Mœurs barbares des contestataires contre vertus médiatiques
Stéphane Denis entreprend tout d’abord de caricaturer le problème posé par les médias sur fond de décor antique : « Pharaon, dit-on, tuait les porteurs de mauvaises nouvelles. » La parabole se poursuit sur deux paragraphes, que nous parcourrons en deux enjambées : « Le ton du messager, qui s’efforçait respectueusement à la neutralité objective portait sur les nerfs du souverain qui avait une idée de ce qui l’attendait », puis plus loin : « Liquidez-moi cet imbécile, disait pharaon, comme si le malheureux était pour quelque chose dans la nouvelle qu’il apportait. » [2]
On l’a compris : le messager d’Egypte, martyr du pouvoir, c’est l’éditorialiste. Et on le devine : le pharaon, qui tue les « malheureux porteurs de mauvaises nouvelles », est une caricature de ceux qui critiquent les médias ; l’article nous le confirme immédiatement :
« Nous n’avons plus de pharaons mais l’habitude s’est prise et avec le temps, elle a tourné principe : aujourd’hui que les messagers, par la vertu mélangée des communications et du système démocratique, sont les médias eux-mêmes, on fait régulièrement leur procès ; on songe à leur exécution. » Les contestataires, en d’autres termes, d’un point de vue qui « s’efforce respectueusement à la neutralité objective », ne sont que d’invétérés coupeurs de têtes-bien-pensantes qui « songent à l’exécution » des médias. C’est par ce genre de pirouette que Stéphane Denis disqualifie par avance toute critique et exclut d’y répondre.
Comme exemple, une parodie d’analyse de l’élection de 1995 prétend tout bonnement que l’intervention des éditorialistes dans cette campagne présidentielle n’aurait consisté qu’à « énoncer deux vérités successives », à savoir que Balladur et Chirac avaient pris chacun leur tour « l’avantage [l’un] sur l’autre ». Pour le croire, il faudrait avaler que le travail des éditorialistes se serait réduit, à l’époque, à diffuser les résultats des sondages. C’est une énorme pilule, mais cela n’empêche pas de la retrouver un peu plus loin :
« J’ajoute que la victoire du non, qu’ils annonçaient avec régularité, n’a pas empêché que les médias soient accusés de s’être, une fois de plus, fourrés le doigt dans l’oeil. »
Evidemment, personne ne songe à reprocher aux éditorialistes d’annoncer la victoire du « non », ou de l’un ou l’autre camp dans d’autres élections. Toutes ces invraisemblances et ces caricatures n’en établissent pas moins le cadre étriqué dans lequel Stéphane Denis engage son analyse de la situation présente.
Les bourreaux du « non »
« L’accusation est venue des deux camps, écrit-il. Le premier, le vainqueur, celui du non, mettait les éditorialistes dans le sac des propagandistes du oui, zélateurs de la nouvelle Europe et vendus à Bruxelles. Les raisons de cette dévotion n’étaient pas précisées, mais on sentait qu’elles devaient être assez puissantes pour réunir des gens d’opinions opposées, travaillant dans des journaux, des radios et des télévisions aux intérêts divers. »
Certes on rencontre des opinions opposées - disons plutôt différentes - dans les médias. Mais sur d’autres sujets. Et l’unanimité est fréquemment la règle sur les questions de fond.
Sur le Traité constitutionnel, cela sautait aux yeux. Pour esquiver cette évidence, Stéphane Denis cède si mécaniquement aux clichés qu’il se contredit d’une phrase à l’autre : comment dire en même temps que les propagandistes du « oui » sont décriés comme « zélateurs de la nouvelle Europe et vendus à Bruxelles » et que « les raisons de cette dévotion n’étaient pas précisées » ? Raisons que l’éditorialiste, qui ne voit pas plus loin que ses caricatures, exclut de chercher, si « puissantes » qu’elles soient : savoir, par exemple, si les médias, majoritairement concentrés entre si peu de groupes privés ou publics, ont des intérêts si « divers » que ça ; à plus forte raison dans les cas où ceux qu’ils filtrent pour les représenter, loin d’être « d’opinions opposées », sont au contraire unanimes.
« Leur mise en cause, conclut Stéphane Denis sur ce point, peut-être disproportionnée si l’on songe à leur influence, rappelle les conditions sommaires dans lesquelles pharaon exécutait les porteurs de mauvaises nouvelles : il y a des moments où il ne faudrait plus faire son métier. »
Cette fois encore, Stéphane Denis ne s’encombre pas des nuances pour illustrer l’injustice du camp du « non ». Son sens de la « disproportion » semble fort peu contraignant quand il s’agit de comparer les appels au pluralisme aux exécutions des messagers d’Egypte. Et en innocentant la propagande médiatique sous prétexte qu’elle ne marche pas bien [3], ce qui offre encore un bel exemple de « neutralité objective », l’éditorialiste ne nous propose rien d’autre qu’un double faux-fuyant pour préserver le statu quo : les œillères et les boules Quies : ne pas voir la confiscation du pluralisme, et rester sourd au vacarme des médias.
Contre la censure des censeurs
Mais on n’a pas oublié qu’il s’agissait de montrer que tout le monde, par principe archaïque, s’en prend systématiquement à eux. Un quelconque exemple du camp du « oui » fera l’affaire : « Les partisans du oui, d’ailleurs, leur ont immédiatement reproché de n’avoir pas fait campagne et d’avoir négligé leur devoir au profit de nouvelles inutiles, néfastes et acquises au non, comme la directive Bolkestein ou le textile chinois. Propageant des histoires à dormir debout les éditorialistes étaient odieusement traîtres à leur mission sacrée qui consiste à rester muets sur ce qui ne va pas. »
Là, il nous faut concéder qu’il serait bien injuste de reprocher aux médias « de n’avoir pas fait campagne » - si de tels reproches s’étaient fait entendre et avait eu de réels arguments pour ça. Mais c’est loin d’être le cas, à en juger par les exemples choisis, vu que les appareils politiques dominants, sans jamais être contredits, ont pu abondamment affirmer que la directive était « retirée », ce qui est complètement faux, et que leur symbolique mobilisation avait pu faire fléchir Pékin, alors que les effets de la levée des quotas avaient été prévus depuis longtemps, hors du champ médiatique.
Et ces deux détails, évidemment, font pâle figure à côté de la surmédiatisation de tout ce qui pouvait inviter à voter « oui » : l’annonce de la baisse de la TVA sur la restauration (fausse encore), l’envol « européen » du nouvel Airbus A 380, le chantier d’un réacteur nucléaire nouvelle génération, le squat des artistes oui-istes à l’Elysée, l’écrémage des intellectuels à l’avantage du « oui », les commémorations de la fin de la dernière guerre, pour ne citer que ces exemples.
On croit un instant voir la réflexion s’élever : « Non que les motifs de mécontentement à l’égard des médias soient infondés : chacun sait qu’il y a des hommes politiques qui ne sont jamais invités à la télévision, ou très exceptionnellement. Chacun a pu constater aussi que le ton avec lequel on les interroge n’est pas le même que celui qu’on réserve aux gens en place. »
Mais il ne s’agit que d’une concession rhétorique, qui renvoie au passage la patate chaude à la télé, car il ne faut pas rêver : « Mais l’impartialité n’a jamais existé dans les journaux, les radios et les télévisions, qu’il s’agisse de pharaon dont le bulletin du soir faisait se tordre les pyramides ou de la variété moderne de ses successeurs. L’impartialité est une idée abstraite sur laquelle on peut éditorialiser, mais qui n’est ni souhaitable ni même vraiment exigée par les électeurs. Au fond, il n’y a que les journalistes pour y croire. » On retrouve là un autre cliché [4] de l’appareil éditorial : éviter le problème posé par le matraquage médiatique au principe de pluralisme, pour ne garder de la question qu’une impossible « impartialité ».
La conclusion de ce raisonnement, bien qu’aberrante, est simple : puisqu’il n’est pas possible d’être impartial, il va falloir qu’on se fasse à l’idée d’entendre toujours le même avis. De là à avancer que les revendications de pluralisme sont inquiétantes et que ceux qui s’attaquent à la partialité des médias sont des tyrans, dangereusement armés par la démocratie, qui veulent en réalité la mort de la presse, il reste un grand pas. Un pas que Stéphane Denis franchit solennellement pour conclure :
« Allons plus loin ; de toutes parts, j’entends depuis dimanche que le peuple a repris la parole et qu’il va dicter sa volonté. Si j’écris que c’est inquiétant, passerais-je pour un éditorialiste suspect, que le peuple remplaçant pharaon expédiera illico dans un monde meilleur, c’est-à-dire sans journaux ? »
David Rambourg