« Admirateur du Lider máximo, le président vénézuélien, fantasque et viscéralement antiaméricain, fait du rapprochement avec Cuba l’axe principal de sa diplomatie. Une aubaine pour le régime castriste, auquel les pétrodollars apportent une manne providentielle » : tel est le résultat fulgurant de l’enquête publiée par L’Express du 5 septembre 2005, sous le titre « « Chavez- Castro. Les liaisons dangereuses ». La référence littéraire aidant, l’envoyé spécial Axel Gyldén, a décidé d’abonder dans le sens de l’opposition vénézuélienne, en présentant Chavez comme un « idiot utile », au service de Castro.
Mais avant d’en arriver-là, notre « envoyé spécial » nous livre des informations patiemment recueillies sur le terrain...
Hugo Chavez, animateur de talk show
« Hugo Chavez a définitivement manqué sa vocation. » Quelle vocation ? Celle d’un Président élu démocratiquement, acteur de premier plan de la « révolution bolivarienne » [1], dont le processus original mérite une analyse attentive ? Pas du tout : « Dans une autre vie, le chef d’Etat vénézuélien aurait fait un formidable animateur de talk-show. » Et Gylden d’évoquer « Alô Présidente », l’émission au cours de laquelle, chaque semaine Hugo Chavez s’adresse aux vénézuéliens pour faire le point des avancées et achoppements du processus de transformation de la société et de la politique qu’il impulse [2]. Commentaire de Gyldén : un « programme plutôt loufoque », animée par un « communicant de génie, volubile et cabotin » et « un tantinet narcissique » Pour comprendre le sens de ce programme (avant de l’évaluer), il faudrait analyser la société vénézuélienne et ses médias (dévoués de façon écrasante à l’opposition), enquêter dans les quartiers populaires pour saisir ce que signifie pour une majorité de pauvres une émission qui s’adresse directement et simplement à eux. Mais l’envoyé spécial est pressé. Axel Gyldén sait à quoi s’en tenir. Il lui suffit de suggérer que Chavez raccroche les gants de président, pour les troquer contre ceux d’un « animateur de talk-show » et de réduire ladite émission à l’énonciation par Chavez des « épisodes marquants de sa propre épopée » pour introduire une lecture caricaturale de la politique étrangère bolivarienne : on y « brocarde (...) George Bush, (on y) encense Fidel Castro ». Rendre simpliste pour dénoncer le simplisme suppose beaucoup de travail.
Au passage, les « épisodes marquants » que Chavez évoquerait « avec délectation » sont tournés en dérision. Un coup d’Etat devient, sous prétexte qu’il a échoué : « le coup d’Etat d’opérette qui, en 2002, l’écarta du pouvoir pendant... quarante-sept heures ». Opérette ? Le 11 avril, dix-neuf personnes (des cercles bolivariens, tout comme de l’opposition) ont trouvé la mort, sous les balles de francs-tireurs et de la police métropolitaine, alliés aux putschistes [3].
Et Gyldén, en bon journaliste attentif à la particularité des situations qui bénéficient de ses enquêtes, fait appel aux références de la télévision commerciale : Chavez serait « en phase avec son temps, celui de la téléréalité », puisqu’il « gouverne en "direct live" » . La preuve ? « Un jour, il licencie en direct une série de cadres supérieurs de la compagnie pétrolière nationale, dont il cite les noms entre deux coups de sifflet ponctués d’un « Fuera ! » (« Dehors ! »). « Un jour », mais quel jour ? Maître en exactitude, Gyldén omet de préciser la date et les circonstances : le 7 Avril 2002 - soit à la veille du coup d’Etat (Gyldén était-il déjà « envoyé spécial » au Venezuela ?) - Chavez s’est vu obligé d’écarter sept cadres et d’annoncer la mise en retraite anticipée de douze gérants de ladite compagnie pétrolière. Ils étaient à l’origine d’actions de protestation et de paralysie au sein de l’entreprise - faits reconnus comme faute grave - depuis un mois [4]. Autre omission : les excuses publiques présentées par Chavez lors d’une conférence de presse le 15 Avril sur la manière dont il avait procédé [5].
Mais pour l’envoyé spécial de L’Express, « Alô Presidente » constitue surtout le point d’entrée de son propos : « (...) la 231ème édition mérite (...) la première place dans le best of de Hugo Chavez. (...) Ce jour là, le président vénézuélien partage la vedette avec Fidel Castro, son maître en politique » [6]. Une apposition tient lieu de démonstration : le chef d’Etat vénézuélien serait à la solde de Fidel ...
Antiaméricanisme et castrisme
Ayant emporté dans ses bagages d’envoyé spécial le petit nécessaire de toilette idéologique qui permet de dénoncer comme antiaméricaniste toute critique de la politique des gouvernements états-uniens, Gyldén n’a pas fait le déplacement pour ne pas s’en servir. Le Président du Venezuela, donc, ferait preuve d’un « antiaméricanisme viscéral ». Tellement « viscéral » d’ailleurs que le vocable très informatif d’ « antiaméricanisme » revient trois fois dans le texte. Qu’importe si Chavez ne met en cause que le modèle néolibéral que les gouvernements des USA cherchent à propager partout et par tous les moyens, sans jamais s’en prendre au peuple américain. Deux initiatives récentes montrent, que le gouvernement du Venezuela entend clairement distinguer la politique des Etats-Unis de son peuple :
- la proposition d’étendre la « Misión Milagro » [7], aux américains pauvres, lesquels se sont vus dépourvus de sécurité sociale après sa réduction par le gouvernement Bush ;
- tout comme de nombreux autres pays, le Venezuela a proposé d’apporter de l’aide humanitaire aux Etats-Unis (pour un montant de 5 millions de dollars), afin de faire face aux conséquences de l’ouragan « Katrina » [8].
En présence de Fidel Castro, Chavez - cité par l’article - déclare : « Nous ferons tout ce qui est humainement possible pour éviter une agression impérialiste, proclame Hugo Chavez avec son emphase habituelle. Mais, si un fou s’avise de faire couler une goutte de sang, il nous trouvera sur son chemin ». Et L’Express commente : « Le « brave con » [George Bush selon Chavez] est prévenu... » S’agit-il de suggérer que les deux Etats latino-américains s’organisent militairement pour un affrontement avec les USA ? Cette déclaration, pourtant, est plus défensive qu’offensive et répond à la théorie de guerre asymétrique développée par le Venezuela. Gyldén a d’ailleurs recours à l’explication d’Alberto Garrido, selon laquelle Chavez « cherche une rupture géopolitique totale avec l’utilisation du pétrole comme arme stratégique ». Cependant, il présente Garrido comme l’« auteur de la Guerre (asymétrique) de Chavez » [9], où l’utilisation d’un « G » majuscule et la présence de parenthèses laisse libre cours à l’imagination quant aux prétendues ambitions belliqueuses du Venezuela. Après la théorie de la « guerre préventive » et le mensonge sur les armes de destruction massive irakiennes, ou encore le fait que les Etats-Unis abritent toujours - malgré leur guerre déclarée au terrorisme international - le terroriste Luis Posada Carriles [10], qui peut douter de l’origine réelle d’une menace d’agression ?
Vient enfin le moment de parler du rapprochement entre le Venezuela et Cuba. Une fois encore le commentaire distord complètement l’information. Le premier, aussi libre soit-il, ne peut être livré à un débat rationnel que si la seconde est exacte. Sinon à quoi servent les « envoyés spéciaux » ?
« Pétrole contre stéthoscope », annonce fièrement le sous-titre quand on en vient à la cible principale de l’enquête, de plus en plus précise : « Timide au début du mandat de Chavez, la coopération entre les deux nations s’est en effet accélérée depuis deux ans pour prendre aujourd’hui des proportions qu’aucun expert n’avait prévues. ». Quelles proportions ? L’article l’indique, mais omet de mentionner qu’il s’agit d’un accord qui date du lundi 30 Octobre ... 2000 [11]. Cet accord prévoyait l’essentiel de ce que l’article présente comme le fait d’une évolution récente : « Le Venezuela livre à Cuba 53 000 barils de pétrole par jour, soit un tiers de ses besoins énergétiques, à un tarif préférentiel. En contrepartie, La Havane fournit à Caracas 20 000 médecins, qui tiennent des dispensaires dans les bidonvilles et les villages reculés du Venezuela, ainsi que des entraîneurs sportifs (environ 6 500) et des enseignants (2 000) chargés d’éradiquer l’analphabétisme. » Mais il fallait se déplacer au Venezuela, non pour découvrir cette information officielle disponible sur Internet, mais pour suggérer que le Venezuela est l’équivalent de l’URSS et la remplace : « [cet accord] correspond exactement à l’aide financière qu’apportait naguère l’Union soviétique à la révolution castriste. » [12].
Et tout le reste est à l’avenant.
Pour accréditer la thèse d’une « cubanisation » du régime vénézuélien, Gyldén fait appel à des témoins au-dessus de tout soupçon : un « homme d’affaires européen, familier de la haute administration vénézuélienne », un « fonctionnaire du ministère de l’Infrastructure », le contre amiral en retraite Marco Ivan Carrata Molina, chef de la « casa militar » sous le régime de l’ancien président Carlos Andrés Pérez et de la « caution guérillera » de l’opposition, Teodoro Petkoff)
Pour soutenir que « l’ombre du Lider cubain » plane sur Telesur, la nouvelle chaîne latino-américaine d’origine multiétatique, Gyldén s’empresse d’oublier que Cuba n’est que le troisième associé en termes d’apport de capitaux [13], et que la programmation de la chaîne s’alimente de productions audiovisuelles indépendantes, émanant de l’ensemble du sous-continent.
Enfin, pour établir « la véritable nature des liens entre le commandant suprême de la révolution cubaine et le lieutenant-colonel putschiste vénézuélien » [14], il n’hésite pas à reprendre les mots de Romulo Betancourt (président de 1945 à 1948), qui décrivait Castro comme un « cyclone tropical », et de les étendre, en guise de conclusion au président vénézuélien : « (...) un nouveau cyclone tropical nommé Hugo Chavez ». La réutilisation de la métaphore permet ainsi de finir de les confondre...
Libre à chacun d’apprécier comme il veut le régime cubain et les relations entre le Venezuela et Cuba. Encore faudrait-il le faire sur la base d’une enquête sérieuse et d’informations effectives. Tel n’est pas le cas.
A moins que l’on ne considère comme des découvertes ces deux faits qu’Axel Gyldén mentionne au passage et que tant de ses confères des médias français s’obstinent à nier :
- la mention du « soutien qu[e Bush] avait imprudemment apporté aux adversaires du président vénézuélien au moment de l’éphémère coup d’Etat de 2002 » ;
- l’affirmation selon laquelle « Chavez n’est pas un dictateur ».
Bon. Et maintenant si l’on informait sur le Venezuela ?
Nils Solari