Ah, cette image d’un œuf s’écrasant sur le crâne de Laurent Fabius à la Fête de l’Huma ! Une image fabriquée sur mesure pour les caméras de télévision, et que toutes les chaînes, depuis, diffusent et rediffusent avec une volupté fascinée. Difficile d’imaginer une meilleure illustration des abîmes d’indigence où s’enfonce le journalisme politique, résumant toujours davantage le débat démocratique à un brouet de petites phrases et d’images sensationnelles, conforme aux exigences de la logique télévisuelle. Des exigences sur lesquelles la presse écrite s’est si bien alignée qu’elle ne les remet même plus en question. Mieux : elle ne conçoit plus qu’on puisse s’en écarter.
Ce qui autorise Libération, dans son édition du 13 septembre, à s’en prendre à l’Humanité, lui reprochant de « n’évoquer qu’à mots couverts l’attaque contre Fabius », au lieu d’en faire, comme tout le monde, l’événement majeur - unique, même - de trois jours de débats à la Courneuve. Tout à leurs petites cuisines politiciennes, les journalistes politiques continuent d’ignorer ce gigantesque hors-champ médiatique que constitue l’effervescence démocratique mise en évidence par le débat sur la Constitution européenne. Ne vous en faites pas : à force de restreindre ainsi l’angle de vision, de matraquer dans toute la presse et sur toutes les antennes qu’une union de la gauche du non est impossible, à force d’avancer discrètement leurs pions en allant chercher les déclarations perfides là où ils savent pouvoir les trouver, ils garantiront qu’elle le soit effectivement, quoi que chacun puisse penser d’une telle perspective.
Reste que, pour ce qui est d’avancer ses pions, le quotidien de Serge July, si prompt à donner des leçons de déontologie aux confrères, ne fait plus vraiment dans la discrétion. Dans son compte rendu de la Fête de l’Huma, titré « Fabius tend la main aux camarades » (Libération du 12 septembre), Didier Hassoux, après avoir détaillé avec délectation les avanies subies par Fabius et l’avoir traité de « maso », raille son « imper Burberrys et ses Weston », et relate la visite (?) triomphale (??) d’un véritable homme du peuple :
« Les dirigeants du PCF, en revanche, n’ont pas officiellement accueilli Jack Lang. Mais l’ex-ministre ne le demandait pas. Tard, samedi soir, il est venu "faire [son] petit tour" à la fête "comme chaque année depuis trente ans". Il a pu y tester sa popularité au nombre de mains serrées, de bises claquées, d’autographes signés et de photos demandées. Commentaire de la vedette : "Les gens se rendent comptent lorsque vous êtes sincère. L’important est ce que l’on fait, pas la posture." »
Ce touchant plaidoyer prend un piquant particulier quand on le rapproche d’une information qu’avait donnée l’Humanité du 16 septembre 2003 après l’édition de la Fête de cette année-là, dans un article intitulé « Vous avez dit conditionnés ? » :
« En tout cas, Libération avait soigneusement préparé son coup pour assurer lundi matin que Jack Lang avait "squatté la Fête de l’Humanité" et qu’il était "la star de l’édition 2003 de la Fête de l’Humanité" avec Bové et Besancenot. Au point que le journaliste Didier Hassoux est arrivé à la Fête dans la voiture de l’ancien ministre socialiste et qu’un photographe de ce journal avait été convoqué pour être présent à l’arrivée du tandem. Pour prendre ainsi la photo de Jack Lang, la seule que Libération ait publiée sur la Fête. Ce n’est plus seulement un journalisme de connivence, mais un journalisme de prévoyance où l’on joue l’événement comme d’autres font des photomontages. »
Quoi qu’il se passe à la fête de l’Huma, Didier Hassoux n’y voit qu’une chose : Jack Lang. Et il est bien le seul...
Claudine Depras