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Le récit médiatique de la mort des deux adolescents de Clichy-sous-Bois, par l’AFP

par Henri Maler, Jamel Lakhal,

Nous remettons en « une », 10 ans après sa publication, un article consacré au récit médiatique, au travers d’une étude des dépêches AFP, de la mort des jeunes Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois le 27 octobre 2005. Pour se souvenir, bien sûr, mais aussi pour mesurer que, comme l’ont montré plusieurs récents exemples dans le traitement médiatique des quartiers populaires ou des violences policières [1], les travers identifiés ici sont loin d’avoir disparu (Acrimed).

Où l’on découvre, non sans stupeur, les mêmes méthodes d’investigation que celles qui ont prévalu lors de la fausse agression du RER D : des informations de source officielle, diffusées sans trop se poser de questions ou poser les bonnes questions, sous l’emprise de l’urgence, de la routine, de l’effet de légitimation par les autorités [2]. Avec cette différence de taille : deux adolescents sont morts.



Déclenchée pendant la nuit du 27 octobre 2005, la flambée de violence dans certains quartiers populaires a été abondamment couverte par les médias. A titre d’exemple, l’AFP a publié en dix jours pas moins de 250 dépêches sur le sujet. Mais, faute de pouvoir proposer une analyse exhaustive de ce raz-de-marée d’images, d’informations et de commentaires, il est peut-être préférable de s’arrêter sur quelques aspects. Et d’abord : comment s’est construit le récit médiatique des circonstances du décès de Zyed et Bouna, électrocutés le 27 octobre dans la soirée, dans un transformateur EDF de Clichy-sous-Bois ?


Les faits, les hypothèses

La première version des circonstances du décès telle qu’elle a été diffusée, notamment, dans une dépêche du 28 octobre, à 7 heures du matin, a été construite par l’AFP sur la base d’informations reçues de « sources policières » et des pompiers (la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris et le porte-parole des pompiers de Paris) :

« Jeudi en fin d’après-midi, vers 17h30 , une bande de jeunes est interpellée [ils sont 6 dans la phrase qui suit...] par la police à cause d’un vol [qui n’en est pas un, comme on le saura après...] dans un cabanon à Livry-Gargan, une ville touchant Clichy-sous-Bois. En tout, six jeunes sont interpellés et trois prennent la fuite [dans des circonstances qui ne sont pas précisées...]. Ces derniers enjambent ensuite les grilles d’un transformateur EDF à Clichy-sous-Bois où deux d’entre eux âgés entre 14 et 16 ans trouvent la mort en s’électrocutant , de source policière .  »

Pourquoi la Police est-elle intervenue ? « A cause d’un vol », dit la dépêche - de source policière. Plus exactement, la Police a été appelée, parce que des jeunes ont pénétré dans un chantier, pour y commettre, croit-on, un cambriolage. Le soupçon était-il fondé ? Rien ne permet, encore aujourd’hui, de l’établir. Il faudra attendre le 31 octobre pour que le prétendu vol se transforme en « dégradations sur un chantier ». Nous n’avons trouvé aucune dépêche expliquant la nature de ces « dégradations » [3].

Les jeunes interpellés sont-ils ceux qui ont pénétré sur le chantier ? On ne sait. Mais la dépêche de l’AFP le laisse entendre. Les jeunes qui ont pris la fuite faisaient-ils partie de ce que la dépêche appelle une « bande » ? On ne sait. Mais la dépêche de l’AFP le suggère. Quelles sont alors ses sources ? La Police. C’est pourtant cette version qui a été maintes fois revue et corrigée par l’AFP, mais toujours sur la base d’informations fournies par des sources « officielles » : Police, Procureur de Bobigny, Ministre de l’Intérieur, etc. [4]

Reste la question qui semble décisive : dans quelles circonstances précises les jeunes ont-ils pris la fuite et ont-ils pénétré dans le transformateur ? Aujourd’hui encore, on ne le sait pas avec une absolue certitude. Etaient-ils physiquement et directement poursuivis ? La version de la Police et celles de certains témoins se contredisent sur ce point. Et parmi ces témoignages : le récit du jeune rescapé.

Les jeunes étaient-ils poursuivis ? Se sont-ils crus poursuivis ? Ont-ils fui pour ne pas être poursuivis ? Telles sont les trois possibilités qui pouvaient être envisagées. Dans la première hypothèse, la responsabilité directe et immédiate des forces de police est engagée et soulève une question qui relève de la Justice. Mais les deux autres sont tout sauf futiles parce qu’elles mettent en cause une politique répressive dont l’une des conséquences est que des jeunes, alors qu’ils n’ont rien fait de condamnable, se sentent menacés d’être poursuivis par la police et préfèrent tenter de lui échapper par n’importe quel moyen. Le constater est une information. En focalisant leur attention sur la première hypothèse, les médias ont implicitement choisi de négliger l’information la plus grave.

Les jeunes étaient-ils poursuivis ? A cette question désormais isolée, la plupart des médias, du moins dans un premier temps, ont préféré répondre en accordant une quasi-exclusivité aux sources « officielles ».

Mise en doute, cette version a été graduellement modifiée par les autorités qui ont distingué l’intrusion dans le chantier et la mort des deux jeunes. L’AFP a suivi ... plutôt docilement [5].


Le 28 octobre

- A 9h 15, la dépêche - « France : émeutes à Clichy-sous-Bois après la mort accidentelle de deux mineurs » - comporte cette « précision » : « Il n’était pas encore établi vendredi matin si les deux jeunes étaient poursuivis par la police lorsqu’ils sont allés vers le transformateur EDF ».

- A 10 h48, nouvelle dépêche : « Clichy : "la police ne poursuivait pas les jeunes" électrocutés (Sarkozy) »

- A 11h39, « France : émeutes à Clichy-sous-Bois après la mort accidentelle de deux mineurs » reprend la version de 9h45.

- A 14h32 « Clichy-sous-Bois : le PS demande à Sarkozy "des réponses sérieuses". [...] sur les circonstances qui ont conduit au décès dramatique de deux jeunes à Clichy-sous-Bois  »

Les premiers, et derniers témoignages des habitants du quartier qui mettaient en doute la version officielle, communiquée par la police et les pompiers, apparaissent le 28 octobre en début d’après-midi, mais ils sont immédiatement désignés comme des « rumeurs ». Que l’on se méfie des « rumeurs » (et des versions officielles...) est une chose, mais qu’on n’essaie pas de recouper des témoignages en est une autre. Et que l’on ne se demande même pas quel comportement des forces de police en général, indépendamment des fait particuliers concernés, peut rendre crédibles d’éventuelles rumeurs est encore plus consternant.

- A 14h36 « A Clichy, la rumeur d’une course poursuite avec la police alimente la colère », l’AFP. De quelle rumeur s’agit-il ? « "La police les a poursuivis comme si c’était des bandits, mais c’était pas des bandits", raconte Daniel Maldinin, un habitant du quartier, qui reprend la version des faits circulant dans la cité : "des petits en scooter faisaient du bruit dans le centre, la police est arrivée et comme les jeunes n’avaient pas de casque, ils ont fui et se sont réfugiés à EDF". "Ils ont eu peur ; c’est la peur qui les a poussé vers EDF", ajoute-t-il. La rumeur d’une course poursuite avec la police est alimentée par l’emplacement du transformateur EDF, au fond d’une impasse, la rue des Bois. "Ils sont tombés dans la gueule du loup", commente un jeune du quartier. »

- A 20 h10, nouvelle dépêche : « Dispositif policier renforcé à Clichy-sous-Bois après une nuit d’émeutes ». L’AFP oppose à nouveau la « rumeur » et le démenti.

- A 23 h 20, « Violences à Clichy-sous-bois : une balle tirée contre un véhicule de CRS », l’opposition entre la rumeur et le démenti prend la forme suivante : «  La rumeur s’était répandue que les deux jeunes s’étaient réfugiés dans cet endroit pour échapper à la police, ce qui a été démenti par la préfecture .  »

Cette version est inexacte : la Préfecture a seulement démenti qu’ils étaient poursuivis, pas qu’ils avaient cherché à échapper à la police.


Le 29 octobre

C’est pourtant cette même version édulcorée et faussée que l’on retrouve dans une dépêche publiée le 29 octobre à 7h18 : « Nouvelle nuit de violences à Clichy-sous-Bois »

Un léger doute est introduit le 29, à 15h23 dans une dépêche intitulée : « Marche silencieuse et colère sourde à Clichy-sous-Bois » : « "On ne veut plus de ces choses-là, on ne veut plus que ça arrive. Il faut vraiment que l’enquête explique ce qui s’est passé", a dit à l’AFP un ami du grand frère de Bouna qui a préféré conservé l’anonymat. " Pourquoi courir 800 mètres et franchir un mur de trois mètres, si ce n’est parce qu’on est poursuivi ?". »


Le 30 octobre

Mais le doute est effacé le 30 à 0h10 : «  La rumeur s’était répandue que les deux victimes s’étaient réfugiées là à la suite d’une course-poursuite avec la police, ce qui a été démenti par la préfecture, la police, le parquet et le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy. L’Inspection générale des services (IGS, police des polices) est chargée de l’enquête. ». La même formulation est reprise à 9h 46 sous le titre « 13 interpellations à Clichy-sous-Bois après une nuit plus calme  », puis à 9h49, sous le même titre.

Elle est confirmée à 10h31, et précisée par une nouvelle déclaration, reproduite sous le titre « 22 jeunes en garde à vue à Clichy-sous-Bois après trois nuits d’échauffourées » : « La rumeur s’était répandue que les deux victimes s’étaient réfugiées là pendant une course-poursuite avec la police, ce qu’ont démenti toutes les autorités. "D’après l’audition du troisième jeune", qui a pu être entendu par les enquêteurs malgré ses blessures, "les trois adolescents ont pris la fuite à la vue d’un contrôle d’identité à Livry-Gargan. Ils se sont mis à courir parce que d’autres jeunes couraient. Ils se sont crus poursuivis alors qu’ils ne l’étaient pas",a déclaré samedi le procureur de Bobigny, François Molins.

Cette dépêche et ces déclarations sont reprises dans les mêmes termes sous le même titre à 11h08, puis à 13h13, - sous le titre «  Retour au calme à Clichy-sous-Bois après 3 nuits de heurts, 22 gardes à vue » - bien qu’elle soit précédée quelques lignes plus haut de cette déclaration : « L’avocat des familles des deux mineurs a annoncé dimanche qu’il allait porter plainte avec constitution de partie civile au tribunal de Bobigny lundi. "Pourquoi des jeunes qui n’ont rien à se reprocher, se sont-ils sentis suffisamment menacés pour pénétrer sur un site dangereux (...) et se cacher à l’intérieur d’une turbine ?", s’est interrogé Me Jean-Pierre Mignard. »

A 22 h 41 - « Clichy-sous-Bois : 11 jeunes déférés, Sarkozy en Seine-Saint-Denis lundi » - l’ordre chronologique (et logique) est rétabli : la déclaration du Procureur est suivie de celle de la réponse de l’avocat. Mais ce sera la dernière fois que celle-ci sera mentionnée.


Le 31 octobre

En effet, la réponse de Jean-Pierre Mignard est oubliée dès le lendemain matin à 7h51. La dépêche - « Clichy-sous-Bois : situation "apaisée" après des affrontements, Sarkozy en Seine-Saint-Denis » ne mentionne que le démenti du Procureur.

A 7h57 - « Clichy-sous-Bois : situation "apaisée" après des affrontements, Sarkozy en Seine-Saint-Denis » - nouveau montage : les déclarations de Sarkozy de la veille sont suivies de celles du procureur. Avec cette « précision » : « La rumeur s’était répandue que les deux victimes s’étaient réfugiées là pendant une course-poursuite avec la police, ce qu’ont formellement démenti le parquet et le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy. »

Dans la matinée plusieurs dépêches sont consacrées aux déclarations d’Eric Raoult et à la grenade lancée dans une mosquée.

A 10h 54, une nouvelle dépêche - « Emeutes de Clichy, dix jeunes en comparution immédiate ce lundi » - ressasse : « La rumeur s’était rapidement répandue qu’ils s’étaient réfugiés là pour échapper à la police, ce qu’ont démenti les autorités. »

Et encore à 14h31,dans une dépêche intitulée «  La gauche accuse Sarkozy de faire plus de mal que de bien dans les banlieues » Mais, entre temps, le vol a changé de nature : « Le drame s’est noué jeudi après-midi. Vers 17h30, des policiers de la "BAC 833" (brigade anticriminalité) sont appelés pour des dégradations sur un chantier à Livry-Gargan, près de Clichy, où ils interpellent six jeunes, relâchés quelques heures plus tard. Trois autres prennent la fuite. »

A 22h45, sous le titre « Trois jeunes condamnés à deux mois ferme après les émeutes de Clichy-sous-Bois  », même version, avec cette petite nuance : « Les émeutes ont suivi le décès jeudi de deux mineurs, Ziad et Banou, électrocutés dans un transformateur où ils s’étaient réfugiés , croyant être poursuivis par la police, à tort selon les autorités.  ».

Pourtant, « être poursuivis » ou « se croire poursuivis » sont également des faits ! Et le démenti ne porte que sur l’existence d’une poursuite.


Le 2 novembre [6]

Le 2 novembre, à 13h53, sous le titre « Emeutes en banlieue parisienne : nouvelles comparutions à Bobigny », on lit à nouveau cette présentation ambiguë : « Les violences ont démarré il y a six jours à Clichy-sous-Bois après la mort accidentelle de deux mineurs qui s’étaient réfugiés dans un transformateur EDF croyant être poursuivis par la police, à tort selon les autorités . »

Le seul fait établi avec certitude à ce moment-là est le suivant : « Parce qu’ils ont eu peur d’être arrêtés, trois jeunes hommes qui n’avaient rien à se reprocher, ont fui les forces de police et se sont réfugiés dans une transformateur EDF où ils ont été électrocutés. Deux d’entre eux sont morts ».

Sur la base de ces faits, un « Papier d’angle » de l’AFP aurait pu alors être rédigé. On aurait pu y lire la question suivante : « On peut se demander ce que valent des méthodes policières qui ont pour conséquence, que la Police se soit ou non lancée à leur poursuite, de déclencher une telle peur chez des jeunes gens qu’ils aient fui au péril de leur vie ». Ce papier d’angle n’a pas été rédigé.



Jamel Lakhal et Henri Maler

 
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Notes

[1Voir notamment notre rubrique « Les médias et les quartiers populaires ».

[3Bientôt il n’en sera même plus fait mention l’AFP ne mentionne plus ni vol ni dégradation quand elle résume le 2 novembre 2005 les « principaux événements » depuis la mort des « deux jeunes » ( « Les principaux événements depuis la mort des deux jeunes à Clichy-sous-Bois », dépêche publiée le 2 novembre 2005 à 13 h.18).

[4Dans la série de dépêches de l’AFP que nous avons analysées, une seule semble reposer sur le récit d’une journaliste envoyée sur place : elle décrit quelques dégâts dans la ville de Clichy-sous-Bois et du local EDF (« Retour au calme à Clichy-sous-Bois après des "troubles urbains" », publiée le 28 octobre à 7h.03). Une seule dépêche a été accordée aux revendications exprimées par les habitants (« Marche silencieuse et colère sourde à Clichy-sous-Bois  », publiée le 29 octobre -à 15 h. 26).

[5A noter également quelques approximations, à mettre probablement sur le compte de la précipitation, qui se glissent dans les « dépêches » : l’AFP annonce en premier lieu que la personne grièvement blessée dans le local EDF est un « adolescent » (comme l’a annoncé le 29 novembre le procureur de la République de Bobigny, M. François Moulin et le relaie sous le titre « 22 jeunes en garde à vue à Clichy-sous-Bois après trois nuits d’échauffourées » une dépêche publiée le 30 octobre à 10 h.31), alors qu’il s’avère plus tard qu’il est «  âgé de 21 ans » (comme on peut le lire sous le titre « Les principaux événements depuis la mort des deux jeunes à Clichy-sous-Bois », le 2 novembre). Il est d’abord présenté comme « le frère de l’une des deux victimes décédées » (« France : émeutes à Clichy-sous-Bois après la mort accidentelle de deux mineurs », dépêche publiée le 28 octobre à 9 h.15) alors qu’il est indiqué plus tard qu’il est et que c’est un « camarade » des victimes décédées (« Vers la mise en place d’une "structure de concertation police-habitants », dépêche publiée le 2 novembre à 8h.58:43). Plusieurs dépêches de l’AFP se sont trompées sur le prénom de l’une des deux victimes. Elles l’ont prénommé Banou au lieu de Bouna.

[6Sauf omission de notre part, le 1er novembre, l’AFP ne revient pas sur les faits.

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