Avant d’aborder le rôle spécifique des médias dans les relations françafricaines depuis quarante ans, je vais essayer de vous expliquer le contexte historique qui a rendu possible l’installation du système Françafrique [*].
Origines de la Françafrique
Le général de Gaulle, quand il accède à la présidence de la République, doit affronter une situation internationale nouvelle, celle où les colonies de la France du sud du Sahara affirment leur volonté d’accéder à l’indépendance. De Gaulle fait mine d’accepter. Mais dans le même temps, il charge, dès 1958, son plus proche collaborateur, Jacques Foccart, de créer un système de réseaux qui emmaillotent les anciennes colonies dans un ensemble d’accords de coopérations politique, économique et militaire qui les placent entièrement sous tutelle. Ainsi, il charge son bras droit de faire le contraire de ce qu’il dit, c’est-à-dire d’installer la dépendance par un certain nombre de moyens qui sont forcément illégaux, inavouables, occultes.
Quels moyens ? Citons notamment la sélection d’un certain nombre de chefs d’Etat amis, la guerre civile dissuasive (de 100 000 à 400 000 morts dans la guerre indépendantiste au Cameroun en 1960 : ce qui ne figure dans aucun manuel d’histoire) ; le meurtre (assassinat de Sylvanus Olympio, premier président élu au Togo) ; la fraude électorale, qu’on verra réapparaître dans les années 1990... Un seul chef d’Etat d’une ancienne colonie a échappé à ce système : Sékou Touré, en Guinée. Mais il a fait l’objet de tant de complots vrais en deux ans qu’il a fini par en voir des faux partout …
Pour veiller à ce que ce système tienne bien en place, Jacques Foccart a installé des réseaux : des moyens de tenir ces pays au bénéfice de la France grâce à une organisation barbouzarde sophistiquée. Là encore, quels moyens ? Des officiers placés auprès de chaque chef d’Etat, chargés de les protéger mais parfois aussi de les éliminer ; des entreprises faux-nez des services secrets (M Le Floch Prigent a ainsi avoué qu’Elf avait été créée pour servir d’instrument aux services secrets) ; tout un tas de petites entreprises de sécurité, enfin, dont les prestations surfacturées permettaient de payer les sociétés de mercenaires... Bref, un système élaboré d’installation de forces parallèles. Et puis il y a eu l’instauration du franc CFA, présenté comme un cadeau fait à l’Afrique, et qui est en réalité un instrument magnifique de convertibilité en Suisse d’un certain nombre de richesses africaines.
Comment donner une idée de cet enrichissement mutuel entre les commanditaires français et les potentats africains ? Pour cela, il suffit de chiffrer ce qu’a rapporté la rente pétrolière du Gabon en l’espace de quarante ans : peut-être 200 milliards de francs. Or le Gabon est aussi le pays qui a le plus mauvais système de santé en Afrique. On pense bien que ces 200 milliards ne sont pas allés aux Gabonais. Ils ont été partagés entre Omar Bongo, ses proches, et les commanditaires. Même chose pour les fortunes d’Houphouët-Boigny (60 milliards de francs), d’Eyadema, de Moussa Traore, de Mobutu … souvent égales à l’endettement de leurs pays respectifs.
Ce mécanisme d’économie de rente consiste à capter la différence entre les matières premières payées à très bas prix et leur prix de vente. A cela s’ajoute le détournement d’une bonne partie de l’aide publique au développement (au moins la moitié, l’autre servant à des objectifs géopolitiques, ou de "lubrifiant" à l’extraction de la rente : il faut bien faire tourner un minimum les Etats pillés par leurs régimes …). A tout cela, ajoutons encore le fardeau insupportable de la dette : la baisse du cours des matières premières a obligé les potentats à s’endetter à bas taux.
Tout de même, au bout d’un certain temps, les régimes n’ont pas pu continuer à dire : "Nous sommes là pour le développement ou le progrès de nos peuples." Ils ont donc dû utiliser l’arme ultime du politique, qui est le bouc émissaire. Leur discours s’est adapté à cette situation. Il est devenu le suivant : "Je ne suis pas là pour le mieux être mais parce que si ce n’est pas moi, ce sera votre adversaire ethnique de toujours" …
On a vu comment ce discours ethnique, apparu à la fin des années 1980 dans des régimes en bout de course, a conduit au génocide au Rwanda. Aujourd’hui, la situation en Côte d’Ivoire est du même ordre : un régime en fin de parcours, en situation d’épuisement, de ruine économique, qui commence à utiliser l’arme ethnique avec tous les risques que cela peut avoir.
La nature de la dégradation des régimes "aidés" par la France peut tenir en une formule : l’aide publique au développement est devenue une aide secrète au contre-développement.
Elle s’est accompagnée d’une dégradation en France même. On est ainsi passé du réseau centralisé de Foccart, installé à l’Elysée, à la dispute entre Foccart et Pasqua, puis à l’apparition des réseaux Giscard, Mitterrand, Madelin, Rocard, etc. Soit 4 ou 5 réseaux politico-affairistes, mais aussi 3 ou 4 grandes entreprises menant leurs propres stratégies : Elf, Bouygues (qui gérait les services publics en Côte d’Ivoire), Bolloré (qui acquiert un monopole des transports et du tabac en Afrique, et qui est en train de remplacer Elf comme faux-nez des services secrets).
L’armée, elle aussi, a constitué son lobby, qui fait la politique de la France à Djibouti ou au Tchad. Sans oublier les différents services qui se bagarrent entre eux : la DGSE, bien entendu, première installée en Afrique auprès de chaque présidence, mais concurrencée par la DST notamment au Maghreb, au Soudan, au Burkina Faso, au Gabon..., qui au nom du danger de l’immigration se mêle des affaires intérieures d’un certain nombre de pays africains. Enfin la direction du renseignement militaire qui a joué un rôle majeur dans la désinformation au Rwanda, et la sécurité militaire, DPSD, chargée de contrôler les mercenaires et les trafiquants d’armes.
Voilà comment, après plusieurs années, on en est arrivé à une décomposition en une douzaine de réseaux et de lobbies. Avec des alliances conjoncturelles ou durables comme celle des réseaux Mitterrand et Pasqua, autour d’un certain nombre de motivations : chantage ; gestion des flux parallèles ; détournement de navires d’exportation ; constitution de l’empire des jeux de la "Corsafrique" qui est un vecteur de blanchiment important ; trafics de fausses monnaies, de drogues …
Si on remonte dans les motivations, il y a aussi le partage de la rente ou le copinage entre militaires africains ou français formés aux mêmes écoles. Et les schémas géopolitiques, très importants, comme ce qu’on a appelé le syndrome de Fachoda : la pensée selon laquelle tout ce qui peut arriver de mauvais pour la France en Afrique vient d’un complot des Anglo-saxons. Une obsession de Mitterrand, depuis l’assassinat d’Olympio au Togo jusqu’à l’affaire du Rwanda... Il y a aussi la grande politique arabe : on s’allie avec le Soudan, régime intégriste et raciste, responsable de la mort de près de 2 millions de personnes dans une guerre civile impitoyable.
Tout ce système compliqué, que j’appelle la partie immergée de l’iceberg, a eu tendance à s’enfoncer depuis 3 ou 4 ans. On est passé de la Françafrique à la "Mafiafrique", que révèlent les dernières affaires. Pour donner une idée de cet enfoncement, je passerai brièvement du Rwanda au Congo-Brazzaville.
De la françafrique à la mafiafrique
Au Rwanda, dans les années 1990, grâce à des commandos actions de la DGSE, soit à peu près un millier d’hommes, la France a formé des troupes d’élite capables d’opérer de manière déguisée, comprenez déguisées en mercenaires. Un commandement des opérations spéciales a été créé, dépendant directement de l’Elysée. C’est une sorte de garde présidentielle "à l’africaine", qui permet de mener des guerres secrètes en Afrique sans interventions officielles. C’est ce qui s’est passé au Rwanda, en 1992-93, comme l’a reconnu la mission d’information parlementaire.
Jacques Chirac, quand il accède à la présidence, hérite de cette garde présidentielle et l’utilise en 1997-98 dans la guerre civile au Congo Brazzaville. Là, nous avons vu des soldats français déguisés en mercenaires. Le ministre Charles Josselin l’a reconnu dans Jeune Afrique, en disant : "Il y a beaucoup de confusion au Congo-Brazzaville parce que trop de mercenaires français ont à peine eu le temps de quitter l’uniforme qu’ils portaient hier"...
Et puis il y a le recours croissant aux vrais mercenaires. Tous sont recrutés dans les milieux d’extrême-droite, notamment dans le DPS, la garde présidentielle de Le Pen, qui comportait un millier d’hommes, anciens militaires, gendarmes ou policiers pour l’essentiel, et qui s’est divisée en deux, à part égale avec le DPA pour Bruno Mégret. Ce sont deux réservoirs qui demeurent fonctionnels.
Je ne résiste pas ici au plaisir de vous raconter une histoire illustrative de la Françafrique, celle de Bernard Courcelle. Au début des années 1980, il est un officier de la sécurité militaire, la DPSD. Collègue de Bruno Gollnish, il est chargé du contrôle des mercenaires et du trafic d’armes. Pour mieux contrôler les mercenaires, il crée une société de mercenaires avec son frère. Ensuite, il passe à la sécurité du groupe Luchaire qui se livrait à des trafics d’armes avec l’Iran et l’Irak.
Peu après, de 1989 à 1993, Bernard Courcelle devient responsable de la sécurité du musée d’Orsay, en somme garde du corps de Mme Anne Pingeot, Mme "Mitterrand bis", qui en était la conservatrice. Quand vous savez les millions dépensés par Mitterrand pour protéger l’intimité de sa vie privée, vous imaginez bien que cette fonction n’était pas attribuée à quelqu’un qui était éloigné du pouvoir. 1993, Courcelles est promu directeur de la garde présidentielle de Le Pen. Monsieur DPSD passe au DPS, où il y a mille hommes disponibles pour les aventures mercenaires. Il y reste jusqu’en 1999. Là il devient directeur de la garde présidentielle de Denis Sassou Nguesso, le dictateur rétabli par la Françafrique qui venait de commettre une série de crimes contre l’humanité. Et deux ou trois mois plus tard, Bernard Courcelles se retrouve à la direction de la sécurité des installations pétrolières du port de Pointe Noire, élément majeur de la politique pétrolière française en Afrique.
Ce circuit montre des mélanges qui ne peuvent s’expliquer que parce que les fonctionnements sous-terrains de la Françafrique n’ont rien à voir avec ceux présentés en surface. Autre exemple de ce décalage : à partir de 1990, on se met à parler de la Françafrique. La Coopération française va donc créer des zones de transparence pour que tout peuple africain puisse bénéficier des mérites de la démocratie. Dans une cinquantaine d’élections majeures, les gens se sont mobilisés d’une manière extraordinaire pour renverser leurs tyrans. Mais pendant ce temps, une autre coopération a été envoyée pour installer des logiciels de centralisation des résultats, une partie de ces coopérants étaient issus de la Mairie de Paris et tout à fait formés en la matière... Et dans cinquante élections majeures, à part 2 ou 3 au début où le système a été pris par surprise, et 2 ou 3 à la fin (Niger, Guinée Bissau, Sénégal) où les Africains ont commencé à trouver des parades, le résultat a été à l’opposé de la volonté des populations : les gens votaient pour éliminer le potentat, et ils se sont retrouvé au contraire avec une légitimation du potentat.
J’en viens à présent au Congo Brazzaville, objet du titre "Noir Silence".
Au Congo Brazzaville
En 1990 un mouvement populaire renverse le dictateur Sassou Nguesso. Une constitution est votée presque à l’unanimité, un président est élu. Celui-ci a le malheur de demander 33 % de royalties sur le pétrole au lieu des 17 % de Sassous Nguesso : un quasi doublement. On peut dire que c’est un crime de lèse Françafrique. Dès lors, les réseaux s’activent pour préparer le retour au pouvoir de Sassou Nguesso, au terme d’une sanglante guerre civile.
Récemment, Jean-Charles Marchiani a fait un aveu époustouflant dans Le Monde : il a déclaré que la négociation qu’il avait menée au nom du ministre de l’Intérieur avec l’Angola avait pour but le renforcement de l’action de la France dans cette région et pour résultat l’intervention militaire de l’Angola dans les deux Congo. Autrement dit, alors que la France déclare une politique de non-ingérence, elle arme l’Angola pour intervenir dans deux des plus sanglantes guerres civiles d’Afrique. C’est extraordinaire, et je m’étonne qu’il n’y ait pas eu d’avantage de gens pour relever cet aveu fantastique.
Donc, via ses vrais faux mercenaires, via la présence d’un contingent angolais, d’un contingent tchadien jouant les tirailleurs sénégalais, via la présence de génocidaires du Rwanda et de résidus de la garde de Mobutu, la France a renversé le régime qui avait été installé au terme du processus démocratique. Tout cela est relativement commun. Mais comme le nouveau régime de Sassous Nguesso a recommencé son pillage et ses persécutions, la guerre civile a redémarré fin 1998. Entre la fin 1998 et la fin 1999, il y a eu au Congo-Brazzaville dans une guerre pilotée depuis l’Elysée, plus de morts et de viols qu’au Kosovo, en Tchétchénie et à Timor-Est réunis.
Regardez la couverture médiatique de ces trois événements, les milliers de pages qui y ont été consacrées, voyez à présent ce que vous avez pu lire sur le Congo Brazzaville... Durant cette guerre terrible, il y a eu aussi des dizaines de milliers de viols systématiques à caractère ethnique. Quasiment rien dans la presse. Pourquoi ? Tous les reporters ont été dissuadés de s’y rendre. Des équipes en ont été empêchées. Il s’est abattu un "noir silence" total sur une guerre qui a détruit un pays et qui a comporté au moins quatre crimes contre l’humanité successifs.
Passons à présent à l’Angola, brièvement.
Angola
Dans ce pays, on est en train de passer à la "Mafiafrique". Depuis son accession à l’indépendance il y a 25 ans, règne une guerre civile épouvantable, qui a fait plus de 500 000 morts. Dans ce pays, Le Floch-Prigent a avoué, et on dispose de témoignages sur ce point, que l’on avait aidé les deux côtés de la guerre. Evidemment, dans ces conditions, une guerre peut durer longtemps.
L’Angola, c’est le Koweit du XXIe siècle, on y trouve les plus grands gisements d’Afrique. On se donne donc les moyens de les contrôler. Là il n’est plus questions de syndrôme de Fachoda : il y a 45 % pour Elf-Totalfina et 45 % pour une compagnie anglo-saxonne. Et puis 10 % pour une société qui va s’appeler, par exemple, Falcon-Oil. Monsieur Falcone, qui n’est pas plus pétrolier que vous et moi, enlève son "e", met "oil" à la fin, et il a 10 % d’un des plus gros gisements de la planète. Autrement dit, la vente des armes est programmée dans l’exploitation pétrolière.
Donc, aujourd’hui, la programmation des ventes de biens et services militaires est clairement liée à la découverte du pétrole. Quand vous regardez de près, quand vous observez qui sont ceux qui dirigent véritablement les compagnies pétrolières, vous vous rendez compte qu’il y a un mélange extrêmement troublant entre des vendeurs de pétroles et des gens qui sont en fait des vendeurs d’armes. C’est pourquoi l’affaire Elf est d’abord une affaire de ventes d’armes (Sirven était plus un vendeur d’armes que de pétrole). Et je pourrai vous donner tout un tas d’autres noms que vous connaissez moins : Pierre Lautier, Etienne Leandri, etc. Tout un tas de gens qui sont plus vendeurs d’armes, et qui sont aussi membres des services secrets ou honorables correspondants des services secrets.
Vous avez ainsi un triptyque : vente d’armes / vente de pétrole / services secrets. Avec lui, non seulement c’est une calamité de découvrir du pétrole, car l’argent du pétrole se convertit aussitôt en armes et entretient la guerre civile, mais en même temps, tout ça sert à constituer des cagnottes pour les services secrets, qui leur permettent de mener leurs guerres secrètes et de s’enrichir.
Comme dirait Alfred Sirven, dont on a découvert 3 milliards en Suisse qui sont une petite partie de l’argent brassé : "J’ai de quoi faire sauter vingt fois la classe politique française". Au bout de quarante ans de méthodes de voyou mises en place dans le système Foccart pour contrôler l’Afrique, les gens sont devenus de vrais voyous, ils n’obéissent plus à la raison d’Etat. Ils commandent aux politiques en ayant les moyens de les faire chanter. On a complètement inversé la situation. Et je ne vous parle pas des journalistes, mais vous imaginez que ces gens-là ont les moyens de faire pression sur un certain nombre d’entre eux. Ils ont vraiment beaucoup d’argent. Falcone est milliardaire, Gaydamac multimilliardaire, etc.
J’en viens aux branchements de la "Mafiafrique", à savoir que ce système parallèle qui contribue au pillage de l’Afrique se croise maintenant dans des pays comme l’Angola avec des systèmes analogues américains, britanniques, sud-africains, brésiliens, russes, israéliens etc.
La Mafiafrique
Par exemple, M Gaydamac travaille étroitement avec les services russes et les services israéliens. A partir de 1985, le KGB et une partie de la Nomenklatura russe ont commencé à établir des comptes financiers en Suisse et à l’extérieur.
Après la chute du mur de Berlin, on a vendu à vil prix les stocks de pétrole, d’aluminium, d’engrais (gigantesques), les armes russes, les créances russes, les diamants..., on les a vendus parfois au dixième de leur valeur, et toutes ces ventes bradées ont constitué une cagnotte gigantesque à l’extérieur de la Russie qu’on peut chiffrer bien au-delà d’une centaine de milliards de francs.
Eh bien cet argent est en train de permettre à certains de prendre le contrôle d’une partie du marché des diamants, très lié aux guerres civiles. Il rentre ainsi en connexion, en Angola, avec les méthodes des services secrets français et américains.
Dans la Françafrique, il faut aussi noter l’importance de la Grande Loge Nationale Française, héritière des lobbies coloniaux. c’est une obédience franc-maçonne très à droite. Je précise que nous n’avons rien contre la franc-maçonnerie qui a joué un rôle éminent dans l’institution de la République et dans la conquête des droits sociaux en France. Mais il y a au moins une obédience qui a largement dérapé et il y a eu, dans les autres obédiences, des dérapages par intérêt personnel ou parce que les services secrets ont toujours été tentés d’infiltrer ce cercle d’initiés. Mais la plupart des potentats africains sont à la GLNF : Idriss Deby, du Tchad, Sassou Nguesso, du Congo-Brazzaville, Bongo, Compaoré, le général Gueï, etc. Le démocrate récemment élu au Niger va s’y faire initier sous peu - apparemment, il ne pourrait survivre sans cela -, Michel Roussin, comme Jacques Godfrain, ex-ministres de la Coopération, y sont aussi, de même que la plupart des grands corrupteurs français de ces derniers temps : Méry, Pacary, Crozemarie, Schuller. L’état-major de TF1 est aussi à la GLNF, nombre de responsables des services spéciaux français sont à la GLNF, Sirven y était aussi, on ne pouvait accéder au commandement des troupes coloniales marines qu’en y étant, etc.
Tout cela fait un croisement important. La GLNF se flatte sur son site d’avoir recruté les 200 principales personnalités gabonaises. C’est un peu le cœur de la Françafrique. Un certain nombre de médias, de juges, de magistrats, d’experts sont aussi sous sa coupe. Tout cela fait un petit peu problème pour la République. Alors j’avance...
On a un système parallèle qui a largement dégénéré : au lieu d’être centralisé, il est composé désormais d’une douzaine de réseaux et de lobbies fortement rattachés à l’appareil d’Etat, puisque les vrais faux mercenaires dépendent directement de l’Elysée et un certain nombre d’entreprises impliquées sont très fortement en lien avec les pouvoirs publics. Donc on a ce système parallèle qui en croise d’autres, dans d’autres pays, le tout facilité par la montée des paradis fiscaux et l’impunité totale de la criminalité financière.
Comme l’explique le juge Van Ruymbecke, un mafieux peut en 24 heures faire quatre virements par quatre paradis fiscaux. Il faut deux ans et demi en moyenne au juge pour remonter un virement, donc dix ans pour remonter ce qu’un mafieux a fait en 24 heures.
Par conséquent, aujourd’hui, devant la grande criminalité internationale, la justice est totalement impuissante. Ils sont assurés de l’impunité, ce qui ne vous apparaît peut-être pas puisqu’on ne parle que des affaires. Mais il ne faut pas oublier que comme dans toutes les mafias, un clan de temps en temps balance l’autre, et que si les juges s’en sortent, c’est parce qu’ils trouvent dans leur boîte aux lettres le numéro de compte de l’adversaire, sans quoi ils n’auraient aucune chance. Devant ce type de phénomène, les points de rencontre entre les développements considérables de ces cagnottes parallèles sont en train d’exploser, et ce ne sont plus les Etats qui gouvernent les services secrets, ce sont certains anciens des services secrets qui gouvernent les Etats. On est donc devant des défis extraordinaires pour la démocratie et aussi pour la presse. J’y viens maintenant.
La presse et la Françafrique
Au départ, c’est assez simple à comprendre. Cette Françafrique mise en place par des gens qui appartiennent aux services secrets est un domaine réservé, quasi militaire. Que fait-on dans les domaines militaires ? Depuis toujours, de la désinformation. C’est une arme essentielle de la guerre.
Depuis toujours, les responsables des services secrets sont chargés de contrôler étroitement ce qui se passe dans différents pays. Si vous lisez les mémoires de Claude Silberzahn ancien directeur de la DGSE, ou d’Yves Bonnet, ancien directeur de la DST, il y a plusieurs pages où ils nomment leurs amis dans la presse, certains dans le plus célèbre des quotidiens français. Et ils expliquent comment on peut faire ami-ami avec certains journalistes pour faire passer discrètement les thèses de leurs services. Il y a donc une stratégie permanente.
Certains ont ainsi fait l’étymologie du terme "khmers noirs", montrant comment à partir de 1993, les services ont distillé dans quelques médias choisis cette notion, qui visait à diaboliser le FPR et les Tutsis et qui a concouru à préparer le génocide. Vous avez donc une manipulation courante des médias.
La France est le seul pays démocratique, à ma connaissance, qui a une police des médias : il existe 57000 fiches de journalistes au RG. Je ne comprends pas que la presse tolère ça. C’est quelque chose d’insupportable. Dans ces fiches, on trouve évidemment tous les petits problèmes personnels des gens, leurs problèmes d’impôts... Moyennant quoi, un certain nombre de journalistes peuvent être discrètement tenus. Rappelez-vous un épisode formidable, il y a quelques jours, sur TF1. Quand PPDA a osé parler de blanchiment, Charles Pasqua a répondu : "M Poivre d’Arvor, si je n’étais pas votre ami, je vous répondrais sur un autre ton. Rappelez-vous que j’ai été deux fois ministre de l’Intérieur." Publiquement ! Comprenne qui pourra !
Ces moyens de chantage sont importants. Une journaliste spécialisée sur les questions africaines me disait un jour : il y a trois moyens de tenir les journalistes spécialisés sur l’Afrique, qui sont relativement peu nombreux. Il y a l’argent, le sexe et l’alcool. Parfois les trois ensemble. Des moyens classiques, souvent les bons. Il en existe un quatrième : le dopage. Sachant qu’il est très difficile d’avoir des informations sur ces questions, vous procurez à des journalistes que vous choisissez des informations de premier ordre, des "scoops". Ces journalistes deviennent des ténors de l’information, mais si vous ne leur fournissez plus d’informations, ils sont en manque.
Bien entendu l’un des principes de base de la désinformation, c’est qu’il faut avoir de la très bonne information. Donc les désinformateurs sont ceux chez lesquels on trouve en permanence la meilleure des informations.
Vous avez aussi les journalistes au service de tel ou tel clan de la Françafrique. Vous repérez à un moment donné qu’ils tirent toujours sur le même clan, ce qui signifie qu’ils sont alimentés par le clan adverse. C’est un peu comme pour l’affaire Elf. Il faut savoir que chacun des journalistes très bien renseignés a en fait accès au dossier par l’avocat de l’une des parties. Donc il va tout balancer sauf ce qui concerne sa partie. Dans un autre journal, vous avez un autre avocat, etc. Donc vous pouvez repérer un certain nombre de biais. Cela, c’est du décryptage élémentaire des médias.
Mais parfois, cela va plus loin. Comme dans l’affaire du Rwanda, où il y a eu des cas de désinformation extraordinaires [1]. Au Congo, cette désinformation est allée jusqu’à censurer quasiment une guerre civile. Seul un journaliste a réussi à s’y rendre, de Témoignage Chrétien, et quand il est revenu, on s’est arrangé pour faire sombrer son papier et l’étouffer de manière sordide. TF1 a voulu envoyer une équipe, elle a été décommandée à la dernière minute.
Autre cas bien connu. Mon éditeur Laurent Beccaria a travaillé avec une journaliste, Dominique Lorentz, qui a découvert que l’ensemble de l’affaire des prises d’otages et des attentats à Paris dans les années 1980 était un chantage permanent de l’Iran pour obtenir l’uranium enrichi promis au shah à la fin des années 1970 de manière à disposer de la bombe atomique. Elle explique comment Chirac et Mitterrand ont cédé au chantage, tandis que Michel Barouin, qui s’y opposait, a été supprimé pour cela. Dominique Lorentz, dans "Une Guerre", explique aussi comment l’uranium enrichi est parti du Gabon. Ce livre a reçu les éloges des plus grandsexperts.Quand Laurent Beccaria est arrivé chez son patron de chez Stock, Claude Durand, qui avait pris l’avis de Lagardère, il lui a dit : ce livre est imparable, mais impubliable. Il ne faut pas casser la machine. Donc Beccaria est parti imprimer ce livre en Espagne. Il a fondé sa maison d’éditions, les Arènes, il a tiré "Une Guerre" à 10 000 exemplaires partis comme des bouchées de pain : le tout Paris renseigné l’a lu. Eh bien il y a eu huit articles préparés dans les plus grands médias, ils ont tous été bloqués. Ce livre majeur pour comprendre un élément très important de l’histoire de France des années 1980 a été totalement censuré. A ma connaissance, seul un journaliste, Mathieu Aron, en a parlé sur France Info, ainsi qu’un journal féminin. Tout le reste a été censuré. Connaissez-vous une démocratie occidentale où, sur un livre aussi important, on est capable de faire un silence total ? On aurait pu très bien démolir ce livre. On aurait pu dire : ce livre ne vaut rien. Non. Le silence total ! On est face à une capacité de pression absolument exceptionnelle.
Pour finir, je voudrais faire un sort rapide à la presse franco-africaine : D’abord Jeune Afrique. Son directeur Béchir Ben Yahmed a avoué que depuis le début des années 1980, il mangeait tous les mois avec Jacques Foccart. Cela s’est tellement bien passé que Foccart a fait de Jeune Afrique le légataire universel de ses œuvres. Ça annonce la couleur... D’après ce que j’ai pu comprendre, Jeune Afrique est peut-être plus riche des articles qu’il n’a pas publiés que de ceux qu’il a publiés. C’est-à-dire que ces excellents articles étaient soumis à ceux qui étaient visés, et remisés, moyennant sans doute des compensations. Vous avez ainsi dans Jeune Afrique, en permanence, des publi-reportages extrêmement coûteux. Jeune Afrique a donc souvent été partie prenante dans les mauvaises causes. Mais ce magazine suit le mouvement, c’est-à-dire que, de temps en temps, il se pose en révolutionnaire : une tactique habituelle.
Africa international a été fondé par deux éminences de la Françafrique, Jean-Yves Ollivier, qui a joué et qui joue encore un rôle majeur dans toute cette histoire, et le colonel Léthier, ancien numéro deux de la DGSE, qu’on trouve au cœur d’un certain nombre d’opérations d’Elf.
Le nouvel Afrique Asie, journal révolutionnaire, doit parfois concéder à certains tyrans notoires car il faut bien vivre...
Donc c’est assez difficile de se faire une idée de ce qui se passe en Afrique dans la presse spécialisée.
L’activité de Survie
Et nous, à Survie, comment travaillons-nous ? Nous croisons quatre sources. D’abord l’ensemble de la presse et de la documentation française. Quand on connaît le pedigree et la généalogie de l’ensemble des journalistes, on repère qu’il y en a une quinzaine qui, malgré toutes ces conditions défavorables, malgré parfois leur rédaction, font magnifiquement leur travail. Les meilleurs articles sortis depuis dix ans sur la Françafrique ont été publiés par Patrick de Saint-Exupéry dans le Figaro. Car il ne faut pas faire de manichéisme : il y a des journalistes libres dans tous les médias. Un journaliste m’a accueilli pendant une heure sur LCI la chaîne de Bouygues, pour parler de la Françafrique. Au milieu j’ai parlé, parmi les réseaux, de Bouyues. Je me suis quand même excusé à la fin en lui disant que j’étais désolé parce que j’allais sans doute lui attirer des ennuis. Il m’a dit : "Bof ! Tant que je suis là, je suis là". Il a fini par être viré, mais il y a des gens courageux. Donc ne soyons pas manichéens, car la liberté existe et il y a des gens qui l’exercent tous les jours et que l’on peut repérer.
On peut aussi repérer les désinformateurs. A condition d’y aller avec des pincettes, on trouvera aussi chez eux de la très bonne information. Quand M Silberzahn dit que Jacques Isnard, qui rend compte des questions militaires dans Le Monde et qui cite en permanence ses sources dans les services secrets, est un très bon ami, ce que dit Isnard n’est peut-être pas vérité d’évangile mais pour connaître le point de vue de la DGSE, c’est excellent.
Donc vous trouvez pas mal de choses dans la presse française, mais c’est insuffisant. Il faut la croiser avec la presse étrangère qui a d’autres biais. Il y a les presses belge, anglaise, américaine, sud-africaine, d’autres pays d’Afrique...
Nous avons aussi un réseau de correspondants que nous avons tissé : experts, journalistes, responsables d’associations à travers le monde avec qui nous confrontons nos informations. Et puis il y a une source énorme d’informations, c’est le millier d’Africains qui, eux, ne peuvent publier, sinon au risque de leur vie, et qui viennent auprès de ceux qui veulent parler, fournir un certain nombre de choses.
Bien entendu, ce n’est pas non plus une source entièrement fiable, mais quand vous la croisez avec les autres, vous repérez des informations viables. Et tout ça finit par faire une force d’informations non négligeable. Vous savez, bien que j’aie intitulé ce livre "Noir silence" en avril 2000, parce que nous étions persuadé qu’il y aurait un boycott total dans les médias, ce qui n’a pas manqué de se produire, à deux exceptions près (RFI et France Culture), eh bien quand les affaires ont éclaté, un certain nombre de journalistes non spécialistes de l’Afrique se sont rendus compte que c’était bizarre : la liste des mises en examens ressemblait à l’index de "Noir Silence" ! A partir de là, on a commencé à parler du livre un peu partout...