Le rayonnement dont faisait montre Roland Cayrol, directeur de l’institut C.S.A. vers 21h30 sur FR3, ne devait donc pas abuser : il ne signalait pas une victoire du oui, mais plus prosaïquement la certitude de pouvoir rendre, une demie heure plus tard, un verdict non équivoque (ce que le sondage sortie des urnes - SSU - réalisé durant la journée par le même C.S.A. interdisait) et surtout (on conçoit aisément l’amplitude du soulagement), la « confirmation » survenant après une série noire de déconvenues, d’une divine surprise : « les sondages pré-électoraux ne s’étaient pas trompés » (titre d’un encart du Figaro publié dès le lendemain des résultats). Le micro-univers des enquêtes d’opinions étant, lui aussi, soumis à des impératifs de concurrence sauvage et imparfaite, et le sondage d’intention de vote demeurant la vitrine publique et le produit d’appel des instituts, l’IFOP par l’entremise d’un communiqué aussitôt envoyé à l’AFP, s’empressait d’annoncer que ses dernières prévisions (56% pour le oui), annonçaient, plus et mieux que les autres, le résultat final, information reprise sept jours plus tard par son commanditaire, le Journal du Dimanche.
A cette assurance retrouvée des instituts, on opposera volontiers ce triple bémol :
a) La véracité des ultimes enquêtes n’a rien de stupéfiante et n’est gage de rien sur l’ensemble de la période.
b) Elle n’est, du reste, pas si avérée que ces divers communiqués de victoire ne le proclament.
c) Le problème, si problème on concède qu’il puisse y avoir, ne réside que très marginalement dans l’écart qui sépare dernières prévisions et résultat final.
La moindre artificialité des ultimes enquêtes
On a presque honte de le rappeler : les enquêtes réalisées la dernière semaine précédant un scrutin, ont toutes chances d’être plus fiables que celles publiées 4, 8, voire 16 semaines avant le scrutin. La proportion de votants -sondés déclarant n’avoir décidé de leur vote que lors du dernier mois de campagne aurait été de 38% pour Louis Harris, de 43% pour IPSOS, de 36% pour CSA.
Tout dépend du mode de structuration et d’appropriation des enjeux que réalise et autorise une campagne électorale mais généralement, (c’est là encore une lapalissade), l’intéressement à la consultation, la cristallisation des choix, la moindre labilité des orientations électorales croissent à mesure qu’on s’approche de l’échéance. Surtout, les opinions sollicitées par les enquêteurs, de simples professions de foi verbales n’engageant pas à grand chose à cinq ou trois semaines du vote, deviennent de plus en plus, pour ceux qui ont décidé d’y participer, la préfiguration d’une pratique dont on sait que l’on aura à s’acquitter dans quelques jours.
L’artificialité des réponses est encore réduite par la technique (utilisée par la SOFRES dans ces enquêtes en face à face) des urnes fictives, au terme de laquelle on invite le sondé à simuler ce qui sera, dans quelques jours, « son » acte de vote. Pour peu que la participation électorale soit forte (elle le fût, dissimulant toutefois de puissants phénomènes d’abstention différentielle ), pour peu que les arbitrages de dernière heure soient relativement rares (pour les votants, 6% de prises de décision le dernier jour selon le S.S.U. IPSOS, même chiffre pour L. Harris, 9% pour C.SA.), pour peu que la gamme de choix soit institutionnellement peu dispersée (ici deux seules options, oui ou non ; quatre en intégrant le vote blanc et l’abstention)... et les conditions d’une faible imprécision sont idéalement réunies. A condition de se souvenir que ce dosage optimal ne vaut que pour les tous derniers jours, et que cette présomption générale de fiabilité ne saurait être généralisée aux semaines ayant précédé la campagne, quand le nombre de sondés véritablement « fiables » oscillait entre 250 et 400 sur mille...
Marges d’erreur sur les niveaux, erreurs à la marge sur les pentes...
Cette fiabilité des ultimes enquêtes demeure toutefois relative et la marge d’erreur pourrait s’avérer ne pas être aussi faible qu’on l’a prétendu. Comme l’a rappelé Loïc Blondiaux [1], en 1936, G. Gallup avait assuré sa fortune (symbolique puis commerciale) en prédisant, contre toute attente, une réélection de F.D. Roosevelt. La réécriture enchantée de l’histoire (avec un petit h) a souvent omis que ce « scoop » s’était payé d’une erreur proche de 7 points.
Pour les deux instituts (CSA, SOFRES) ayant procédé à des enquêtes jusqu’à la dernière minute (avant-veille du scrutin), une mésaventure similaire faillit se produire, les deux derniers sondages concluant à un énième resserrement des écarts (le oui remontant à 48%, +3 pour CSA, à 49%, +4, pour la SOFRES). Cette remontée in extremis n’en fût probablement pas une, les S.S.U. nous apprenant par ailleurs qu’une forte majorité (près des deux tiers) de ceux qui se décidèrent au tout dernier moment le dimanche, soit après la réalisation de ces derniers sondages, avaient opté pour le oui qui eût donc dû, en toute logique, l’emporter... Evénement artificiellement crée par l’instrument, cet ultime rebond (mais comme au rugby, non conclu) autorisera cependant quelques ultimes (mais vaines) mobilisations de papier : telle manchette d’un grand quotidien national (Tout bouge, rien n’est joué, titre Le Parisien, la veille du scrutin), ou tel mail adressé par un enseignement de Science Po Paris, à ses collègues qui, en terme de révélations, n’en demandaient pas tous autant : (« Vendredi 27 mai : 52/48 pour le non selon CSA. Samedi 28 mai : 51/49 pour la Sofres. Tout est possible ! Votez et faites voter oui ! vive l’Europe ! », (sic).
Petit exercice parfaitement gratuit et nécessairement vain de rétro-fiction : que se serait il passé si le oui l’avait emporté ? A n’en pas douter, la même chose que le 21 avril 2002 (en l’espèce, comparaison est, un petit peu, raison ...). Les instituts auraient concédé s’être trompés en niveau, mais (et n’est ce pas l’essentiel ?) avoir vu juste en pente, argumentaire ayant déjà servi pour rendre compte du score de J.M. Le Pen...Argument infalsifiable, ou si peu...
Et si le problème était ailleurs...
En fait, focaliser l’attention sur la justesse (relative) des derniers baromètres, c’est reproduire la posture souvent dénoncée ici même : se polariser sur un binôme chiffré (oui/non), en omettant que l’essentiel se joue peut être ailleurs.
Ailleurs ? En premier lieu, et sous peine de démultiplier les pseudo-événements (la périodisation de la campagne au vu des croisements de courbe, par exemple), dans l’évaluation, même grossière, des niveaux d’indécision, d’abstention, d’intéressement des citoyens, érigés l’espace d’un jour (ce qui ne va jamais de soi) en juges-arbitres de questions qu’ils ne s’étaient souvent pas posées, au moins sous la forme sous laquelle on la leur pose. De ce point de vue, quelques progrès dans la lecture et l’interprétation des résultats, auront été enregistrés en fin de campagne, sans que l’hypothèse hardie et immodeste d’une lecture avide du site Acrimed par les exégètes, puisse être raisonnablement retenue...
Ailleurs ? Dans la restitution (même fugitive et par bribes) de paroles d’électeurs, que la raison chiffrée de fragiles pourcentages trop souvent ignore. Discours et raisons d’électeurs, qui, parce que non exclusivement régis par une logique juridique, auront été doctement notés et annotés comme nuls puisque que « hors sujet », la victoire du non (schème structural des commentaires d’après scrutin) n’ayant pu être acquise qu’au prix d’un énorme malentendu. Comme s’il était scandaleux (en matière de référendum comme de sondages) qu’une même question puisse être appropriée, reçue et décryptée différemment (mais jamais arbitrairement...) ce que toute la sociologie des biens symboliques nous a appris depuis longtemps en mesurant la distance séparant les desseins d’un auteur (romancier ou chef d’état) des modes de réception de ses lecteurs (électeurs).
Ailleurs ? Dans la prise de conscience que les questions posées dans les enquêtes d’opinion nous en apprennent souvent plus que les réponses laborieusement collectées. Plus exactement, renseignent plus sur ce qui pose problème aux concepteurs- commanditaires des sondages que ce à quoi pensent réellement ceux à qui ces questions sont administrées et à qui on demande d’opiner.
Patrick Champagne [2] et Pierre Bourdieu l’avaient suggéré dès les années 70 : la question préjudicielle pourrait bien souvent se résumer à ceci : « les questions posées méritent-elles, toutes, de l’être ? et pour qui ? ». De ce point de vue, l’avalanche, commune aux six instituts (concurrence oblige) de graves interrogations autour des vainqueurs putatifs du scrutin (X, Y, Z, F, ou D, S ou K ?) , les premières simulations autour d’hypothétiques duels présidentiels à 90 semaines du scrutin, invitent à reposer la question scolaire des « hors sujets » qui, au même titre que les « malentendants », ne sont peut être pas toujours ceux que l’on croit.
En ne « formatant » le jeu politique que sous les traits d’une course (marathonienne) de « petits chevaux » inégalement fougueux, les interrogations sondagières contribuent à décrédibiliser des combats politiques qui n’ont quelque chance de résonner et de faire raisonner, qu’articulés aux problèmes sociaux du moment, lesquels, sauf erreur, ne manquent pas.
Patrick Lehingue, professeur de science politique à l’Université de Picardie, chercheur au C.U.R.A.P.P.