Patrick Le Lay, PDG de TF1, estime que le métier de la chaîne de télé qu’il dirige est d’"aider Coca Cola à vendre son produit", ce qu’il avait résumé dans une formule choc : " Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible". Est-ce le futur de l’AFP que prépare la direction ?
Des rumeurs circulaient depuis plusieurs semaines sur de nouveaux services conçus essentiellement pour attirer les budgets publicitaires. La direction, jusqu’au CE de ce jeudi matin [1], s’est voulue rassurante : « ces nouvelles offres... seront soumises aux mêmes impératifs de qualité » que le reste de la copie AFP.
L’habituel « circulez, y’a rien à voir ». Mais est-ce bien la réalité ?
La CGT a obtenu la copie d’un rapport, accompagné d’une lettre de recommandation d’Yves de Saint Jacob, qui définit les « nouvelles offres à la presse écrite française » que prépare l’AFP, dont les premiers exemplaires seront testés dès ce 30 juin, et qui va bien au-delà de ce que pouvaient faire craindre les rumeurs des dernières semaines.
Eveno-Le Lay, même combat ?
Le rapport, remis à la direction en mars dernier, s’intitule « la place de l’AFP dans la fourniture de contenus à la Presse Quotidienne Régionale (PQR) » est l’œuvre d’un certain Michel Lépinay, issu de la PQR (Charente Libre -membre du CA de l’AFP à ce titre- puis Progrès) et qui aurait déjà participé à une étude couronnée de succès à l’AFP, le fil « vinicole ».
Le projet vise à fournir à la PQR des « contenus clef en mains... directement intégrables dans les journaux clients » sous forme de « suppléments thématiques à fort potentiel publicitaire ».
« Et cela en partant d’une idée simple, souligne le rapport : c’est le client qui dictera la production de l’Agence »
« L’AFP est aujourd’hui confrontée à la nécessité de procéder à un infléchissement de sa politique éditoriale, qui suppose une réaffectation des postes vers les nouveaux domaines que l’on souhaite traiter plus et mieux », estime le rapport.
Des « nouveaux domaines » porteurs pour la publicité, pas de tristes dépêches d’agence rendant compte des misères du monde !
Avec par exemple une rubrique « Ainsi va le monde » composée de « photos insolites avec légende amusante... sujet amusant (encore, qu’est-ce qu’on va se marrer, ndlr) ou pratique... nous pourrions même envisager une page clef en main agréable à lire », comme le suggère de Saint Jacob. C’est beau comme du Dassault !
« Un vrai changement culturel : le sacro-saint “breaking-news”, ironise l’auteur, devra faire de la place à l’information “mode de vie, air du temps”... il sera peut-être parfois plus simple d’aller chercher le contenu auprès de sous-traitants que de réorienter une partie de la rédaction sur ces thématiques “vendeuses” », conseille-t-il.
L’AFP à la botte des patrons de la PQR
« De par son rôle essentiel au sein du Conseil d’administration, la PQR est un partenaire central de l’Agence », ne manque pas de souligner l’auteur de ce rapport, lui-même membre de la PQR. Un rappel important et pas innocent, au moment où Bertrand Eveno risque de ne pas être retenu pour la CFII et qu’il n’aura d’autre solution que de rempiler à l’AFP... avec l’indispensable soutien de la PQR !
Et la PQR est en crise. Chute du lectorat, du marché publicitaire...
Alors, les « éditeurs », on ne parle plus de patrons de presse, se tournent vers l’AFP pour « suggérer » à son PDG un « infléchissement de sa politique éditoriale » qui aura un double objectif :
- des économies de personnel dans les rédactions : « le premier critère de choix... est donc aujourd’hui l’économie réalisée : l’achat d’une page thématique doit se traduire par une économie de postes, ou au moins par une économie de moyens journalistiques qui pourront être transférés sur l’information locale... pour reconquérir du terrain, l’AFP devra donc répondre à ces attentes des éditeurs », insiste le rapport.
- fournir une info « à fort potentiel publicitaire » !
Des sujets bateaux, racoleurs, pour attirer la pub
Qu’est-ce que nos responsables éditoriaux ont donc trouvé comme infos à « fort potentiel publicitaire » ?
Eh bien cela va de « cadeaux - plaisir d’offrir » à « retraite (on explique comment mieux vivre lorsqu’on est en retraite) », en passant par « habillement, loisirs- temps libre, tourisme, art de vivre... ... santé/mieux-vivre (très orienté sur les maux qui préoccupent les Français, avec une dimension conseil et réponse à vos questions)... ».
Certains sujets font sérieux comme « sciences et technologie », mais le rapport précise tout de suite pour qu’il n’y ait pas de confusion : « là encore, une chronique très orientée consommation ». Bah oui, on n’attrape pas des budgets publicitaires avec des articles scientifiques documentés !
Une seule règle prévaut : séduire les annonceurs ! Et pas question de prendre des risques dans la recherche des budgets pub ! Ainsi pour les rubriques « automobile » et « consommation », il faudra éviter la « mise en avant de telle ou telle marque, comparatifs de marque » afin que cela « ne nuise à la collecte de la publicité » ! Ça, on peut dire que c’est un impératif rédactionnel nouveau dans la culture AFP !
Le rapport cadre tout de suite la « ligne éditoriale » : « sur chaque thème, l’aspect conseil aux consommateurs devra être privilégié. Des contenus généraux issus des rédactions de l’agence pourront être associés à des contenus plus “pratiques” fournis par des sous-traitants ou des pigistes ».
Grosse demande de la PQR sur une couverture télé régulière « sur les programmes, sur les personnalités du petit écran, comparatif entre les émissions et les audiences des différentes chaînes, reportages sur le tournage des émissions de télé-réalité... ».
Sans oublier les sports, finances (comment placer son argent) « mais aussi les jeux, les loisirs, et plus généralement, tout ce que l’on qualifie généralement (on sait, ça fait 2 « généralement », mais c’est le rapport) de sujets “mode de vie” ». « L’été dernier, raconte un éditeur enthousiaste dans le rapport, nous n’arrivions pas à remplir nos pages d’été, nous avons appelé notre prestataire... Deux semaines plus tard, il nous fournissait deux pages clefs en main, composées de jeux, conseils pour bronzer sans danger, etc... »
Et les syndicats osent dénoncer l’absence de projet rédactionnel de la direction ? Quelle mauvaise foi !
Un nouveau concept de partenariat : le promotionnel
Là, la CGT ne fait même plus de commentaires, on se borne à citer le rapport sur d’éventuels nouveaux partenariats de contenu :
« Dans certains cas, les offres sont même carrément hors marché puisqu’il s’agit d’opérations de promotions de certains éditeurs de magazines qui mettent ainsi leur marque en avant en fournissant des contenus aux éditeurs de la PQR (Psychologie par exemple).... Les domaines concernés sont les sciences et techniques, l’argent, la santé, le troisième âge... “j’espère même arriver à réaliser à terme une page quotidienne avec des contenus entièrement gratuits, grâce aux partenariats avec les titres spécialisés qui me demandent simplement de la promotion” », explique, ravi, à l’auteur du rapport le responsable d’une rédaction - non citée - de la PQR.
Le rêve de tout patron de presse : un journal sans journaliste !
Un vrai marché s’ouvre à l’AFP dans le publi-reportage. A quand la première « page froide /clef en main » signée « AFP en collaboration avec Psychologie » ?
Et, selon notre source, il ne s’agirait que d’une version expurgée d’un rapport initial jugé trop radical pour être diffusé aux chefs de service !
Risque de grève - mieux que le service minimum : la filialisation
L’AFP n’est pas fiable, regrette le rapport, en raison d’un personnel indiscipliné et trop prompt à se mettre en grève à l’appel des syndicats... et uniquement en réponse aux provocations de la direction (Bonus, Caracas...), mais ça le rapport ne le souligne pas.
Une grève sur « les fils », c’est moyennement gênant, mais un arrêt de travail qui bloquerait la transmission de pages froides, modules thématiques ou autres prestations « clefs en main » régulières, c’est immédiatement une ou des pages blanches dans le journal.
D’où les interrogations du rapporteur : « Quelle structure spécialisée autonome peut-on constituer à l’intérieur de l’Agence (avec des non syndiqués ?) ? Quelle est sa taille ? Faut-il filialiser une activité développement ou pas ? »
Enfin, le rapport se livre à une charge prononcée contre le service « Infographie », construite sur la confusion entre ce qu’est un service « Infographie » d’une agence de presse et des prestataires de services effectuant des infographies à la demande du client et pas forcément en lien direct avec l’actualité.
La production de l’AFP est aussi largement critiquée pour son manque de réactivité et un côté trop « institutionnel ». Ce dernier reproche, visiblement repris par la direction, vise l’info politique, sociale, tous les sujets qui fâchent en fait, et révèle une dérive vers l’info-service, spectacle, la communication et le publi-reportage. Alors que la pub réclame une info qui détend le lecteur et l’incite à acheter le produit figurant sur la page d’en face.
Ce n’est clairement pas notre métier.
L’auteur du rapport, ses soutiens à l’AFP et les éditeurs de la PQR seraient bien venus de s’interroger sur un format de presse quasiment exclusivement composé de dépêches « institutionnelles » d’agence, les gratuits, qui rencontrent un vrai succès auprès de leurs lecteurs et taillent des croupières à ces éditeurs confits dans leur certitudes comptables. Et sur le fait que les concentrations en cours et la banalisation des contenus qui en découle, ne sont peut-être pas étrangers à la crise qu’ils traversent.
Pour la CGT, ce projet « d’infléchissement de la ligne éditoriale » de l’Agence remet en cause le rôle même de l’AFP et ses missions telles que définies dans son statut.
Nous appelons l’ensemble du personnel de l’agence à se mobiliser pour refuser ce projet. Le représentant du personnel journaliste au Conseil d’administration doit clairement prendre position contre ce projet lors de la prochaine réunion du CA le 28 juillet.
A Ouest France, rapporte de Saint Jacob, on considère « qu’une intervention de l’AFP dans ces secteurs thématiques aurait l’effet bénéfique de faire monter le niveau de qualité face aux contenus qui sont simplement à la remorque de la publicité ».
Il est à craindre qu’un tel projet, avec une telle direction, conduise à l’effet inverse et que ce soit l’image et la réputation de l’AFP qui soient abaissées à un rôle de simple produit d’appel pour la publicité sur des thèmes racoleurs.
SNJ-CGT, 30 juin 2005
PS. Le SNJ-CGT a remis une copie du rapport et de la lettre d’accompagnement de de Saint Jacob aux élus du CE. [...]