L’actualité économique de l’été 2005 a été marquée en France par la rumeur d’une prochaine prise de contrôle (" OPA hostile ") de Danone (le fleuron français de l’agroalimentaire [2]) par l’étatsunien Pepsi. Rapidement démentie par ce dernier (puis, plus tard, par le groupe français), l’“information” a néanmoins déclenché un branle-bas de combat dans la sphère politico-médiatique [3], habituellement atone à cette époque de l’année. Le " patriotisme économique " devint le sujet à la mode à gauche comme à droite [4], la majorité UMP et le gouvernement s’attelant toutes affaires cessantes à échafauder une ligne de défense apte à protéger les " joyaux " tricolores contre les méchants prédateurs étrangers [5]... Jusqu’à ce que, la " rentrée " exigeant qu’on passe à autre chose, le feuilleton de l’été connaisse enfin son heureux épilogue : " Le gouvernement prépare un décret qui lui permettra "d’interdire une prise de contrôle dans des secteurs jugés stratégiques" ", apprenait-on le 29 août [lien périmé, juin 2010].
Quant à la " proie " supposée, elle se porte comme un charme. Entre le 7 et le 24 juillet (jour du démenti de PepsiCo, voir plus bas), l’action Danone a gagné 28 %, dopée par les déclarations de Villepin, Fabius, Strauss-Kahn, etc. (c’est Le Nouvel Observateur, 28 juillet 2005 qui le dit). Chez les familiers de la Bourse, on penserait à une manipulation pour moins que ça : l’" information " ne visait-elle pas d’abord à faire grimper l’action, dans un but spéculatif ? [6]. Autre conséquence concrète : le PDG de Danone devient indéboulonnable. Sur le plan financier, quand le cours de Bourse monte, " Danone devient plus cher. Objectivement, techniquement, les rumeurs de juillet ont conforté la direction actuelle " (Marianne, 3 septembre 05). Sur le plan politique, " Franck Riboud, qui passait pour un monstre quand il fermait des usines chez LU, devient une sorte de Jeanne d’Arc de l’agroalimentaire " (Gérard Dupuy dans Libération le 21 juillet) [7]. Bien joué !
Si elle fut relayée par la presse généraliste à partir de la mi-juillet [8], la rumeur fut initialement lancée le 7 juillet par une " brève " des “Confidentiels” du magazine économique Challenges :
" Pepsi convoiterait Danone
Nouvelle rumeur d’OPA sur Danone. Cette fois, c’est Pepsi qui s’intéresserait au groupe français et aurait déjà ramassé près de 8 millions d’actions (environ 3 % du capital) à des cours compris entre 66 et 72 euros. L’américain serait prêt à débourser jusqu’à 25 ou 30 milliards d’euros pour se payer le français, valorisé par la Bourse 19 milliards d’euros début juillet. Chez Danone, où le seuil statutaire est de 0,5 %, " le service juridique n’a reçu aucune déclaration de dépassement qui sorte de la normale ", précisait-on le 1 er juillet. " (Challenges, juillet 2005 [lien périmé, juin 2010]).
L’" info " n’est pas " sourcée ", le rédacteur ne lésine pas sur le conditionnel [9], deux caractéristiques assez fréquentes dans ce genre de rubrique auto-proclamée " indiscrète ", dont, paraît-il, raffolent les lecteurs (une interview de Franck Riboud figure par ailleurs dans ce même numéro de Challenges (7 juillet 2005). Titre : « La nationalité de Danone, c’est Danone » [10]).
Dans un premier temps, l’ " info " n’est guère reprise par la “grande presse”. Jusqu’à ce que les “pubeux” entrent dans la danse. Le 14 juillet, sur Europe 1, Stéphane Fouks, ponte d’Havas et conseiller de la direction de Danone, relance la rumeur (" Il ne manquerait plus qu’il y ait une opération hostile sur un grand groupe "). Et les proches de Franck Riboud " appellent journalistes, analystes, hommes politiques, et martèlent un message sans ambiguïté. Oui, Danone est opéable ". " Franck Riboud en a souvent discuté avec les patrons " de Coca, Nestlé, Unilever ou Pepsi, les banques d’affaires ont " planché sur des scénarios " d’OPA (Marianne, 3 septembre 05)... A la suite de quoi " l’action est repartie à la hausse et (...) les politiques ont commencé à monter au créneau " (Le Nouvel Observateur, 28 juillet 2005).
L’unanimisme politico-médiatique qui règne au milieu du mois de juillet va commencer à être ébranlé après le démenti officiel de PepsiCo auprès de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF), le 24 juillet. Le Monde (26 juillet 05) rompt alors avec sa retenue du 21 juillet (quand il glissait discrètement, au milieu d’une page sur la " mobilisation politique sans précédent ", que " selon nos informations, c’est le PDG de Danone lui-même qui aurait orchestré cette campagne "). Le ton de la suspicion, voire de l’accusation, domine cette fois la page (p. 9, rubrique "Entreprises", "Bourse") que le quotidien du soir consacre à l’ “affaire Danone”, page surmontée d’un " chapô " qui se termine ainsi : " Désormais, des voix s’interrogent sur la façon dont le PDG Franck Riboud a suscité la mobilisation jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. " C’est surtout l’article de bas de page - mais sur six colonnes - qui fait figure de réquisitoire. Son titre : " Une campagne orchestrée de main de maître, mais aux conséquences imprévisibles ". Pour l’auteur, pas de doute : la rumeur d’OPA relève d’une manœuvre d’intoxication lancée par Franck Riboud. Première phrase : " L’affaire Danone est terminée, l’affaire Riboud commence. " Plus loin : " La manipulation avérée, pour l’heure, est celle de l’opinion via les politiques et la presse. Les “communicants” - Stéphane Fouks et Michel Calzaroni - que Danone a envoyé sonner le tocsin ont réussi leur coup au-delà de leurs propres espérances. " Bravo les artistes : " Techniquement, l’affaire a des allures de sans fautes " (Danone s’est joué des textes régissant les marchés financiers), " politiquement, le moment était particulièrement propice " (l’après-29 mai). Mais Le Monde manifeste sa réprobation en énumérant les dégâts provoqués par l’opération... du point de vue du grand patronat et des hauts fonctionnaires de Bercy : la crédibilité de la France dans le " concert économique international " " mise à mal " ; toutes les " cartouches " " grillées " pour les autres groupes du CAC 40 susceptibles d’être menacés d’OPA [11]... Et Le Monde de conclure, dans sa tradition du balancement faussement équilibré : " Doit-on, au nom de la stricte application des lois du marché, laisser filer des fleurons de l’industrie sans rien faire ? La question mérite d’être posée. Mais, la réponse, complexe, ne peut s’accommoder de postures simplistes. " Une semaine plus tard (Le Monde, 2 août 05), dans un papier d’ “analyse” qui commence en Une, Laurent Mauduit (l’ancien adjoint d’Edwy Plenel à la direction de la rédaction) enfonce le clou (" Danone, entre entourloupes et concert d’hypocrisies "). Face aux " zones d’ombre " et aux " mystères " que l’affaire " recèle encore ", il énonce trois " hypothèses ", mais elles tiennent toutes pour acquis une attitude manipulatrice de Danone ! Et Mauduit de montrer du doigt les dirigeants politiques, coupables d’avoir " sonné le tocsin " sans preuve de la tentative d’OPA - une fois de plus, les médias sont exonérés de toute responsabilité... -, alors même que depuis vingt ans, tous les gouvernements, de droite comme de gauche, ont ouvert sans cesse davantage l’économie française aux capitaux étrangers [12].
Mais soudain vint le grain de sable. Mardi 2 août, l’International Herald Tribune publie un article qui révèle que la sœur de Franck Riboud, Christine Mital [13], qui détient des actions Danone, est journaliste économique au Nouvel Observateur et à Challenges (voir l’article de l’IHT "Link in Danone report investigated" et la dépêche AFP “L’International Herald Tribune relève les liens entre Danone et Challenges” [lien périmé, juin 2010]) [14]. La direction de Challenges affirme immédiatement que Christine Mital n’avait " rien à voir " avec le " confidentiel " sur l’éventualité d’une OPA [15].
Le nouveau Challenges (1er septembre 2005) revient sur Danone dans une double page titrée " Notre vérité sur... l’appétit de PepsiCo pour Danone " (surtitre : " Coulisses "). Un encadré, " Challenges à la source de l’affaire ", signé " P.-H. M. " [16] est consacré à la mise en cause du journal. D’abord, Challenges, qui protège ses sources, ne saurait livrer l’identité de son informateur. Mais P.-H. M. affirme que ce n’est pas Franck Riboud, " ni Christine Mital, sœur de Franck Riboud et rédacteur en chef du Nouvel Observateur qui collabore régulièrement à Challenges et n’a jamais écrit sur Danone. Elle n’était même pas au courant de la publication de ce “confidentiel” avant la sortie du journal ”. P.-H. M. explique ensuite que la source était très fiable. Il indique que " le 4 juillet, Danone précise qu’il n’a pas reçu de déclaration de franchissement du seuil de 0,5 % du capital ". Et d’avancer : " Une forme de démenti que nous publions avec notre information ". Chacun pourra confronter cette assertion avec la réalité du texte publié par Challenges début juillet.
Quant à l’article général, dont le titre promet " Notre vérité sur... l’appétit de PepsiCo pour Danone ", il accouche d’une souris, insistant lourdement sur les " contacts " et " rencontres " entre la direction de Danone et telle ou telle éminence économique ou politique. Faisant état de " grandes manœuvres ", Chalenges tente coûte que coûte, comme avant lui son grand frère le Nouvel Obs, d’accréditer, rétrospectivement, l’hypothèse de l’OPA de Pepsi sur Danone. Histoire de légitimer son "info" de début juillet. Et, peut-être, de relativiser le rôle de son informateur (trice ?)...
Faute de preuves, nous ne saurions être affirmatifs quant à l’implication supposée de Christine Mital dans la propagation d’une rumeur qui a bénéficié à son frère. Tout juste s’étonnera-t-on de la discrétion dont ont pâti les révélations de l’International Herald Tribune, par contraste avec le retentissement donné à la rumeur d’OPA de Pepsi sur Danone [17]. Par exemple, Libération, qui, le 21 juillet, consacrait sa Une (" L’union sucrée ") et sa double page d’ouverture (pages 2 et 3) au " tollé provoqué par la rumeur d’OPA ", se contente le 3 août d’une brève de moins de 20 lignes, reléguée page 15 (dans sa partie Economie), pour relater que " le Herald Tribune note un lien (sic) entre Challenges et Danone ".
Ce qui n’est rappelé nulle part, c’est que Riboud, à travers Danone, a longtemps été un actionnaire de Libération (lire Le Monde et les grands entrepreneurs) et l’est toujours du Monde (lire L’actionnariat du Monde en 2003 et voir dans Le Monde, "Portrait d’un quotidien", "L’actionnariat du Monde") [18]. Cette proximité n’a certes pas empêché les deux journaux de relayer les soupçons de manipulation pesant sur la direction de Danone. Mais pas totalement : quand il ne s’agit plus seulement de questionner les agissements des responsables économiques et politiques, mais aussi des pratiques journalistiques, de surcroît personnellement identifiées, la volonté de " transparence " devient plus sélective.