Cette fois-ci, ça y est : le « dictateur rouge-brun », le « populiste messianique », « l’autocrate militaire » [2] vénézuélien dévoile son jeu ! Dans les milieux de l’opposition et ses relais traditionnels à l’étranger, on en est sûr : la « loi de responsabilité sociale à la radio et télévision » que le gouvernement Chávez vient de faire voter [3] apporte la preuve irréfutable du caractère « autoritaire » [4] de son régime.
Concentration de la propriété des médias, qualité déplorable des programmes, presse partisane en lien direct avec les forces politiques, réglementation obsolète, le Venezuela est un prisme qui nous éclaire aussi sur les situations française et plus généralement, européenne. Retour sur une loi et son contexte.
Haro sur la « loi de responsabilité sociale »
Dans le premier numéro de la revue Médias, le patron de l’organisation Reporters sans frontières (qui contrôle aussi Médias) nous met en garde au sujet d’Hugo Chávez, « qui ruine son pays mais se contente - pour l’instant ? - de discours à la Castro sans trop de conséquences réelles pour les libertés de ses concitoyens ». L’idée d’une réglementation du secteur des médias n’en était qu’au stade de projet. Une fois votée la « ley mordaza » (loi bâillon, telle qu’on la surnomme dans les milieux de l’opposition), le Financial Times se fait l’écho des inquiétudes de l’Association inter-américaine des droits de l’Homme - pour qui la loi « équivaut à une censure des médias nationaux » -, et de la Maison Blanche, qui se dit « profondément dérangée par l’approbation de la législation sur la responsabilité des médias » (Financial Times, 15 décembre 2004). Le Nouvel Observateur, pour sa part, évoque « une certaine inquiétude » (Nouvelobs.com, 29 décembre 2004) alors que l’AFP ne résiste pas à un « certain » sensationnalisme. Son communiqué du 8 décembre 2004 débute par une citation du président vénézuélien (« Nous serons inflexibles dans [l’]application [de cette loi] ») dont nous sommes implicitement amenés à conclure qu’elle illustre l’autoritarisme de celui qu’on appelle aussi un « semi dictateur » [5] dans les médias français. Ce même communiqué poursuit, deux phrases plus loin, avec l’évocation d’une saynète orchestrée par l’opposition dont le lecteur peut légitimement se demander si la charge informationnelle pèse aussi lourd que la charge émotionnelle : « En signe de protestation pendant la session parlementaire, les élus de l’opposition s’étaient muselés avec un bandeau noir ». François Meurisse, enfin, estime dans les colonnes de Libération que les mesures de réglementation mises en place au Venezuela sont la « porte ouverte à la censure ». Il évoque l’inquiétude des « militants des droits de l’homme » (Libération, 3 novembre 2004).
Qui sont-ils, ces « militants des droits de l’homme » dont les propos sont abondamment repris par les détracteurs de la loi vénézuélienne ?
Il y a d’abord l’association Human Rights Watch (HRW) qui, dès 2003, expliquait : « Malgré ses attaques verbales contre la presse et la télévision d’opposition, le Président Chávez a jusqu’à maintenant évité de limiter la liberté des médias. Nous nous inquiétons du fait que son gouvernement prenne maintenant des mesures visant à limiter le débat public au Venezuela. » [6]. Bien sûr, HRW reconnaît que « les chaînes de télévision privées ont souvent adopté une position totalement partisane et [que] les programmes d’information et de débat sont extrêmement hostiles au gouvernement Chávez. » [7]. Mais là où même Libération dénonce des « télévisions privées qui poussent l’antichavisme jusqu’à la diffamation permanente » (Libération, 3 novembre 2004)), HRW se contente de souligner « l’intense polarisation politique » du Venezuela, même si elle doit bien reconnaître que la critique formulée par ces médias d’opposition se fait dans des « termes extrêmes » : accusations de « crimes contre l’humanité » à l’encontre du gouvernement et émissions dans lesquels le « Président Chávez [est] traité de « criminel » » et d’ « assassin. » Pourtant, HRW ne condamne pas ce type de propos. Bien au contraire, elle les juge nécessaires à un « débat public bouillonnant. » Toute tentative de condamner ceux qui « insultent (...) oralement ou par écrit le président, le vice-président, le président de la législature [président de l’Assemblée], le procureur de la République, et de nombreux autres membres du gouvernement » [8], est perçue comme une « atteinte majeure à la liberté d’ expression. » On peut bien entendu s’étonner que, d’une part, les agressions « extrêmes » des médias soient considérées comme favorables au « débat public » alors que les « attaques verbales » [9] de Chávez contre les médias sont, elles, perçues comme une menace pour la démocratie vénézuélienne. On notera surtout la confusion instaurée par HRW entre le droit à l’insulte, qu’elle défend légitimement, et la diffamation, qui tombe, au Venezuela comme ailleurs [10], sous le coup de la loi. D’autant plus que dans ce pays, le « débat public bouillonnant » qu’évoque HRW se situe trop souvent au-delà même de la diffamation. On en veut pour exemple l’appel au meurtre lancé par Carlos Andrés Pérez, ancien président du pays : « Par la violence, nous pourrons nous débarrasser de lui. C’est le seul moyen que nous ayons.[Chávez] doit mourir comme un chien parce que c’est ce qu’il mérite. » [11]. Il y eut aussi, bien sûr, la participation active des grands groupes de médias au coup d’Etat de 2002 [12].
La Société Interaméricaine de Presse (SIP) figure, elle aussi, au nombre des prétendus « défenseurs des droits de l’homme » qui luttent contre la réforme vénézuélienne. L’organisation des « patrons de presse » latino-américains a d’ailleurs bénéficié d’une couverture exceptionnelle : dans les quelques jours qui précèdent le décret d’application (entre le 6 et le 9 décembre 2004), le nom de la SIP est présent dans la quasi-totalité des communiqués des agences de presse Agence France Presse et Associated Press [13]. La presse d’opposition nationale s’abreuve de ses critiques et la presse internationale n’est pas en reste : les 7/11/04 et 29/11/04, ce sera El Nuevo Herald, les 17/11/04, 8/12/04 et 9/12/04 le Miami Herald, le 3/12/04 par le Wall Street Journal. Erigée en « référence » par les intérêts qu’elle défend, cette association corporatiste a toujours marqué son rejet du projet bolivarien et du président Chávez, qu’elle qualifie de « fasciste ». Comme le rappelle Maurice Lemoine, « En la matière, elle sait de quoi elle parle. Le vice-président du comité exécutif de cette association de propriétaires de médias n’est autre que M. Danilo Arbilla. Uruguayen, celui-ci sévissait dans son pays comme censeur, au sein du Centre de diffusion et d’information, à l’époque où, sous la dictature militaire (1973-1985), furent fermés les journaux Ultima Hora, La Mañana, Ahora, El Popular et Marcha... Quant au représentant de la SIP au Venezuela, il a pour nom Andrés Mata, propriétaire du quotidien conservateur El Universal. » [14] L’actuel président de la SIP, le péruvien Alejandro Miró Quesada, est directeur du journal El Comercio de Lima, lui aussi conservateur.
Et si l’on parlait de la situation réelle ?
Il convient donc de replacer la loi et ses critiques dans le contexte propre du pays [15] : celui d’une domination capitaliste du secteur des médias par des intérêts commerciaux en lien direct avec l’ancienne oligarchie. Face à ce véritable front, ayant troqué l’impartialité et la déontologie journalistiques pour un militantisme forcené, et de façon à lutter contre une véritable « dictature médiatique » Hugo Chávez décida en premier lieu, et fidèle à sa volonté de favoriser l’initiative citoyenne, de rendre légaux des organes de communication associatifs et communautaires qui vivaient dans une clandestinité tolérée jusque là [16]. D’autre part, son gouvernement se lança dans la réforme de la réglementation même du secteur des médias qui reposait sur un texte de loi totalement obsolète.
Avant que ne soit votée la nouvelle Loi de responsabilité sociale, le secteur des médias vénézuélien était régi par la Loi des Télécommunications de 1940 dont avait été tiré un « règlement » en 1941. Malgré les modifications apportées en 1984, l’esprit général de la loi resta inchangé. Le texte en vigueur, datant d’avant même l’arrivée de la télévision au Venezuela, était donc totalement inadapté à la situation contemporaine : les sanctions maximales prévues s’élevaient par exemple à un montant maximum de 50 000 bolivars (environ 25 euros). A côté de cet appareillage inefficace et inadapté, un décret présidentiel rédigé par Jaime Lusinhi (1984-1989) prévoyait la suspension temporelle de l’autorisation d’émettre et la révocation des licences, des mesures dont le gouvernement Chávez n’a évidemment jamais fait usage tant elles posent problème en terme de liberté d’expression. La réglementation des seuils de propriété était inexistante, ou plus précisément, inadaptée. La lettre du règlement de 1984 limitait la concentration à une fréquence par localité et par personne (ou famille), mais les groupes en détournaient l’esprit en mettant en place des structures juridiques leur permettant de dépasser ces limitations. car la loi n’évoquait pas le cas des personnes morales. De la même façon, les « participations croisées » n’étaient pas évoquées : il était donc possible pour un acteur commercial d’être présent à la fois dans le secteur télévisuel et dans le secteur radiophonique. Le champ était donc libre pour que le secteur des médias tombe dans l’escarcelle d’intérêts privés.
Comme l’explique Daniel Hernández, même si les médias privés représentent 95 % des fréquences radio et TV et la quasi totalité de la presse écrite, « l’absence de documents concernant la structure économique et la concentration de la propriété de la radio et de la télévision est de notoriété publique » [17] au Venezuela. Il dresse toutefois un tableau impressionnant. Le marché publicitaire peut être estimé à un milliard de dollars [18], concentré à plus de 70% dans la télévision. La concentration atteint dans le pays des niveaux records. L’Organización Diego Cisneros (ODC), par exemple, - présente au Venezuela (Venevisíon), mais aussi dans les Caraïbes (Caribean Communication Networks) au Chili (Chilevisión), en Colombie (Caracol) et en Amérique du Nord (à travers son intérêt majoritaire dans Univisión) - forme un « holding global avec des investissements dans différents secteurs de l’économie et avec un revenu annuel de plus de quatre milliards de dollars. » Modèle de concentration horizontale - avec des activités dans la finance (fonds d’investissement latino-américain Ibero-American Media Partners), le tourisme (Saeca), la musique (Vene Music), la restauration (Pizza Hut), l’industrie manufacturière (Gaveplast), l’industrie pharmaceutique (Fisa), les produits et services de consommation, l’exploitation minière, etc. -, ODC est aussi un parfait exemple d’intégration verticale : télévision, télévision payante (DirecTV Latin América), Internet (AOL Latin América), mais aussi radio, production, post-production, diffusion, distribution, etc. [19]
Dans un tel contexte et avec neuf des dix quotidiens nationaux et six des sept grandes chaînes de télévision détenus par des intérêts capitalistes, le leurre du « libre marché des idées » ne tient pas. Selon cette logique, qui revient à associer liberté individuelle et liberté du marché, « le meilleur test de la validité d’une idée, c’est sa capacité à se faire accepter au milieu de la compétition du marché. » [20] Mais, la liberté des entreprises - de presse ou non - a toujours valu plus que celle des citoyens au Venezuela. Déjà en 1953, un homme d’affaires américain écrivait : « Ici, on a la liberté de faire ce qui nous plaît avec notre argent : pour moi, cette liberté vaut plus que toutes les libertés politiques et civiles réunies » [21]. N’en déplaise aux tenants d’une vision libérale du monde, la liberté de la presse est une médaille à deux faces indissociables, comme l’explique Henri Maler dans un essai à paraître : « la liberté d’expression doit s’entendre comme d’une part le droit pour les journalistes d’exercer leur métier à l’abri des pressions gouvernementales et financières, mais aussi, le droit pour les citoyens d’avoir accès à une information libre, de qualité et pluraliste. » [22] Or ce droit des citoyens n’est pas respecté par les médias privés au Venezuela. Leur attitude, au moment du coup d’état, fut d’interrompre la couverture « en direct » de l’actualité afin de ne pas montrer les « manifestations monstres » de soutien à Chávez qui se mettaient en place partout dans le pays. D’autre part, et même si c’est Chávez qui est aujourd’hui accusé de vouloir « museler la presse », les seuls médias à avoir été fermés au Venezuela depuis 1998 (arrivée de Chávez au pouvoir) sont Catia TV, une télévision communautaire, fermée pendant un an par un maire de l’opposition, et la chaîne publique Canal 8, fermée pendant le coup d’état d’avril 2002.
Libertés
Liberté d’expression et domination capitaliste des organes d’information font mauvais ménage. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire l’ancien directeur de la rédaction de La Tribune, Philippe Mudry, cité par PLPL dans son numéro de décembre 2004 : « l’intérêt de l’actionnaire ne doit pas être remis en cause par un journal qu’il contrôle. » Celui-ci, continue-t-il, a « le droit d’intervenir sur le traitement de l’information (...), même au détriment du lecteur » [23]. On ne saurait donc nier que « la liberté de la presse n’est garantie que dans la mesure où le droit d’informer n’est ni soumis à la tutelle du pouvoir politique ni assujetti aux objectifs commerciaux des groupes financiers. C’est donc une imposture de confondre la liberté de la presse et la liberté des entreprises de presse de faire et de produire n’importe quoi, n’importe comment. » [24] Paradoxalement, c’est le très libéral président de Reporters sans frontières (RSF), Robert Ménard lui-même, qui donne, malgré lui, la meilleure démonstration de l’absolue nécessité de veiller à ce que les intérêts commerciaux n’empiètent pas sur ceux de la démocratie et des citoyens. Il est impossible, dit-il, d’« organiser un débat sur la concentration des organes de presse et [de] demander ensuite à Havas ou à Hachette de sponsoriser un événement » [25]. Ainsi - puisque entre les subventions d’Havas et d’Hachette, d’une part, et la critique de la concentration des médias, d’autre part, Robert Ménard a choisi -, RSF s’impose une ligne « [la] moins politique possible » [26]. Quand la domination capitalistique par le biais de la concentration est telle que même des organisations dites de défense de la liberté de la presse en viennent à adopter une position d’asservissement aux intérêts financiers qui contrôlent les médias, il devient crucial de réformer le secteur des médias.
Au Venezuela, la Loi de Responsabilité Sociale consiste en une réforme douce qui ne heurte pas les intérêts économiques des acteurs présents dans le pays aujourd’hui. Il ne vise que le contrôle des contenus et la constitution d’un organe de surveillance auquel participent les citoyens. On peut donc légitimement reprocher à ce texte d’être trop libéral et de ne pas s’attaquer aux structures mêmes de la domination capitaliste des médias par la concentration de la propriété. Toutefois, là aussi, il est important de replacer le pays dans son contexte géopolitique : celui de « low-intensity warfare » [27] avec les Etats-Unis. Si le gouvernement vénézuélien devait s’en prendre directement aux intérêts économiques des grands groupes du pays, l’agitation que ceux-ci ne manqueraient pas de susciter dans le pays, donnerait indubitablement une opportunité à la Maison Blanche d’intervenir militairement pour « restaurer la démocratie. »
D’autre part, le contrôle du contenu reste une obligation selon le droit international. La nouvelle loi régule la programmation d’images à caractère sexuel ou violent [28] à la télévision afin de protéger les enfants : c’est une obligation selon l’article 13 - alinéa 4 de la Convention Américaine relative aux Droits de l’Homme [29]. La publicité pour l’alcool et le tabac [30] est interdite : c’est déjà le cas dans bien des pays (notamment la France) sans que cela ne leur ait valu d’être qualifiés de « démocraties en danger ». Pour finir, le gouvernement vénézuelien ne fait que son devoir en interdisant « par la loi toute propagande en faveur de la guerre, tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse, qui constituent des incitations à la violence, ainsi que toute autre action illégale analogue contre toute personne ou tout groupe de personnes déterminées, fondée sur des considérations de race, de couleur, de religion, de langue ou d’origine nationale, ou sur tous autres motifs. » [31] Nous l’avons vu, les propos haineux et les appels à la violence ne manquent pas dans les médias privés vénézuéliens. Les propos racistes non plus. En effet, sur la chaîne privée d’information en continu Globovision (surnommée Globoterror par les Vénézuéliens qui ne supportent plus le ton alarmiste sur lequel la chaîne traite l’actualité du pays) il était encore possible, en décembre 2002, de s’exclamer, au sujet des hommes et des femmes noirs ou indigènes que l’on voit à la télévision « des gens si laids, d’où les sortent-ils ? Cela ressemble à un film de Fellini, sans le talent de l’italien (...) on dirait des hommes de cro-magnon (...) des singes (...). » [32] Ainsi, même si le contrôle du contenu n’est pas le meilleur moyen de réglementer le secteur des médias car il implique des risques inhérents de censure formelle - comme ne manque pas de le noter Human Rights Watch [33], il s’avère nécessaire dans une « jungle médiatique » telle que celle du Venezuela.
Au-delà de règles de programmation sur une base horaire, la loi cherche à stimuler les programmes à visée éducative et impose des minima de production nationale [34]. Ainsi, les radios ont pour obligation de diffuser 50 % de musique vénézuélienne et les télévisions de passer un minimum de programmes issus de la production nationale indépendante. Le droit des citoyens à informer, eux aussi, est renforcé par l’affectation d’une portion du spectre radioélectrique est affectée aux médias communautaires. Par ailleurs, les opérateurs du câble et du satellite sont contraints à transporter gratuitement, jusqu’à un maximum de 15% de leur offre, les signaux des organes communautaires : c’est le principe du « must-carry », l’une des revendications fondamentales des médias alternatifs et communautaires en France. En effet, dans ces médias à but non lucratif, où l’on travaille souvent bénévolement, le principal problème est celui de la diffusion et de son coût, bien souvent inabordable. Lorsque la diffusion est assurée par le biais de mesures telles que le must-carry, des médias coupés de leurs publics trouvent enfin le moyen de se faire entendre.
Dans la logique de « participation » propre au Venezuela bolivarien, la nouvelle loi met en place des structures qui permettent aux représentants de la « communauté » [35] de défendre leurs « droits relatifs à la communication ». Les opérateurs sont dans l’obligation d’apporter des explications ou des réponses dans les quinze jours à ces remarques de fond ou de forme qui peuvent porter sur l’accès aux archives, la participation à des consultations, la défense des droits des usagers de la radio et de la télévision, la mise en place de programmes d’éducation critique aux médias, la promotion du dialogue entre les médias, l’Etat et les usagers, etc. [36] Cette participation des « usagers » aux médias se rapporte directement au projet bolivarien de « participation citoyenne », selon lequel « Toute personne a le devoir de remplir ses responsabilités sociales et de participer de façon solidaire à la vie politique, civile et communautaire du pays, en promouvant et en défendant les droits de l’homme comme fondement de la cohabitation démocratique et de la paix sociale. » [37]
Nous sommes bien évidemment loin du modèle libéral de démocratie où les citoyens ne sont sollicités que pour le vote de représentants sans qu’il ne leur soit permis de participer activement à la vie politique du pays. De la même façon, les intérêts corporatistes des « professionnels » qui, dans la presse comme ailleurs, n’aiment guère que le public ne se mêle de leur travail, passent après le droit fondamental des citoyens à participer. La loi affirme donc l’apparition d’un nouvel acteur dans le paysage médiatique vénézuélien, le citoyen, à bien distinguer du simple « consommateur » de médias. Ceci passe par la création d’un Directorat et d’un Conseil de Responsabilité Sociale, décrits au chapitre V, article 20 de la loi [38], qui ont pour responsabilité de discuter et d’approuver les régulations techniques rendues nécessaires par la loi ainsi que d’établir certaines sanctions. Ils sont donc les garants de la lettre de la loi, mais surtout de son esprit.
Enfin, loin de ne s’intéresser qu’aux seules structures détenues par des intérêts commerciaux, le texte met clairement les secteurs publics, privés et communautaires existants ou « qui pourraient être créés du fait du développement des télécommunications » sur un pied d’égalité devant leurs devoirs et responsabilités [39]. On ne saurait donc légitimement accuser cette loi d’être un moyen pour l’Etat de séquestrer la liberté d’expression, ce que fait pourtant Miro Quesada, du journal conservateur péruvien El Comercio : « Ne nous y trompons pas. Ce qui se discute ici, c’est le droit des citoyens à être informés comme il se doit, et pas seulement de recevoir les informations que le gouvernement choisit, comme c’est le cas à Cuba » [40]. Tout au contraire, l’analyse des conditions d’exercice de la liberté d’expression avant la promulgation de la nouvelle loi dans le contexte vénézuélien montre bien que, jusque là, « ce sont les propriétaires des médias qui non seulement ont séquestré la liberté de penser et d’expression (...), mais aussi mis à mal la société, en tant que telle, en promouvant le chaos social. » [41] Ces derniers, au Venezuela comme ailleurs, rejettent tout projet de régulation de la concentration et de la financiarisation des médias et sont prêts à se grimer en défenseurs des droits du citoyen pour protéger leur absolue liberté de faire des profits. Une liberté qui, à leurs yeux, « vaut plus que toutes les libertés politiques et civiles réunies » [42]. Ainsi, loin de faire la preuve du caractère « autoritaire » du régime en place au Venezuela, cette loi témoigne d’une prise de conscience de l’importance politique et du rôle crucial des médias au Venezuela.
Mais ce pays n’est pas une exception. Bientôt, c’est le Mexique qui tentera de procéder à une réforme d’un secteur médiatique aux mains de grands groupes tels que Televisa et TV Azteca (82% de la télévision au Mexique). Hier c’était le Brésil qui mettait un tel débat (bien qu’avorté) à l’ordre du jour. Petit à petit, il devient évident en Amérique latine que la réforme politique d’un continent dévasté par la dictature, les pouvoirs autoritaires et militaires passe aussi par la réforme de situation de concentration et pouvoir médiatique hautement dangereux pour la démocratie.
Il est curieux qu’au même moment, les « vieilles démocraties » d’Europe et d ’Occident laissent se refermer sur leurs médias l’étau des pouvoirs financiers concentrés et acceptent ainsi de voir la démocratie mise en danger sur leur sol.
Renaud Lambert
20 juin 2005