangereux ». En 2003, les mêmes ont récidivé, exhibant leur morgue et leur mépris. Faut-il une fois passés les moments fort de la mobilisation, remiser notre révolte et n’avoir pour seule ambition que de tenter, non sans cynisme nous aussi, de nous servir des médias dominants sans contester leur domination ?

Il n’est que trop évident qu’une telle domination, parce qu’elle s’exerce en permanence, doit faire l’objet d’une vigilance, d’une critique et d’une action permanentes.

2. Les enjeux sont d’importance. Certes, le pouvoir que les médias dominants s’attribuent est moins grand qu’ils le prétendent ou qu’ils le voudraient : les lecteurs, les auditeurs, les téléspectateurs ne sont pas des éponges qui absorbent n’importe quoi ou des chiots que l’on peut dresser à volonté. Le résultat du référendum vient de le confirmer. Mais le pouvoir des grands médias reste exorbitant lorsqu’il s’exerce sans partage (ou si peu). Le pluralisme est une question de principe et non d’opportunité. C’est pourquoi s’il ne faut pas leur reconnaître plus de puissance qu’ils n’en ont, il ne faut pas la mésestimer et accepter les abus de pouvoir dont ils sont responsables.

Qu’ils se rassurent : nul ne conteste la liberté d’expression des prescripteurs d’opinion pris un à un, bien que les nuances qui les distinguent n’affectent guère leur consensus. Mais comment ne pas constater que, pris dans leur grande majorité, ils détiennent un quasi-monopole qui s’exerce au mépris du débat démocratique dont ils se croient les gérants ou les propriétaires ? Quand les médias, pris dans leur ensemble, s’expriment à plusieurs voix certes, mais dans le même sens, ils sont les acteurs d’un pluralisme anémié et d’une démocratie mutilée.

C’est le même le « déficit démocratique », comme on dit, qui à la fois affecte la représentation politique et s’étend aux médias dominants, notamment parce que leurs formes d’appropriation et de financement, leurs hiérarchies rédactionnelles et leurs orientations éditoriales contribuent à les transformer en instruments de campagnes politiques à sens unique. Si le secteur public de l’audiovisuel est le premier concerné, il n’est pas le seul : le « décalage » (pour utiliser un terme pudique) entre, d’une part, un espace médiatique livré à une domination pratiquement sans partage des tenants du libéralisme, plus ou moins social, et, d’autre part, la diversité sociale, culturelle et politique de leurs publics, est devenu patent.

C’est donc l’ordre médiatique existant lui-même qui doit être transformé.

L’appel qui, au printemps 1996, a donné naissance à notre association et demeure au fondement de son action, déclarait déjà :

« Persuadés que la démocratie court un grand risque quand la population est privée de la possibilité de se faire entendre et comprendre dans les grands médias, en particulier lorsque la situation sociale est tendue et la nécessité du débat plus vive ;
Persuadés que l’exigence de démocratie dans les médias est déterminante dans la lutte pour instaurer une société respectueuse de l’égalité effective des droits de toutes et de tous ; Nous dénonçons :

- l’appropriation de la plupart des grands médias par les puissances financières et politiques qui s’en servent sans compter pour permettre à "ceux d’en haut" d’imposer leurs valeurs et leurs décisions à "ceux d’en bas" ;
- l’hégémonie des discours convenus et conformes, parfois à plusieurs voix mais toujours à sens unique (sur Maastricht, la monnaie unique, les grèves, les plans Juppé, etc.) ;
- les multiples dérives de l’information que nombre de journalistes sont les premiers à constater et à condamner (transformation de l’information en spectacle et du spectacle en information) ;
- la subordination fréquente des journalistes à une logique qui les prive peu à peu de leur indépendance rédactionnelle et les transforme en simples auxiliaires d’une machine dont les priorités échappent aux exigences de l’information.  »

Rien n’a changé depuis, bien au contraire. L’appel concluait : « Une population en état d’ex-communication permanente, un pays qui ne peut plus (se) communiquer par le moyen des médias, et c’est la démocratie qui dépérit. » Cela demeure aujourd’hui, s’agissant des « grands médias », notre conclusion.

3. Posées de longue date, des questions décisives restent entières :

- La gauche de gauche, ses militants et ses porte-parole doivent-ils tenir pour intangible l’appropriation privée des médias de masse, admettre comme un pis-aller leur subordination croissante à la publicité, admirer comme un miracle démocratique les méfaits de la contre-révolution libérale dans les domaines de l’information, du divertissement et de la culture ? Dans l’espoir de se ménager les faveurs des médias dominants, doivent-ils tout leur concéder ? Doivent-ils se soumettre à leurs conditions pour bénéficier de leur maigre hospitalité ? Et, pour finir, déléguer aux barons de la presse la défense d’une chétive idée de l’indépendance et de la diversité de l’information ?

- Le combat pour l’appropriation démocratique des médias de masse est-il périmé ? L’information n’est-elle pas un bien commun qui doit être défendu et développé ? Ne s’agit-il pas d’un front décisif de la lutte contre la mondialisation libérale dont les principaux médias sont à la fois les acteurs (en tant qu’entreprises) et les propagandistes (par leurs orientions éditoriales) ? Faudrait-il subir sans réagir la concentration et la financiarisation des médias alors que ce processus est aussi peu fatal que ne l’est celui de la « concurrence libre et non faussée » ? N’est-il pas temps de remettre en cause le CSA et de proposer des instruments réellement indépendants et démocratiques, dotés de fonctions nouvelles et de moyens effectifs ? Est-il tolérable que les journalistes eux-mêmes, souvent précarisés, soient soumis aux ordres et aux chantages de leur hiérarchie ? Le combat pour que secteur public de l’audiovisuel redevienne un service public est-il caduc ? Le soutien aux médias associatifs indépendants, privés de moyens financiers suffisants (quand ils existent) et d’accès à la diffusion hertzienne (pour les télés) doit-il demeurer marginal ? Etc. Etc.

La question des médias et de leur avenir est une question trop sérieuse pour être abandonnée seulement à leurs responsables. C’est une question trop grave pour que seuls s’en préoccupent quelques syndicats et associations. C’est une question politique : elle concerne toutes celles et tous ceux qui n’entendent pas que le marché pense pour eux et agisse à leur place.

C’est pourquoi il importe d’inscrire notre action dans la durée. Et dans ce but :

- Fédérer les initiatives prises dans le cours de la campagne référendaire, les partenaires individuels et collectifs des divers appels qui l’ont scandée ;
- Renforcer les associations et les réseaux qui, à l’instar d’Acrimed, de Pour Lire Pas Lu, de l’OFM, de l’Appel pour une Information impartiale et de bien d’autres, existent sur ce terrain et soutenir les médias associatifs, les syndicats de journalistes, de créateurs et plus généralement de salariés des médias qui ne se satisfont pas du statu quo ;
- Favoriser les convergences entre les combats des intermittents du spectacle et des précaires de la culture, les résistances des documentaristes et des scénaristes, les actions contre la pollution publicitaire de l’espace public, les luttes des journalistes réfractaires et celles des médias indépendants et associatifs. ;
- Tisser sur ce terrain des liens durables avec les syndicats, les associations, les formations et les courants politiques qui, quelles que soient les cibles principales de leurs activités respectives, sont disposés à intégrer la critique de l’ordre médiatique existant à leur débat, leurs actions, leurs propositions ;
- Créer partout des réseaux et collectifs locaux d’observation et de critique des médias, autonomes et autogérés, agissant de conserve, chaque fois qu’ils le souhaitent, avec des associations nationales ;
- Préparer des Assises ou des Etats généraux du droit à l’information et au débat public en s’appuyant sur les idées et propositions déjà lancées par plusieurs syndicats et associations.

Acrimed est un outil. Nous entendons qu’il serve, par ses initiatives propres et dans l’action concertée, des objectifs qui doivent devenir communs.

Si un autre monde est possible, d’autres médias en sont la condition. Si un autre monde est possible, d’autres médias le sont aussi. Il est grand temps de le manifester et de le concrétiser dans les projets et dans les actes.

Pour le Collectif d’Animation d’ Acrimed,

Patrick Champagne, Henri Maler, Aline Pailler.

Le 6 juin 2005.

Action-CRItique-MEDias [Acrimed]. Née du mouvement social de 1995, dans la foulée de l’Appel à la solidarité avec les grévistes, notre association, pour remplir les fonctions d’un observatoire des médias s’est constituée, depuis sa création en 1996, comme une association-carrefour. Elle réunit des journalistes et salariés des médias, des chercheurs et universitaires, des acteurs du mouvement social et des « usagers » des médias. Elle cherche à mettre en commun savoirs professionnels, savoirs théoriques et savoirs militants au service d’une critique radicale et intransigeante. C’est logiquement qu’elle est partie prenante de l’Observatoire français des médias (OFM) depuis sa fondation en 2003. C’est énergiquement qu’elle entend poursuivre le combat qu’elle a engagé depuis longtemps.


 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Une première version de ce texte a été diffusée lors la manifestation du 9 mai 2005, impulsée par l’Observatoire français des médias et de très nombreux collectifs et organisations.

[2Voir la présentation de ce dossier de plus de 60 articles. Lire également le journal Pour Lire Pas Lu (PLPL).

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