A la « une » :
– « Un monde plus sûr et où on meurt moins »
Le 19 octobre 2005, Le Monde titrait en « une » sur une bonne nouvelle commentée aussi en éditorial : « un monde plus sûr avec moins de guerres et moins de victimes » :
« ... réduction de 80 % du nombre de génocides et autres massacres d’ampleur ; réduction de 40 % du nombre de conflits ; réduction phénoménale du nombre de morts par conflit (38 000 en moyenne dans les années 1950 ; 600 aujourd’hui), réduction de 30 % du nombre de réfugiés dans le monde, etc. Reste une indication très négative : alors que des conflits du passé frappaient souvent majoritairement les combattants, les victimes des guerres actuelles sont à 90 % des civils. Au cours de la période 1945-1990, le monde était donc à feu et à sang. Depuis 1990, il est plus sûr. On s’y fait moins la guerre, on y meurt moins. » [1] On peut se demander quelles conclusions il faut tirer du choix de la chute du Mur de Berlin comme date de référence et ce que peut vouloir dire « un monde plus sûr » alors que la prolifération nucléaire persiste. Il reste que l’on se réjouira pour les vivants ou survivants que les morts n’aient pas été plus nombreux.
En revanche, puisque Le Monde consacre sa « une » à cette réduction significative, on ose espérer qu’il consacrera un jour sa « une » à l’accroissement constant du nombre de tués au travail. Selon le Bureau International du Travail (11 avril 99) « il y a chaque année plus d’un million de morts dues au travail soit 3 000 morts par jour, 2 par minute.[...] Il est bon de savoir que le nombre de décès dus au travail est supérieur à celui des accidents de la route (990 000) à celui des guerres (502 000) à la violence criminelle (563 000) et à celui du Sida (312 000). » Et le même BIT constate qu’en 2003, cela s’est aggravé : « Les accidents et maladies du travail tuent quelque deux millions de personnes par an et coûtent 1250 milliards de dollars à l’économie mondiale » On meurt moins et le monde est plus sûr ? Cela dépend pour qui et de quel point de vue... [La fin : d’après un communiqué daté du 19 octobre 2005 de « Démocratie et socialisme », rédigé par Gérard Filoche]
I. Indépendances
Indépendance (1)
– Journalisme plénipotentiaire : Entre ici, Renaud Girard !
Les grands reporters sont parfois de grands patriotes. Renaud Girard, par exemple. Depuis plus de vingt ans, ce journaliste du Figaro parcourt les terrains les plus brûlants de l’actualité. Le Point, qui l’interviewe dans son édition du 6 octobre 2005, résume ainsi ses courageux états de service : « Il a couvert toutes les guerres : l’Algérie en 1984 (sic), l’Afghanistan dans les années 80, la guerre en Yougoslavie, le Rwanda de Paul Kagamé. Il a passé le réveillon de l’an 2000 en Tchétchénie, encerclé par les forces russes, suivi les élections à Bagdad en janvier... »
Qu’est-ce qui fait courir Renaud Girard sous les obus ? L’amour du journalisme et le goût de l’aventure, bien sûr, mais pas seulement. L’hebdomadaire nous apprend qu’une autre passion anime le reporter vedette du Figaro, entré en journalisme après avoir fréquenté les bancs de l’École Nationale d’Administration (ce qui ferait de lui un « rebelle de l’ÉNA », un « iconoclaste ») : rendre service aux dirigeants de son pays. « “Cela a été ma façon à moi de servir l’État”, sourit-il. “Chaque fois que je rentrais de reportage, je briefais les diplomates ou l’Élysée sur ce que j’avais vu.” »
Cette franchise est méritoire : elle éclaire de manière enjouée une branche méconnue de la profession qualifiée dans L’Almanach critique des médias de « journalisme patriote et plénipotentiaire ». [...] Nous n’oublions pas, en effet, que ce quasi-proconsul [René Girard] s’était déjà distingué le 27 novembre 2004. Il campait le pompier de service sur un plateau de France 3 convoqué dans l’urgence suite à la diffusion d’un documentaire évoquant le génocide des Tutsis du Rwanda. Il est vrai que « Tuez-les tous ! » Histoire d’un génocide « sans importance » (de David Hazan, Raphaël Glucksmann et Pierre Mezerette) s’aventurait à détailler - pour la première fois sur une chaîne hertzienne - l’implication dans ce génocide des plus hautes autorités civiles et militaires de la République française. Faisant écho à Édouard Balladur, Hubert Védrine et Paul Quilès, Renaud Girard s’était dressé, ce soir-là, contre « la mode facile de l’auto flagellation », répétant que « la repentance y en a assez » et défendant avec vigueur l’honneur outragé de la France éternelle (« la rafle du Vél’ d’Hiv’ elle est pas faite par la France - elle est faite par l’État peut-être mais pas par la France -, la France est à Londres à ce moment-là ! »). Et en 1994, elle était où « la France » ? [...] » [Mehdi Ba et Olivier Cyran].
– Lire, sur le site des éditions des Arènes, tout l’article
Indépendance (2)
– Professionnalisme présumé et indépendance garantie
Entendu dans l’émission du 6 octobre 2005 de Jean-Marc Morandini sur Europe 1. Invitée, Arlette Chabot, répond à la question d’une auditrice :
- Auditrice : « Bonjour merci d’avoir sélectionné ma question. Je voulais poser la question suivante à Arlette Chabot : est-ce qu’elle connaît un pays au monde où dans le service public, le journal télévisé est présenté par la femme d’un premier ministre en exercice ?... » br>
- Arlette Chabot : « [...] Notre position est simple. On avait évoqué le cas de Béatrice Schönberg il y a quelques mois, bon il y a un changement d’état civil qui ne change rien, au fond, sur la confiance qu’on a placé en Béatrice. D’ailleurs je ne crois pas qu’il y ait la moindre difficulté sur son travail ou la moindre, comment dirais-je, polémique sur ce qu’elle dit ou ce qu’elle fait à l’antenne, depuis la rentrée. Or pourtant il y a beaucoup d’actualité qui arrive le week-end qui peut coincer... enfin qui porte ou qui concerne quelqu’un qui est assez proche d’elle. Donc je crois que notre position et celle de Patrick de Carolis a été de dire [...] que Béatrice est une grande professionnelle, qu’on lui fait parfaitement confiance, et de plus je répète, c’est valable pour elle comme pour tous les présentateurs de France 2, qu’elle n’est pas responsable du journal, qu’il y a une équipe de rédaction en chef, qu’il y a la rédaction de France 2 et qu’il y a une direction de l’information. Donc voilà, donc pas de changement, et puis moi je ne ferais pas référence à des pays y compris anglo-saxons, où on a vu une très grande journaliste, qui est pour moi une des plus grandes journalistes aujourd’hui américaines, qui effectivement a épousé le porte-parole de l’équivalent du ministre des affaires étrangères, ça ne l’a jamais empêché de dire ce qu’elle pensait des politiques américaines. Je crois qu’on peut faire bien son travail quand même. ».
Dont acte. Si la présentatrice était compétente avant son « changement d’état civil », pourquoi ne le serait-elle pas après ? Et si ça se fait ailleurs, ça n’est forcément pas mauvais... Avouons-le : la connivence socialement conditionnée peut préexister à des relations intimes et ne rien devoir aux relations matrimoniales.
Indépendance (3)
– PPDA, patron du JT de 20 heures commenté par Chomsky et Herman
PPDA se proclame patron indépendant du JT de 20h
- Ivan Levaï : - « Moi, je dois dire... Je vous l’dis, hein : je suis très admiratif. Mais j’ai une question à vous poser : Est-ce que vous êtes le patron du journal de 20 heures de TF1 ? C’est-à-dire : ce qui s’y dit, ce qui s’y montre, est-ce que c’est du pur Poivre d’Arvor ? Est-ce que... » br>
- Patrick Poivre d’Arvor : - « Oui. Totalement. Totalement... [2] » br>
- Ivan Levaï : « C’est vrai ? » br >
- Patrick Poivre d’Arvor : « ...Donc j’assume. Oui oui. Y compris si c’est pas bon. Faites-m’en le reproche mais, vraiment, je suis le patron . C’est d’ailleurs ce qui me différencie de ce que je faisais quand j’étais sur la 2, où je n’étais pas le patron. Et, là, aujourd’hui, c’est une décision que j’ai demandée et qu’on a prise, il y a dix-huit ans, quand j’ai recommencé sur la Une, à savoir d’être le patron. Parce que ça me permet d’avoir des décisions uniformes et beaucoup plus rapides. [...] Mais je vous garantis et je vous jure - croyez-moi, s’il vous plaît - : Patrick [Le Lay] ne m’a rien demandé depuis au moins trois ans. Quant à Etienne Mougeotte, il a dû me demander, me passer un coup de téléphone dans les six derniers mois. Le reste étant des coups de téléphone plus généraux où on fait ensemble un peu notre petit café du commerce politique (car il adore la politique). Mais, sur ces sujets-là, il me fait confiance. Si un jour, ça doit pas marcher, eh ben... Si je fais une faute, j’en paierai les conséquences, et Dieu sait si j’en ai déjà payé quelques conséquences. » br>
- Ivan Levaï : « Merci Patrick, et bon week-end. » br>
- Patrick Poivre d’Arvor : « Merci. Merci beaucoup, Ivan. »
(Patrick Poivre d’Arvor, in « Les grands prêtres de la grande messe : un drôle de métier, le présentateur du journal : Patrick Poivre d’Arvor, David Pujadas, Christophe Hondelatte, Patrick Roger », Inter Média, émission d’Ivan Levaï et Sophie Loubière, samedi 8 octobre 2005, à 21mn55s puis 27mn50s du début)
Noam Chomsky et Edward S. Herman avaient répondu par avance
« Le modèle de propagande nous aide à percevoir comment les personnels médiatiques s’adaptent volontairement - ou sont amenés à s’adapter - aux exigences du système : étant donné les impératifs de l’organisation d’entreprise et le fonctionnement des divers filtres, leur réussite exige d’eux qu’ils se conforment aux besoins et aux intérêts des secteurs privilégiés. Dans les médias comme dans toute autre institution d’importance, ceux qui n’affichent pas les valeurs et les perspectives requises risquent d’être considérés comme des « irresponsables », des « idéologues » - c’est-à-dire comme des aberrations qu’il vaut mieux larguer en route. Il est possible que quelques exceptions réussissent à subsister mais le schéma est envahissant et tout y est prévu. Ceux qui s’y adaptent en toute honnêteté seront libres de s’exprimer sans grand contrôle institutionnel et il leur sera facile d’affirmer qu’ils ne ressentent aucune obligation de se conformer au modèle : les médias sont « libres », en effet, pour ceux qui adoptent les principes nécessaires à leur « dessein social ». [...] Les mass media sont des institutions idéologiques efficaces et puissantes et leur modèle de propagande dépend [...] d’une intériorisation des hypothèses consensuelles et de l’autocensure, sans qu’il soit besoin de recourir à une coercition ouverte. »
(Noam Chomsky, Edward S. Herman, La fabrique de l’opinion publique. La politique économique des médias américains, 1988, tr. fr. : Le Serpent à plumes, 2003, pp. 239-240, 242) - Transcription et commentaire de Ian.
II. Complots
Complot (1)
– Le complot trostkyste
Le journal de 13 heures de France 2 a consacré, jeudi 20 octobre, un sujet à la sortie du livre de Lionel Jospin (en librairie à partir du 27 octobre). Après l’introduction d’usage d’Elise Lucet indiquant que « l’ancien Premier ministre » avait « décidé de revenir sur le devant de la scène politique »... le journaliste Jeff Wittemberg ouvre le sujet en voix-off : « "Le Monde comme je le vois" traite donc du monde dans ses 336 pages, mais aussi de la France pour laquelle Lionel Jospin s’inquiète car c’est un pays où apparaît, c’est un des temps forts du livre, ’une nouvelle aristocratie’. L’ancien militant trotskiste dénonce ce ’nouveau groupe dominant’, selon lui, cette ’alliance entre des grands dirigeants d’entreprises, financiers, cadres de haut niveau et privilégiés des médias’. Lionel Jospin croit toujours au socialisme... »
Evidemment un ex-Premier ministre, ex-candidat à la présidentielle du PS qui pointe le rôle des « privilégiés des médias » ne peut-être qu’un « ancien militant trotskiste ». [Acrimed, alerté par une brève paru dans Politis du 27 octobre, n°873)]
Complot (2)
– Le comploteur solitaire
Nous arracher cet aveu fut long et difficile. Mais, soumis de longue date à une torture intensive - la lecture obligatoire de déclarations prolifiques -, nous cédons. Oui, héritiers inconscients et successeurs malgré nous des auteurs du Protocole des Sages de Sion, nous sommes, comme eux, des adeptes de la « théorie du complot ». Mais nous savons que le risque auquel s’expose toute conspiration, c’est la trahison de l’un des conjurés. C’est pourquoi nous le proclamons : le complot à la fois le plus sûr et le plus dangereux est le complot solitaire. Et nous l’avons découvert ! Dans tous les médias qui lui accordent leur hospitalité, le comploteur solitaire, plutôt que de se livrer à la moindre critique des médias, préfère démasquer d’imaginaires « théoriciens du complot ».
Dans le quotidien gratuit 20 minutes du 21 septembre 2005 (page 57), un article hostile au programme « Tir nourri contre la télévision » s’appuie sur l’analyse savante d’un tout récent « sociologue des médias » (c’est ainsi qu’il se présente ou qu’il est présenté). Voici comment : « En juillet 2004, une jeune femme avait déclenché un tourbillon médiatique en prétendant avoir subi une agression antisémite. « Ces dérapages ne sont pas des cas isolés, mais résultent du système médiatique actuel, que seuls les supports non marchands peuvent dénoncer », estime le réalisateur. Un point de vue un brin abusif. En effet, tous les médias ou presque sont revenus sur les raisons de l’emballement [en mettant en cause « le système médiatique actuel » ?] « Ces critiques, comme celles de Pierre Carles, sont utiles, juge le sociologue des médias Philippe Corcuff. Mais elles tirent trop souvent sur les journalistes sans analyser les mécanismes en jeu. Elles simplifient les comportements et tombent vite dans la théorie du complot. »
Une « théorie du complot » qui, bien sûr, omet de critiquer les « mécanismes en jeu » qui favorisent la prolifération des journaux gratuits.
Parfois le comploteur solitaire trouve des alliés de circonstance. Ainsi, un mois plus tard, il signe avec Jacques Ion et François de Singly, une tribune libre dans les pages « Rebonds » de Libération du 19 octobre 2005. Une tribune libre originale puisqu’elle consiste à... résumer le livre qu’ils viennent de faire paraître ensemble. En guise de conclusion de cette œuvre d’autopromotion, on peut lire ceci : « La gauche saura-t-elle se renouveler intellectuellement et pratiquement, en échappant un moment à la tyrannie des rythmes électoraux de la politique professionnalisée ? La gauche traditionnelle apparaît dans cette perspective bien mal en point, mais elle constitue encore un référent important de notre vie politique. La gauche altermondialiste naissante a su préserver davantage de liens avec la réflexion comme avec le terrain de l’action sociale. Mais elle est également menacée de l’intérieur par certaines tendances régressives, en particulier une rhétorique gauchiste l’enfermant dans un « tout collectif » suranné et dans une dénonciation simpliste du néolibéralisme et des médias appréhendés comme des « complots » maléfiques [3]. Pourtant [sic] sourdent simultanément de nos sociétés d’individus des désirs de justice sociale et de reconnaissance individuelle... »
Cette dénonciation complexe de tendances régressives (et perverses) qui menacent la gauche altermondialiste « de l’intérieur » se distingue assez aisément de la dénonciation simpliste d’une « cinquième colonne. » Sourire...
Complot (3)
– Le complot altermondialiste
Dans son livre Nous, peuples d’Europe (Fayard, 2005) Susan George rend hommage à Acrimed [4] et même à PLPL. Voici ce qu’elle écrit :
« Ainsi selon le très utile observatoire des médias Acrimed, du 1er janvier au 31 mars, le comptage du temps télé sur les chaînes publiques donnait 71% pour le Oui et 29% pour le Non. Saluons cependant les émissions "Mots croisés" et "Cent minutes pour comprendre l’Europe" (France 2) ainsi que "Pour un Oui pour un Non" (France 3) et "Ripostes" (France 5) qui ont maintenu un strict équilibre [5]. Mais leur effort de neutralité [6] n’a pas suffi à redresser la moyenne des chaînes concernées, notamment compte tenu du poids des journaux télévisés (67% du temps d’antenne en faveur du Oui, 33% en faveur du Non), et aussi à cause de l’exploit qui a consisté à avoir 100% d’invités étrangers en faveur du Oui [...] Le bimensuel PLPL qui éreinte les médias avec une férocité jubilatoire, a publié début avril le décompte des interventions des invités dans deux émissions politiques de France Inter très écoutées [...] Les tribunes du Monde et de Libé proposaient, comme les autres médias, environ deux pro-Oui pour un pro-Non. [...] ce qui rend la victoire du non d’autant plus remarquable, c’est que les Françaises et les Français ont réussi par leur vote à surmonter plusieurs handicaps : la complexité intrinsèque du sujet, le caractère rébarbatif du texte et un déséquilibre médiatique flagrant. Il est d’ailleurs particulièrement réjouissant de se dire qu’ils ne se laisseront plus avoir. » (pp. 83-84.) [7].
Pour saluer cette connivence et pour préparer nos communs complots, comme les petits cadeaux entretiennent l’amitié, nous allons offrir à Susan George le livre d’Acrimed à paraître vers la fin de ce mois de novembre aux éditions Syllepse : Médias en campagne. Retours sur le référendum de 2005.