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Un débat d’Acrimed de mai 1999

Publicité et médias : les nouvelles astuces

par Marie Bénilde,

Le 11 mai 1999, Action Critique Médias recevait Marie Bénilde, journaliste spécialisée, pour un débat sur « Les nouvelles astuces des publicitaires ». On lira ci-dessous son intervention (publiée dans le Bulletin n° 6 d’Acrimed).

En théorie, les choses sont claires : aux journalistes l’espace rédactionnel et aux publicitaires l’espace publicitaire. La charte des devoirs du journalistes ne proscrit-elle pas toute forme de mélange des genres ? [1]. C’est compter sans l’inventivité des publicitaires dont la fonction est précisément d’émerger, c’est à dire de déborder de leur cadre conventionnel pour imposer, de façon parfois insidieuse, un discours marchand. Dans la presse, à la radio, à la télévision et même au cinéma, on ne compte plus aujourd’hui les « rédactionnels » qui servent un message publicitaire ou les pubs qui qui se donnent l’apparence d’un contenu d’information ou de programme.

Médias et mélange des genres

 Dans la presse - Cela va de la floraison de publi-reportages - parfois en faveur de pays épinglés par Reporters sans frontières pour manquement à la liberté de la presse - aux numéros spéciaux « clés en mains » (comme un spécial Renault rédigé par la rédaction d’Investir à l’occasion de la privatisation du constructeur en 1994) en passant par des rubriques conçues spécialement pour attirer les annonceurs : « la vie au féminin », « la vie au masculin », « montres », etc. Les marques sont d’ailleurs devenues de véritables éditeurs, comme le prouve la multiplication des consumers magazines (Leroy Merlin fait aujourd’hui de la pub pour son magazine de décoration sur des panneaux d’affichage en feignant d’ignorer que ce journal est précisément un support publicitaire).

 À la radio - Inutile d’évoquer le cas des réseaux musicaux dont la caractéristique est de garantir une importante rotation des titres des grandes maisons de disques sur leurs antennes : elles peuvent, par ce jeu, exposer leur logo à la télévision en les associant à telle ou telle pochette de disque. Sur les radios généralistes, les dérives sont si nombreuses que leurs régies de publicité elles-mêmes se disent aujourd’hui inquiètes des demandes de messages publicitaires ayant l’apparence journalistique (par exemple : une interview d’un prétendu docteur pour Vittel ou une chronique sur les propriétés de l’eau pour Evian). En 1993, lorsque François Léotard était ministre de la Défense, il a participé à son insu à une interview promotionnelle en faveur de Cartier assuré par un producteur maison de publi-reportages. Malaise au sein d’Europe 1, détenu par le fabricant d’armes Lagardère.

 À la télévision - La dimension publicitaire est parfois tellement une composante structurelle du média qu’elle s’y dissout totalement : sait-on que l’homme-tronc (ou anchor man) qui présente chaque soir le JT (PPDA, Claude Sérillon... ) n’a le même visage que parce que des annonceurs ont décidé, dans les années cinquante aux États-Unis, qu’il fallait un même individu pour présenter les infos afin de fidéliser le public ? Sait-on aussi que les fameux soap operas ("Les Feux de l’amour", etc.) ne doivent leur existence qu’aux soutien des fabricants de savon (d’où leur nom…) ?

Aujourd’hui, le mur entre les programmes et la pub tend à se fissurer au fur et à mesure des avancées du programming et des programmes courts. C’est ce qui explique la présence de courtes séquences sans rapport apparent avec la marque entre les écrans publicitaires (dernièrement, un témoignage sur la traversée en 91 de Gérard d’Aboville pour Intersport). L’annonceur conditionne de la même façon une grande part de nos grilles de programmes : les jeux télévisés n’existent bien souvent que pour la promotion des biens manufacturés qu’ils permettent de réaliser à travers de multiples « cadeaux » (cf le "Juste Prix" parrainé par les magasins But). Citons aussi la multiplication des fictions de 26 ou 52 minutes, qui se font au détriment des longs métrages afin de disposer de coupures publicitaires plus abondantes.Enfin, il faut relever le cas de la fiction dans les téléfilms. Il existe aujourd’hui des sociétés de placement de produits qui réalisent 5 à 15% du budget de la production des films. On peut donc légitimement se poser la question : pour qui roulent les héros de série télévisées ? Réponse : Navarro pour Citroën, Julie Lescaut pour Renault, etc.

Ces exemples incitent à réfléchir sur les effets pervers de la future loi Trautmann. En se proposant de baisser de 12 à 8 minutes par heure le temps de pub autorisée, ne risque-t-elle pas de favoriser la recherche de publicité hors-écran, ce qui revient à se rapprocher des programmes de façon plus ou moins déguisée ? Il apparaît donc clair qu’il convient de compléter le texte législatif par des dispositions réglementant plus sévèrement toutes les astuces du parrainage et du sponsoring.

Le nouveau pouvoir de la publicité sur les journaux

En 1998, la presse a fait montre d’une santé florissante au regard des dépenses publicitaires qui y ont été faites. Cela n’est pas sans rapport avec la bonne disposition publicitaire dont elle témoigne :

 À travers l’environnement rédactionnel - Il convient de s’interroger sur la valeur marchande de la prose journalistique. On voit aujourd’hui des officines d’attachés de presse établir à leurs clients une facture virtuelle de leurs prestations au tarif de l’espace publicitaire. Comment s’étonner dès lors que les trois quarts des entreprises se félicitent de voir que leurs informations communiquées sont « presque toutes » ou « beaucoup » reprises, selon un sondage de l’Union des annonceurs d’avril 98.

Par ailleurs, il existe des sociétés de conseil médias qui réalisent des estimations des recettes pub attendues, à condition que l’éditeur développe telle rubrique « art de vivre », « femmes » ou « voyages ». Conséquence : ce dernier fait de moins en moins de place à des sujets publicitairement peu porteurs, comme l’actualité internationale ou sociale. Toute une offre rédactionnelle n’existe aujourd’hui que parce qu’elle est soutenue par des annonceurs. Au début de cette année, Le Monde décidait d’intégrer "Iniatives" dans "Économie" pour créer un cahier "Le Monde Interactif", qui répondait d’abord à la demande des annonceurs. « Il y a convergence entre le marché publicitaire et Le Monde », déclarait Dominique Alduy, directeur général du Monde en janvier 1998. L’Express s’est lui-même dédoublé avec "Le Magazine" pour répondre à la demande des publicitaires, désireux d’avoir un contenu rédactionnel consumériste et résolument positif. Le scandale de l’aliénation publicitaire réside moins dans ce qu’on publie que dans ce qu’on tait.

 Jusqu’où peut aller la dénaturation ? On a vu Libé masquer en grande partie sa une pour laisser la place à une couverture en calque pour Air Liberté, ou faire des « spécial cadeaux » qui ressemblent plus à un catalogue de vente par correspondance. En 1999, l’hebdo L’Événement, racheté par le groupe Lagardère en 1998, a servi de présentoir sur l’intégralité de sa couverture à un CD Rom conçu par une autre filiale du groupe Lagardère, Club Internet. Mais le plus inquiétant est sans doute le recours aux méthodes du marketing et de la publicité pour déterminer une couverture rédactionnelle. Ainsi Le Parisien a aujourd’hui intégré les services d’un baromètre BVA, qui interroge 100 lecteurs par semaine, pour identifier les sujets qui méritent d’être traités par lui. C’est ainsi qu’il a renoncé à couvrir comme il l’entendait initialement les élections cantonales de l998 ou a restreint le suivi de certaines affaires de financements occultes par manque d’intérêt de son panel. Certes, on peut répliquer que Le Parisien est un journal qui « cible » les milieux populaires. Mais qu’est-ce qu’une cible si ce n’est un principe d’exclusion ?

 Comment s’expliquer ce lien si étroit entre contenu et pub ? En 1993, la loi Sapin a mis fin à une aberration pour donner naissance à une dépendance nouvelle. Jusqu’alors, pour obtenir le budget publicitaire des agences de pub, les médias n’hésitaient pas à les rémunérer au moyen d’une surcommission. Donc, ce n’était plus seulement le publicitaire qui payait le média pour faire connaître ses produits mais, par un instructif renversement des choses, le média qui rétribuait le mandataire publicitaire. Michel Sapin, ministre de l’économie, met fin à ce système car il veut instaurer de la transparence dans un circuit propice à des financements occultes. Mais l’effet pervers de cette mesure est que, dès lors, les médias ne sont plus en position de force : celui qui paie est roi ; ils sont donc beaucoup moins à même de résister aux pressions publi-rédactionnelles des agences de pub qu’ils ne leur versent plus de commission. Celles-ci réclament en conséquence un « environnement propice » qui ressemble un peu au meilleur des mondes publicitaires : que le consommateur puisse se sentir interpellé par un journal ou une émission qui parle de la vie quotidienne, qui comporte des rubriques shopping.

Bref, les agences-conseil en communication se prétendent un peu les rédacteurs en chef des nouvelles tendances au sein de la presse ou de la télévision (cf Carat orchestrant le retour de Bruno Masure avec l’émission "C’est déjà demain" en 1998).

L’idéologie publicitaire

Un manifeste d’un millier de publicitaires en 1973 avait déjà bien marqué la responsabilité de la pub dans le dévoiement des médias : incitation à la surconsommation, recours à des programmes télévisés violents ou raccoleurs…

 Mais on peut se poser, à l’inverse, la question : la pub-a-t-elle des effets positifs sur le téléspectateur ? Il existe tout un discours qui consiste à voir dans les publicitaires des pionniers des tendances actuelles. Il est vrai qu’ils bénéficient d’une certaine aura intellectuelle dans la mesure où ils font un métier semi-artistique et qu’ils ont souvent recours au vocabulaire des sciences sociales. Les fils de pub ne sont-ils pas des agents d’humanisation de la production ? Avec souvent pour seules armes l’humour et l’esthétique, ne sont-ils pas de fantastiques fantassins pour la levée des tabous ? En fait, ceux qui prétendent abattre les tabous ne contribuent plus aujourd’hui qu’à grignoter des objets symboliques comme l’Église, les traditions et surtout le sexe. Si on croit Baudrillard in La Société de consommation, il faut d’ailleurs s’interroger sur le rôle du désir sexuel dans la production d’une pulsion d’achat. Plus globalement, on se rend compte que les vraies valeurs dominantes de la société, comme le capitalisme triomphant, ne sont jamais tournées en dérision. Et que l’audace s’arrête à la nécessité de rassembler la ménagère de moins de 50 ans : sans doute faudra-t-il que les premières chaînes ethniques apparaissent pour que la pub française nous montre son premier noir ou son premier beur…

 À quoi sert la publicité ? Il est singulier que cette question simple ne puisse trouver de réponse claire chez les professionnels de la communication. En effet, s’il existe quantité de baromètres qui conditionnent les investissements publicitaires (enquêtes Médiamétrie sur l’audience des chaînes de télévision et des stations de radios, OJD chargé de contrôler la diffusion de la presse, score Ipsos sur l’impact des campagnes d’affichage...) aucun instrument ne permet de mesurer l’efficacité réelle de la publicité sur la consommation. Certes, toute entreprise ayant engagé une campagne de communication est en mesure de suivre l’incidence de celle-ci sur sa part de marché : il lui suffit de comparer l’avant et l’après dans l’écoulement de ses stocks. Mais si elle veut savoir à quoi imputer une hausse de chiffre d’affaires dans la ventilation de ses dépenses médias et hors média (prospectus, marketing direct, mailing, etc.), cela lui est pour ainsi dire impossible. Techniquement, comme en témoignent des tests réalisés à Angers par l’institut Marketing Scan, il est pourtant aisé de suivre le volume des ventes à la sortie des hypermarchés suivant l’importance de la pression publicitaire dans les médias. Mais ni les annonceurs ni les agences de publicité ne souhaitent voir soumises à cette sanction objective du marché leurs savantes « stratégies de communication ». Il y a quelques années, des régisseurs de presse, soucieux de défendre les performances de leur média face à la télévision, ne cachaient pas leur étonnement devant l’insuccès d’un outil de mesure des performances de la publicité auprès des annonceurs... Techniquement très au point, les tests buttaient sur un inexplicable manque d’enthousiasme des responsables d’entreprise…

Certes, on pourrait expliquer ce phénomène par la réticence dont témoigne tout directeur du marketing ou de la communication quand il s’agit de soumettre à la vérité des chiffres et à la sanction du marché une décision budgétaire. De même que l’on pourrait se contenter de dire que toute entreprise est par nécessité condamnée à faire du bruit si elle ne veut pas tomber dans l’oubli à laquelle la condamne le vacarme de la concurrence. Notre conviction est cependant tout autre. Et si la finalité de la publicité ne résidait pas dans son objet mais dans sa propre expression en tant que discours ?

 Quel intérêt ? Il y a d’abord le lien de dépendance existant vis-à-vis des entreprises. Le message est d’autant mieux contrôlé que le médium vit sous assistance financière (cf. l’ORTF). Mais on peut évoquer aussi l’apparition d’une véritable culture publicitaire dont l’affirmation devient aujourd’hui un vecteur d’identité sociale auprès de certaines populations jeunes. Exemple : la guerre des tribus de marques dans les cités avec les chaussures Nike contre les Reebok.

Insidieusement, on voit également que s’établit dans les médias une idéologie de la positivité qui est un avatar de la culture publicitaire.

Rien n’est plus insupportable à un annonceur que la négativité. Mais la publicité, dans son cadre actuel, est-elle suffisante pour maintenir la pression ? La dernière dérive à la mode porte le nom de « marketing d’embuscade » : il s’agit de rebondir sur un évènement (la sortie d’un film, un conflit qui intéresse Benetton, une manifestation sportive) pour communiquer en profitant d’un effet d’aubaine lié à l’actualité Ainsi la confusion entre l’information et la pub va grandissante. Le summum étant atteint quand l’événement lui-même est une pure création publicitaire (exemple : Halloween, lancé en France pour relancer les ventes du fabriquant de masques César).

 
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Notes

[1La « Charte des devoirs professionnels des journalistes français », adoptée en 1918 et révisée en 1938, édicte notamment qu’« un journaliste digne de ce nom [...] ne signe pas de son nom des articles de réclame commerciale ou financière ». La « Déclaration des devoirs et des droits des journalistes » adoptée en 1971 à Munich par les représentants des organisations de journalistes de la Communauté européenne, formule au nombre des « devoirs essentiels du journaliste » celui-ci : « ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste ; n’accepter aucune consigne, directe ou indirecte, des annonceurs ». Ces deux textes de référence pour l’ensemble des organisations de journalistes n’ont malheureusement aucune valeur légale ni conventionnelle.

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