La grande défaite du ’non’
Depuis plusieurs semaines Bernard-Henri Lévy ne cesse de crier son antipathie à l’égard des partisans du non et des électeurs ayant mal voté. Dans un premier temps [1], il écrit que le ’non’ « comble d’aise les nationalistes serbes, croates, albanais ou même turcs, il va au-delà des attentes les plus folles de ceux qui, sur le continent, voyaient d’un oeil mauvais s’imposer ce drôle de régime de citoyenneté où les appartenances nationales, ethniques, religieuses, commençaient de reconnaître, au-dessus d’elles, l’allégeance nouvelle à une Idée. » Le TCE offrait donc cette nouvelle Idée à la France, mais, ce rejet « arrange les islamistes qui se sentent mieux dans une Europe passoire que dans une Europe aux polices et justices concertées. Il facilite la vie des seigneurs de la guerre africains qui savent que la France seule ne viendra jamais trop leur chercher noise et que le dernier espoir de leurs populations affamées, massacrées, humiliées, était dans une force d’intervention diplomatique et militaire européenne. » Rien moins que cela... Toutes les dictatures du monde continuent à fredonner leur satisfaction de n’être pas inquiétées grâce au ’non’ français.
Le philosophe est aussi un savant économiste : « Il [le non] fait le jeu des Chinois et des Indiens dont seul le traité, avec sa batterie de dispositions dont on ne redira jamais assez qu’elles introduisaient plus de contrainte et de loi dans le libre jeu du commerce international, pouvait freiner les ambitions. » Et donc, contrairement à ce qu’aurait été une victoire du ’oui’, le ’non’ « va faire les affaires de ce que les altermondialistes appellent le grand capital ».
Un vocabulaire frontiste
Ensuite BHL revient sur la soirée électorale télévisée, et s’interroge : « Pourquoi Fabius ne s’est-il pas montré ? Pourquoi, chez les partisans du non « de gauche », ce malaise étrange, palpable ? Pourquoi, chez tel leader écolo, ou chez un Montebourg, ces éclairs de panique dans le regard quand on attendait de l’exultation ? » C’est vrai, pourquoi ? La réponse du philosophe-politologue tombe comme un couperet : « Parce qu’ils ont assez d’oreille, ceux-là au moins, pour entendre Marine Le Pen dénoncer, à 20 h 10, l’« élite politico-médiatique » dans les termes mêmes où, à 20h 5 la fustigeait Emmanuelli. Parce que les plus cyniques d’entre eux, ceux qui ont joué le plus éhontément sur les peurs, les xénophobies, les réflexes souverainistes et chauvins, se sentent quand même embarrassés de retrouver leurs mots, presque leur voix, dans la bouche goguenarde du vieux Le Pen. »
Et puisque les tenants du ’non’ de gauche et du ’non’ d’extrême-droite ont un vocabulaire commun, cette campagne fût, selon notre philosophe-démocrate, une « campagne de désinformation sans précédent [qui] aura jeté [le texte du TCE] aux chiens des populismes de droite et de gauche. »
Une semaine plus tard [2], BHL persiste et signe dans l’amalgame : « C’était Emmanuelli qui (...) réclamait la démission du président de la République sur le ton et dans les termes du Front national » [3]. Et encore « Krivine ou Besancenot retrouvant l’antienne FN pour rappeler que les parlementaires, s’il leur avait été donné de voter, auraient ratifié le traité à 90 %. » Puis c’est au tour des altermondialistes, et des « dirigeants d’Attac appelant, dans la langue frontiste toujours, à la « résistance » contre une « mondialisation » ». Et il conclut : « Jamais, depuis des années, l’on n’avait vu cette gauche souverainiste et nationale aller si loin dans le bord à bord, sans complexes, avec son double ennemi. » Jamais ? « Si, d’ailleurs. Une fois. Au moment de l’affaire Tariq Ramadan, quand on la vit, du Monde diplomatique à Attac, voler au secours de l’héritier des Frères musulmans, lui offrir des tribunes et, pour ne pas désespérer les banlieues, endosser les thèmes les plus choquants de son fondamentalisme new look. C’était déjà un signe de décomposition d’une certaine gauche. »
Mais Bernard-Henri Lévy n’oublie pas de faire la promotion de ses amis (ou de se faire des amis par la promotion) : « Il y a un excellent petit livre, « Le référendum des lâches », de Philippe Val (Editions Le Cherche-Midi), paru avant le scrutin mais qui ouvre tant de perspectives que la défaite ne l’a pas rendu obsolète, loin de là. [4] »
Un vote contre les Lumières
Après une parenthèse consacrée à la libération de Florence Aubenas [5], BHL, qui a oublié que le vote a eu lieu, reprend son leitmotiv contre le non [6] : « Reprenons (oui, reprenons). Les Français, le 29 mai dernier, se sont vu proposer une Constitution. Et cette Constitution avait pour horizon (...) l’impossibilité programmée de la guerre entre les nations d’Europe. Pour une oreille même moyennement philosophique, cette offre, cette double offre, n’aurait pas dû rester sans écho. Car ce projet de constituer l’Europe et, en la constituant, de la pacifier, cette double idée de fédérer ses Etats et, en les fédérant, d’entrer dans la voie du cosmopolitisme, c’était très exactement, déjà, le programme d’Emmanuel Kant dans le texte fameux qui s’appelait « Qu’est-ce que la Aufklärung ? ». » Le TCE est signé Kant ? Non, mais peu importe : « Les Français, autrement dit, n’ont pas seulement dit non à Chirac, mais à Kant. Ils n’ont pas voté contre l’Europe, mais contre le texte fondateur des Lumières. » Après avoir ainsi fait voter Kant en faveur du oui, BHL répète ce que nombre d’éditorialistes et de journalistes partisans du ’oui’ n’ont cessé de dire : « C’était un vote souverainiste, populiste, nationaliste, parfois xénophobe - mais c’était un vote qui, avant cela, en amont de ces réflexes, prenait partie contre les Lumières et leur idéal kantien de liberté. »
Pour Bernard-Henri Lévy, tout est limpide. Les oreilles « même moyennement philosophiques » se rendaient compte qu’en votant contre le TCE, elles votaient contre Kant et les Lumières. Donc avec les oreilles des grands philosophes, il fallait voter oui.
Par Mathias Reymond
PS (ajouté le 25 novembre 2005) : Un correspondant nous signale que dans "Le projet de paix pertpétuelle", Emmanuel Kant dénonce les armées permanentes. Il écrit notamment qu’elles doivent progressivement disparaitre (article 3).
"En effet, elles menacent de guerre, d’une manière incessante, d’autres Etats, car elles sont prêtes à paraître toujours équipées à cette fin. En les encourageants à se surpasser par une quantité illimitée d’hommes armés, elles rendent pour finir, en raison des coûts engagés, la paix encore plus pesante qu’une courte guerre, et deviennent elles-mêmes la cause de guerres offensives faites pour se débarrasser de cette charge ; à quoi il faut ajouter qu’être stipendié pour tuer ou être tué semble impliquer l’utilisation des hommes comme simples machines et instruments aux mains d’autrui (de l’Etat), ce qui ne se laisse pas bien accorder avec le droit de l’humanité dans notre propre personne." (vers la paix perpétuelle, Kant, GF Flammarion, traduction Jean-François Poirier et Françoise Proust)
Rappel de l’article I-41, paragraphe 3 : « Les États membres s’engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires. »
Le TCE est donc résolument anti-kantien.