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Josyane Savigneau en pleine crise de déontologie

par Henri Maler,

Quand Le Monde est domicilié à la Closerie des Lilas, la critique littéraire tourne au règlement de comptes mondain.

Une admiratrice

Josyane Savigneau, dans Le Monde les livres du 1er juillet 2005, consacre un article au livre de Philippe Boggio, Bernard-Henri Lévy, une vie (éd. La Table ronde). Il faut l’avouer : faute de l’avoir encore lu, nous ne pouvons pas savoir, si, à la différence de tous les autres, « son livre est beaucoup mieux écrit », s’il est « empathique, certes, mais en rien hagiographique » et s’il est à ce point « sérieux  » qu’on ne peut lui reprocher... « que de mal orthographier certains noms propres et l’absence d’index ».

Et il faut bien l’admettre : Josyane Savigneau a parfaitement le droit de nous faire sourire quand elle loue un auteur qui «  montre brillamment et subtilement cette "accession au bonheur d’une famille riche", la volonté que les enfants, désormais des privilégiés, fassent des études » [1] ; quand elle s’extasie devant un « un incident qui semble irréel  » que nous avons déjà commenté [2] et qu’elle rapporte ainsi : « Après avoir été qualifié de "Christ sans plaies" par Dominique de Villepin, Bernard-Henri Lévy s’est réveillé en sang, des plaies au creux des mains... »

Josyane Savigneau, donc, admire Bernard-Henri Lévy - sa vie, son œuvre - et la capacité d’admirer n’est pas un vilain défaut. Encore faut-il veiller à ne pas se tromper d’objet [3]. Et, surtout, rester vigilant, quand on est critique littéraire, sur les usages sociaux auxquels on destine ses admirations.

Une critique littéraire

« En 2004, l’édition française a été saisie d’une étrange frénésie à propos de Bernard-Henri Lévy. On annonçait cinq livres sur cet intellectuel "à abattre", comme le titrait un journal.  » [4] Quel est ce journal et que visait son titre ? Mystères... Qui veut « abattre » (d’une balle dans le dos ?) Bernard-Henri Lévy ? La suite, élégamment, le suggère en mentionnant : Le B.A. ba du BHL, de Jade Lindgaard et Xavier de La Porte (éd. La Découverte), BHL, une biographie, de Philippe Cohen (éd. Fayard), et l’ouvrage qui fait exception : Bernard-Henri Lévy, une vie, de Philippe Boggio (éd. La Table ronde).

Au seul énoncé de ce dernier titre, l’éloge permet à Josyane Savigneau de poursuivre, à mi-voix, le réquisitoire contre les deux autres : « Malheureusement pour lui, Boggio avait d’emblée annoncé son intention de faire "une vraie biographie, à charge et à décharge" et non "un essai approximatif". Ce n’est guère dans l’air du temps. Aussi son travail, sérieux [...], a-t-il moins excité les médias que les deux essais précédents. » Josyane Savigneau, critique des médias ?

On l’a compris : la recension du livre de Boggio est le prétexte d’une critique oblique des autres. On le comprend mieux quand on atteint le dernier paragraphe de l’article. Il commence ainsi :« Aux ennemis de cet homme auquel il restitue son nom, Bernard-Henri Lévy - au lieu de ces initiales devenues une sorte de sigle, BHL, à la fois "people" et dépréciatif -, Boggio donne toute leur place.  »

« "BHL" s’appelle Bernard-Henri Lévy  » : ce titre sibyllin que Josyane Savigneau a choisi pour mettre en valeur son article bénéficie alors d’une exégèse implicite : « BHL », suivez pas à pas mes arabesques mondaines, « à la fois "people" et dépréciatif », est aussi le titre du livre de Philippe Cohen. Que la honte soit sur le méchant biographe !

Restent ces « ennemis » auxquels « Boggio donne toute leur place ». La phrase qui suit les mentionne avec une extrême minutie : « Il rappelle les critiques, les stupides comme les prestigieuses, celles de Deleuze, de Vidal-Naquet et d’autres. Mais aussi les soutiens, dont celui de Barthes. » Ainsi, le contraire de la stupidité n’est autre que le prestige. Comme s’il n’existait pas des stupidités prestigieuses, mais aussi de prestigieuses intelligences. En tout cas, on ne saura pas quel qualificatif convient aux critiques « de Deleuze, de Vidal-Naquet et d’autres  ». Mais l’on apprendra que la critique et le soutien s’excluent. On devine ainsi comment Josyane Savigneau se représente le débat d’idées. Et comment elle entend y contribuer.

C’est d’ailleurs ce que montre la suite : « Et au lieu, comme Philippe Cohen, d’inventer une réunion au sommet à la Closerie des Lilas, entre Bernard-Henri Lévy d’un côté, Jean-Edern Hallier et Philippe Sollers d’un autre (à une époque où ces deux derniers ne se parlaient plus depuis longtemps), il analyse ce qui lie Lévy à Sollers, son aîné de douze ans.  »

Dans l’art des oppositions bancales et perfides, Josyane Savigneau progresse à chaque phrase. En quoi une évocation (fût-elle infondée) exclut elle toute analyse ? Peu importe... La critique d’une éventuelle erreur devient celle d’une « invention », et, comble de gravité, elle porterait sur l’existence d’une rencontre à la Closerie des Lilas. Le Tout-Paris de l’intelligence s’en émeut encore. Et un frémissement d’indignation parcourt la Closerie des Lilas...

L’affaire est d’importance. Toute l’histoire des idées en dépend. Elle est tellement importante que Josyane Savigneau recycle ici le seul argument qu’elle avait cru bon d’opposer à Philippe Cohen, au cours de l’émission « Campus » (France 2) le 27 janvier 2005. Mais ce soir-là, au lieu d’inventer l’invention d’une « rencontre au sommet » dont l’évocation ne figure pas dans le livre de Cohen, elle contestait seulement qu’à cette époque Jean-Edern Haliier et Philippe Sollers étaient encore liés. Comme nous l’avions déjà relevé [5].

A la Closerie des Lilas, on ne badine pas avec l’histoire, mais on peut « inventer » des « inventions ».

Et mettre sa fonction de journaliste au service de ses combats personnels.

Une journaliste du Monde

Le lecteur, en effet, se souvient sans doute que Philippe Cohen est, avec Pierre Péan, le co-auteur de La face cachée du Monde [6]. Mais le lecteur ne se souvient peut-être plus qu’un chapitre entier de ce méchant livre... porte pour titre « La police littéraire ou Le Monde des Livres » et est consacré à un cercle d’admiration mutuelle, non pas privé, mais public : une société peu discrète de renvois d’ascenseurs, domiciliée dans la plupart des médias et notamment dans les pages du Monde des livres dont Josyane Savigneau était alors la directrice [7].

Si le respect d’un minimum de décence (peut-être...) imposait au Monde de ne consacrer aucune recension au livre de Philippe Cohen sur BHL pour ne pas être soupçonné de régler des comptes, un tel « devoir de réserve » ne pouvait évidemment pas s’imposer à Josyane Savigneau, incapable - comme chacun sait - de commettre le moindre abus de pouvoir et de transformer une critique de livre en police des idées, comme le montre la fin de cette délicieuse recension.

Il nous reste en effet à savoir, puisqu’on nous l’a promis, « ce qui lie Lévy à Sollers, son aîné de douze ans ». (Et Josyane Savigneau à tous deux...). Double réponse :

- D’abord celle-ci : « Une volonté de combattre un certain clergé intellectuel ». Quel est ce clergé ? On l’ignore. On se doute qu’il ne s’agit pas des quatorze auteurs et éditeurs que Josyane Savigneau a tenté de mobiliser en sa faveur lorsque, rédactrice en chef, depuis 1991, du Monde des livres, elle été écartée de ce poste par Gérard Courtois, le nouveau directeur de la rédaction [8]. Mais si l’on ignore quel est ce « clergé » que « combattent » Lévy et Sollers, celui qui officie dans la plupart des médias et se partage les faveurs du Monde est parfaitement identifiable. A défaut d’en être la grande prêtresse, Josyane Savigneau se contente d’en être le scribe.

- Deuxième convergence de vue entre Lévy et Sollers : « Et un accord profond sur les méfaits de L’Idéologie française - livre qui a valu à Lévy les haines les plus tenaces, mais qu’il serait peut-être bon de relire aujourd’hui, en refermant la très stimulante biographie de Boggio.  »

D’allusions en insinuations, de pieux silences sur ses mobiles en remarques rageuses sur ses cibles, Josyane Savigneau ferme le cercle de ses attendus et de ses sous-entendus : les critiques de Bernard-Henri Lévy participent de « l’idéologie française », vaguement ou réellement fascisante [9], dont il est l’héroïque adversaire.

Mais pour bénéficier d’une telle leçon, la critique des médias doit se munir d’un décodeur des mondanités.


Henri Maler

Nota bene. Dans le même « esprit », si l’on ose dire, Josyane Savigneau critiquait le roman d’un autre de ses critiques, Pierre Jourde. Lire : Le journalisme du savoir détester.

 
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Notes

[1En gras : souligné par nous.

[3Lire Le journalisme du " savoir admirer " (note d’Acrimed).

[4Lire Quand BHL menace... (note d’Acrimed).

[5Lire : « Campus » : un pseudo-débat coupé au montage. Ce soir-là, on put entendre ceci : « Je vais prendre un détail, sur une histoire que je connais bien et qui est très facile à vérifier puisqu’il y a eu de nombreux livres sur le sujet et des thèses aussi. C’est l’histoire de l’avant-garde intellectuelle des années 60 - 70. Donc vous dites que « pour s’immiscer dans le monde éditorial, Bernard manque d’un relais ou d’un contact ou bien encore d’un manuscrit avec lequel frapper aux portes. Il lui faut attendre son retour du Bangladesh en 1972 pour s’y faire introduire. Bernard fréquente alors Jean-Edern Hallier, lequel tient salon avec Philippe Sollers au comité de rédaction de la revue Tel Quel et à la Closerie des Lilas ». Alors à cette époque-là, le groupe Tel Quel a explosé, Jean-Edern Hallier ne fait plus partie depuis dix ans du groupe Tel Quel. Ils sont fâchés à mort avec Tel Quel, et Bernard-Henri Lévy ne se lie qu’avec Jean-Edern Hallier. Donc c’est faux ! Tout ça était faux  ».

[6Voir rubrique 204 (note d’Acrimed).

[7A propos de ce chapitre du livre de Péan et Cohen, lire « La face cachée du Monde » (8). Questions sans réponses : Le Monde des livres.

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