Les journaux ayant continué de paraître sous l’Occupation allemande sont tombés, à la Libération, dans l’escarcelle des Résistants. Si l’on en croit l’Histoire officielle de la presse française. La réalité est sensiblement différente. Du moins en ce qui concerne par exemple La Voix du Nord.
Dans La Voix du Nord, Histoire secrète (éd. Les Lumières de Lille, 2005, 21 euros), Frédéric Lépinay, ancien journaliste du quotidien nordiste, retrace, à l’issue d’une enquête au long cours, plus de 60 ans d’une Histoire cachée, celle d’un des principaux groupes de presse français.
Un livre qui fera date, sur lequel nous reviendrons.
Extraits de la préface de Daniel Carton :
« Il aura donc fallu plus de soixante ans pour connaître l’envers du décor de papier journal de La Voix du Nord. Mais on se dit étrangement que cela valait sans doute le coup d’attendre un si long moment pour enfin pouvoir toucher du doigt la vérité.
On savait l’entreprise plus que délicate, parsemée d’embûches et même de risques insoupçonnés. Tant il est vrai que les pontes de La Voix du Nord, n’ayant pourtant jamais cessé de revendiquer et de célébrer leur grande, noble et historique mission d’information, n’ont jamais trop hésité sur les méthodes pour éloigner et étouffer les importuns de l’intérieur et de l’extérieur prétendant mettre leur nez dans leurs douloureux et tumultueux secrets de famille. Si bien que beaucoup avaient fini par admettre que c’était là tâche impossible. Que « La Voix étant La Voix » s’acharner à démystifier le grand titre régional mènerait fatalement à l’impasse. Et que viendrait bientôt le jour où chacun en parfaite conscience, certifierait que toutes les vicissitudes de la grande maison n’avaient plus qu’à être rangées au rayon très pratique de l’histoire ancienne.
On sait maintenant que cela ne sera pas ! [...]
Ce livre ne cache rien de tout ce qui a pu se tramer derrière la haute façade de la place De Gaulle, qui s’était hâtée pour être le phare de toute une région. Car cet ouvrage qui ôte les masques de ce grand carnaval, s’il se lit parfois comme un sombre polar, est bien plus qu’un livre de journaliste pour des journalistes. Il comptera à coup sûr comme une page éclairante et indispensable de l’histoire du Nord d’après-guerre secoué lui aussi par les vengeances de l’épuration et les stratégies inavouables des résistants par procuration. »
« La Voix du Nord, histoire secrète » : sans concession et très documenté,
par Ludoovic Finez
Frédéric Lépinay, ancien journaliste de la maison signe un livre acide sur l’histoire de « La Voix du Nord ».
Rarement la sortie d’un livre aura été autant en phase avec l’actualité. « La Voix du Nord, histoire secrète » (1) apparaissait dans les librairies dans les derniers jours d’août, juste au moment où était annoncé le rachat du quotidien de Lille par le groupe belge Rossel. Son auteur est un ancien journaliste de la maison, aujourd’hui indépendant, qui s’attend sûrement à être accusé de vouloir régler des comptes. En tout cas, à peine sorti, son livre mériterait déjà au moins un chapitre supplémentaire, tant certains se demandent si le rachat du groupe Voix du Nord [1] par Rossel est bien le dernier acte d’une pièce qui en a compté beaucoup ces dernières années.
Frédéric Lépinay, lui, est remonté beaucoup plus loin. Plus de 60 ans en arrière, aux origines d’un quotidien habituellement présenté comme l’héritier direct d’une publication clandestine créée par un mouvement de résistance portant le même nom. Et c’est cette réputation que l’auteur met à mal. Avec tout d’abord une révélation pour le moins surprenante. Avant le quotidien lillois, quatre autres publications, plus ou moins éphémères, ont porté le nom de Voix du Nord. Le dernier est un mensuel monarchiste, créé en 1939 par l’avocat Jean Brackers d’Hugo et qui s’éteindra avec la déclaration de guerre. Frédéric Lépinay n’a retrouvé aucune trace d’une quelconque cession du titre. Selon lui, les descendants de l’avocat en sont toujours propriétaires.
Les liens avec L’Echo
L’ouvrage revient également en détails sur les liens qui ont pu unir La Voix du Nord et Le Grand Echo, l’ancien puissant quotidien lillois, interdit après-guerre pour avoir paru sous l’occupation avec l’approbation des Allemands. Si, comme beaucoup d’anciens journaux clandestins, La Voix du Nord a bénéficié lors de sa sortie au grand jour des moyens techniques du Grand Echo (locaux et imprimerie, partagés avec le quotidien communiste Liberté), le journal a également accueilli une bonne partie de l’équipe qui le rédigeait pendant la guerre. Même si le phénomène n’est pas propre à La Voix, c’est là le premier élément qui fissure un peu la légende.
L’autre point noir, c’est la façon dont l’ancien maire de Bailleul, Natalis Dumez, le véritable fondateur (avec le policier Jules Noutour) de La Voix clandestine a été écarté à son retour de déportation de tout rôle dans la marche du journal. La constitution de cette puissante et riche entreprise de presse - en particulier la répartition de son capital - a d’ailleurs donné lieu à une véritable guerre juridique avec certains membres du réseau de Résistance Voix du Nord, qui s’estimaient floués. De l’autre côté, ces derniers étaient souvent accusés de vouloir mettre la main sur la poule aux œufs d’or. Toutes les plaies ne sont pas encore fermées... L’auteur, pour sa part, reproche surtout à La Voix du Nord d’avoir toujours voulu, même des années après, jeter un voile pudique sur cette époque.
Autre épisode de l’immédiat après-guerre : le jugement du propriétaire de L’Echo, Jean Dubar et de quelques journalistes. De façon étonnante pour un journal créé dans la clandestinité et qui vomissait alors le contenu du Grand Echo collaborateur, La Voix du Nord estime alors que le verdict est sévère, pour Jean Dubar notamment, condamné à cinq ans de travaux forcés. Frédéric Lépinay, pour sa part, défend une thèse osée : selon lui, il y a bien eu des actes de résistance passive au Grand Echo pour minimiser les communiqués imposés par les Allemands. Sachant que certains journaux ont fait le choix de disparaître plutôt que de paraître sous contrôle allemand, ce chapitre devrait déclencher son lot de commentaires.
Quelques mois plus tard, c’est au tour de Charles Tardieu, éditorialiste de L’Echo imposé à la fin de la guerre par les Allemands, de passer devant ses juges. Le quotidien communiste Liberté fait alors des titres incendiaires pour réclamer sa tête, puis pour s’étrangler de rage quand celui-ci n’écope que d’une peine de prison.
Histoires de gros sous
Impossible de résumer ici tout le livre, qui évoque aussi des dossiers beaucoup plus récents. Comme ces subventions reçues par l’entreprise pour des projets sur internet, jugées disproportionnées par rapport aux réalisations. « L’histoire secrète » ne pouvait pas non plus faire l’impasse sur la tentative de rachat du journal par trois agents d’affaire lillois et le fameux RES (rachat de l’entreprise par les salariés) de 1989 qui a suivi. A l’issue de l’opération, une poignée de hauts cadres disposait de la majorité des actions du quotidien.
Rocambolesque aussi le feuilleton judiciaire d’Age Conseil, filiale de La Voix du Nord mise en cause dans la réalisation de journaux pour la mairie de Valenciennes et le Conseil général du Nord. Homérique aussi la nouvelle tentative de prise de contrôle de La Voix par d’anciens cadres, en 1998, au cours de laquelle des actions achetées quelques centaines de francs changent de main pour 40 000 F... Finalement, c’est le belge Rossel (déjà...) qui raflait la mise, avant de céder la place à son actionnaire, Socpresse. Après un passage par la case Dassault, La voix du Nord est aujourd’hui de retour dans le giron Rossel. Vous avez dit compliqué ?
Ces quatre changements successifs de propriétaires se sont notamment traduits par le départ en « clause de cession » [2], d’environ la moitié de la rédaction du journal, qui comptait un peu moins de 300 journalistes au départ. Tous les postes n’ont pas été remplacés. Rossel, pour sa part, a promis qu’il embaucherait autant de journalistes que de partants, à l’occasion de la quatrième « clause », qui court jusque fin novembre.
Enfin, Frédéric Lépinay se pose des questions sur le système de rémunération des « petites mains » de La Voix du Nord, c’est-à-dire les centaines de personnes qui viennent livrer le journal à domicile, au petit matin. Il s’interroge ainsi sur le prélèvement, par le journal, de frais de gestion liés au versement des cotisations sociales. Le taux apparaît minime (environ 0,3%) mais, selon ses calculs, la somme représenterait environ 300 euros par an et par colporteur, pour un travail rémunéré en moyenne 600 à 700 euros par mois. « La Voix du Nord fait-elle les poches de ses "petites mains" ? Le journal garde le silence », conclut l’auteur, qui n’a pas obtenu de réponse à ses interrogations.
Ludovic Finez