1983 : L’ouverture du capital
Un jour de 1989, Jacques Chancel interrogea le directeur de la rédaction du Figaro sur l’exercice de la censure par le propriétaire d’un journal. Peu suspect d’idolâtrie marxiste, Franz-Olivier Giesbert admit : « Tout propriétaire a des droits sur son journal. D’une certaine manière, il a les pouvoirs. Vous me parlez de mon pouvoir, c’est une vaste rigolade. Il y a des vrais pouvoirs. Le vrai pouvoir stable, c’est celui du capital. Il est tout à fait normal que le pouvoir s’exerce. Ça se passe dans tous les journaux. Il n’y a pas un journal où cela ne se passe pas [2]. » Pour cette raison, Sartre avait en 1973 conçu Libération « en marge des capitaux privés, des banques et de la publicité [3] ». Dix ans exactement après la déclaration de son fondateur, Libération sollicite des investisseurs extérieurs. Un communiqué laconique publié le 26 janvier 1983 annonce l’ouverture du capital et la création d’une société de financement. Baptisée « Communication et Participation », elle regroupe les nouveaux actionnaires. Quelques noms filtrent : Jean et Antoine Riboud, Gilbert Trigano, Claude Alphandéry. Des patrons ? Oui, mais « de sensibilité centre gauche ou de gauche », plaide la direction qui évoque donc un « changement dans la continuité [4] ». Ensemble, ils acquièrent 9,09 % du capital. Libération n’est pas pour eux une affaire de gros sous : leur apport, 10 millions de francs en tout, tinte comme une largesse dont ils n’attendent aucun profit matériel.
Éponger les déficits, financer le développement : tels sont les objectifs avoués par la direction. Mais Serge July et son vieux copain sorbonnard Antoine Griset, nouveau directeur général de Libération recruté en 1981, visent plus loin. L’ouverture du capital doit parachever le recentrage du journal et la redéfinition de son identité ; cette opération effectuée, un point de non-retour sera franchi dans la course à la « modernisation ». Car en brisant l’ultime « tabou » des origines, celui du financement bancaire et de la propriété, la direction met le doigt dans un engrenage qu’elle sait inexorable. Déjà, en 1981, un prêt du Crédit d’équipement des petites et moyennes entreprises a été octroyé sous conditions. « Les gens du CEPME ont été très clairs, se souvient Zina Rouabah, ex-directrice générale de Libération qui participa aux négociations : c’était bien gentil le journal qui appartient à ses salariés, mais il fallait essayer de trouver des investisseurs extérieurs et en tout cas, au minimum, faire payer de la pub et les petites annonces [5]. » Effet de cliquet : chaque contrainte à laquelle la direction enchaîne le journal en engendre une seconde allant dans le même sens. Et toutes imposent des modifications de structure difficilement réversibles. Une fois embrayé, le mécanisme apparaît d’autant plus inéluctable qu’il est présenté aux salariés comme un phénomène extérieur au journal : « l’économie ».
1983-1996 : la fuite en avant
De 1983 à 1996, 80 % du capital de Libération est passé des mains de l’équipe à celles d’actionnaires extérieurs. Les garde-fous négociés par les représentants des salariés ont sauté un à un. En 1988, les nouveaux actionnaires dépassent la barre symbolique des 34 %: la minorité de blocage que la direction avait juré de ne jamais concéder. Un débat désormais « archaïque » pour Serge July selon lequel « la question de la minorité de blocage ne peut poser problème que dans un processus déficitaire durable. Or, la norme, ce sont les bénéfices [6] ».
Au gré des augmentations de capital, les lecteurs découvrent l’identité de certains souscripteurs : Antoine Guichard (PDG de Casino), Jean-Louis Descours (PDG des Chaussures André), Gustave Leven (PDG de Perrier), Jérôme Seydoux (PDG de Chargeurs), Édouard Stern (banquier), ainsi que des sociétés d’assurances [7]. « Une fois la main dans l’engrenage, on ne la retire plus, remarquait en 1968 le président de la société des rédacteurs du Monde Jean Schwoebel. Si bien que ceux-là mêmes qui avaient rêvé à l’origine et dans leur jeunesse d’un journalisme “pur et dur” commencent à faire des concessions et bientôt les multiplient sans même toujours s’en rendre bien compte [8]. »
La fuite en avant capitalistique de Libération s’accélère avec la déroute de la formule « Libé III ». En février 1995, une augmentation de capital souscrite par Riboud et Seydoux fait basculer la part des personnels sous la toise des 50 %. C’est encore insuffisant. Et le 31 janvier 1996, l’équipe vend « son » journal à un industriel issu de l’une des plus célèbres dynasties capitalistes françaises. Les syndicats ont protesté en vain. Jérôme Seydoux Fornier de Clausonne devient l’heureux propriétaire de 66 % du quotidien fondé par Jean-Paul Sartre. « Communication et Participation », la société de financement qui rassemble les actionnaires initiaux, conserve 14 % du capital. Avec 20 % des parts, les salariés ne détiennent même pas une minorité de blocage [9] ! Magnanime, le groupe Chargeurs leur octroie un « pacte d’indépendance » comme à la Restauration les Bourbons avaient concédé au peuple une Charte des libertés individuelles. Jérôme Seydoux en explique la portée : « Je leur reconnais une liberté de pensée totale, mais pas la liberté de modifier globalement le produit en se moquant des lecteurs [10] . » On chancelle devant tant de bonté. [...]
En décembre 1995, les journalistes entamaient une « grève symbolique » des signatures contre la suppression d’un quart des effectifs et la vente du journal. Un lecteur leur écrivit : « Ce qui vous arrive est dans la logique de votre évolution. Le tournant de 81, votre droitisation, votre apologie du marché, de l’individualisme, a permis à July de chercher des moyens là où le fric se trouvait. Vous êtes victimes des lois du marché que vous avez encensées [11]. »
De plus en plus indépendant ?
Tout observateur attentif de la presse parisienne sait qu’un directeur de journal tenté par l’aventure industrielle est tenu d’appliquer trois règles : clamer son indépendance quand celle-ci ne va plus de soi ; se prévaloir des « garanties » concédées par les actionnaires comme d’une victoire de l’esprit sur la matière ; railler les médias (télévisés de préférence) dont la soumission au dogme du profit est la plus criante. En vertu de ces principes, aucune ouverture de capital d’un journal n’aura été réalisée depuis vingt ans sans que retentissent des hymnes à l’indépendance.
À Libération, chaque station de la course à la dépossession fut ponctuée d’un texte célébrant l’autonomie intacte et même renforcée du quotidien. L’introduction de la publicité ? C’est la « garantie de notre indépendance future », plastronne Serge July (Libération, 12.2.1982). Ouvrir le capital ? C’est évidemment le moyen de « garantir une indépendance journalistique que chacun peut vérifier au fil des parutions » (26.1.1983). Réduire à moins des deux tiers la part détenue par les salariés ? « Le capital de Libération a été augmenté dans des conditions qui accroissent l’indépendance éditoriale » (1-2.10.1988). Cinq ans avant qu’il n’explique à quel point le rachat de 39 % du journal par Édouard de Rothschild « consolide l’indépendance [12] », Serge July décrivait l’acquisition de 20 % du titre par le fonds d’investissement britannique « 3i » comme le triomphe de « La stratégie de l’indépendance » (10.10.2000). Laissant le directeur de Libération à ses galipettes dialectiques, le capital-risqueur se contentait d’exiger « un droit de veto sur les principales décisions stratégiques de l’entreprise » ainsi qu’« une rentabilité annuelle moyenne sur cinq ans de 22 %, ce serait très bien [13] ».
Présenter la perte d’indépendance capitalistique comme un gain d’indépendance rédactionnelle imposait d’infléchir la définition même de l’indépendance. Le premier éditorial de Libération affirmait : « Notre pauvreté est la mesure de notre indépendance » (22.5.1973). Vingt-trois ans plus tard, le curseur avait atteint l’exact opposé de son point de départ. « L’indépendance c’est très simple, claironnait July : il faut que ça marche, il faut gagner de l’argent [14]. »
Pierre Rimbert
Post-scriptum (24 novembre 2005)
En janvier 2005, nouveau pas dans la fuite en avant : Libération tombe sous le charme d’ Édouard de Rothschild (Yves Rebours et Arnaud Rindel)
« [...] il faut gagner de l’argent ». Or justement, Libération en a beaucoup perdu en 2005. Et pour Edouard de Rothschild, l’indépendance est aussi une chose très simple : « Je crois que c’est un peu une vue utopique de vouloir différentier rédaction et actionnaire » (France 2, 30.9.2005). La suite est en train de s’écrire....
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Prix éditeur (Raisons d’agir) : 6 euros.