« C’est l’Europe qu’on assassine », tel est le titre de sa chronique du 3 juin 2005. Elle commence par un constat, suivi d’une déploration : « Après l’estocade française, les Hollandais ont donné le coup de grâce au traité européen [...]. Décidément, le traité si savamment rédigé par Valéry Giscard d’Estaing et la centaine d’élus compétents qui l’entouraient n’avait aucune chance ».
Affectant de vouloir comprendre, Richard Liscia fait appel à un expert : « Dans “ le Figaro “, André Grjébine, directeur de recherche à Sciences Po, publie un article tout à fait remarquable en ce sens qu’il nous laisse entrevoir ce qui va se passer. M. Grjébine, dont je suis un ami proche, estime d’abord que les Français, à part l’extrême droite, n’ont pas voté contre l’Europe ; et que, à part Attac, l’extrême gauche et les altermondialistes, ils n’ont pas non plus voté contre le libéralisme ».
Une telle « explication » - qui préserve le libéralisme - devrait rassurer Richard Liscia. Eh bien non !
« Comme je n’ai aucune envie de me dresser contre lui [Grjébine], je me contenterai - poursuit Richard Liscia - de lui dire que des chasseurs qui visent un sanglier mais atteignent un cerf, tuent quand même le cerf. Les intentions des électeurs ont infiniment moins d’importance que le résultat de leur vote, qui est souverain, comme le dit fort bien M. Chirac, mais qui, en toute démocratie, peut être d’autant plus désastreux qu’il est définitif et sans appel. » [1]
Après avoir concédé à M. Chirac que le peuple était souverain, Richard Liscia n’en déplore pas moins ce que la démocratie peut avoir de « désastreux » en donnant le droit de vote à des ignorants (voir plus loin).
L’horreur démocratique
Richard Liscia poursuit : « Un lecteur me demande pourquoi je ne suis pas entré dans une explication détaillée des articles du traité ». Oui, pourquoi pendant des semaines notre chroniqueur a-t-il appellé quotidiennement à voter oui sans aucune référence au texte ?
« D’abord parce que je ne voulais pas infliger aux lecteurs l’ennui de me lire qui se serait ajouté à l’ennui de parcourir le texte ». En clair, le patient travail de décryptage effectué par le public dans les réunions du « non » est inaccessible aux lecteurs de Richard Liscia. Il n’est même pas question d’étudier le texte du traité, puisque le « parcourir » serait déjà trop ennuyeux. Notre éditorialiste, on le voit, a une très haute opinion des médecins qui le lisent. Il poursuit :
« Ensuite parce que, d’emblée, je me suis situé ailleurs qu’à l’endroit où d’excellents auteurs comme André Grjébine nous entraînent. Nous savions tous au moins une chose de ce traité : il ajoutait une brique à la construction européenne ». Face un argument aussi définitif, on ne comprend même pas comment des gens ont pu avoir envie d’en savoir plus !
Suivent alors une série d’affirmations péremptoires qu’il suffit de ponctuer de quelques questions pour mesurer à quel point, pour Richard Liscia, le débat démocratique était sans objet.
- « Cela fait près de cinquante ans que l’Europe est bâtie à coups de documents qui inspirent l’indifférence générale » [...] Que n’a t-on demandé l’avis des citoyens ?
- [...] « cinquante ans que, progressivement, se met en place une structure internationale pleine d’imperfections mais dont personne ne peut nier qu’elle crée sur le continent un vaste espace de liberté et, bon an mal an, de prospérité » [...] Pour qui ?
- « Et puis, tout à coup, soixante millions de Français, douze millions de Néerlandais sortent de leur léthargie, et même de la longue sieste pendant laquelle leurs dirigeants oeuvraient à leur sécurité, à leur enrichissement, à la ”communion” (pour reprendre un mot religieux) de presque 500 millions d’êtres humains, [...] , pour dire que le troisième paragraphe du cinquième article contient un vice de forme ou une disposition suspecte ? » Fallait-il continuer à prescrire à ces trop nombreux exégètes de puissants sédatifs ?
Ainsi, non seulement les peuples sont fainéants, ils roupillent depuis cinquante ans pendant que leurs courageux dirigeants, seuls au turbin, s’échinent à les enrichir pendant leur sommeil, mais les peuples sont ingrats. Et en plus ils sont pervers : ils vont pinailler sur « le traité si savamment rédigé par Valéry Giscard d’Estaing et [une] centaine d’élus compétents ».
Mais ce n’est pas tout : « On s’est félicité de la ”qualité” du débat avant le 29 mai, du fait qu’enfin l’Europe a soulevé les passions, et que l’on s’est respecté réciproquement, les uns les autres, et mutuellement. Mais c’est le débat qui a tué le traité (et peut-être l’Europe) parce que se concentrer sur l’exégèse d’un texte forcément imparfait, technique, juridique, parfois incompréhensible, prodigieusement ennuyeux, c’est fatalement être agacé, irrité, fâché. Donc, je ne me félicite pas de la qualité d’un débat qui a privé l’Europe d’un surcroît de fraternité, de démocratie, de liberté ».
Voilà pourquoi ce n’était pas la peine d’analyser le traité. Fouiller le texte, c’était prendre le risque d’y relever des imperfections. Ce qui aurait « fatalement » agacé, irrité, fâché les lecteurs du Quotidien du Médecin. Ce qui aurait pu les pousser à des comportements « irrationnels », comme s’en plaint plus loin Richard Liscia.
Le paradis libéral
« La meilleure preuve que je puisse donner de ce que j’avance, c’est très précisément l’article de mon ami Grjébine, qui soutient sa démonstration avec les moyens de son puissant savoir. Ce n’est donc pas l’Europe, ni le libéralisme que les ”non” voulaient abattre [...], ce sont les graves dysfonctionnements de la mécanique européenne, provoqués, selon lui, par le traité de Maastricht ».
[Conséquence du traité de Maastricht, selon Grjébine lu par Richard Liscia] « la politique économique et financière inspirée par les exigences allemandes a été maintenue par la Banque centrale européenne (BCE), dont le patron, M. Trichet [2], fait d’ailleurs l’objet, ces temps-ci, de vives critiques parce qu’il ne traite que l’inflation, pas la faiblesse de la croissance. Donc, nous dit André Grjébine, il faut une prise de conscience ; il faut que la BCE ait les mêmes moyens que la Banque américaine des réserves (Fed) et que son action soit dirigée à la fois vers les équilibres, les prix et la croissance.
Cela revient à dire ce que ceux qui ont voté ”non” ont affirmé sans preuves (tout le monde n’est pas Grjébine) que l’Europe est responsable de la crise économique et sociale en Europe [...] »
Comme seul le savant ami de Richard Liscia est capable de comprendre que c’est vrai, les partisans du « non » ont affirmé sans preuve que les dispositions économiques de la partie III du traité entretenaient la crise économique et sociale. Quant aux peuples qui ont voté « non », ils auraient eu raison de le faire s’ils avaient eu des capacités intellectuelles suffisantes. Mais comme, c’est Richard Liscia qui le dit, ils ne peuvent pas comprendre, s’ils ont voté intelligemment c’est par idiotie ! Et ce qui est vrai de ce scrutin le serait sans doute aussi d’un vote conforme aux vœux du Quotidien du Médecin.
Le 9 juin 2005, Liscia précise sa pensée : « Nous sommes convaincus que le salut de la France passe par une réduction des charges payées par les citoyens et par les entreprises, donc des dépenses sociales ; et par une relance de l’activité industrielle par diverses mesures d’allègement des cotisations et des formalités bureaucratiques. Mais le ”non” au traité européen était aussi un ”non” à un regain de liberté pour les entreprises.Ce serait folie de dire le contraire, folie de passer au-dessus de la tête de syndicats décidés à en découdre, folie de ne pas entendre l’électorat. En conséquence de quoi, c’est clair, on ne peut pas toucher au code du travail. Certes, on obéit ainsi à un diktat syndical. Mais les Français ont rejeté la politique du réel ; le gouvernement doit tenir compte de cet élément grossièrement irrationnel [...] ».
Ayant affirmé que le peuple irrationnel est incapable d’appréhender le réel, Richard Liscia peut conclure sa chronique par une exclamation sans appel : « Le peuple est souverain, hélas ! » [3]
Dire que cet éditorial est réactionnaire n’est pas injurieux : c’est un simple constat. Que Richard Liscia doive bénéficier de la liberté de s’exprimer ainsi est une évidence. Mais qu’un quotidien spécialisé, sponsorisé par les laboratoires pharmaceutiques, soit aussi un quotidien d’opinion et un propagandiste d’un libéralisme aussi peu démocratique mérite toute notre attention.
Jean Ména