La presse pour adolescentes n’a pas connu, sur le fond, de mutations majeures. Par delà la succession des titres ou l’engagement et le désengagement de tel ou tel groupe, par delà la succession des formules censées adapter l’offre marchande au renouvellement des générations, cette presse continue de véhiculer avec des modifications somme toute secondaires, des visions stéréotypées des modèles féminins. De tous les médias destinés aux jeunes, la presse, qui ne peut économiquement survivre qu’en jouant sur une diversification croissante des publics visés et des discours tenus, et en permettant aux publicitaires, dont elle dépend de plus en plus, de toucher des « cibles » précises, est assurément le lieu où s’observe, de la manière la plus grossière, toute une hiérarchie de comportements, d’attentes et de valeurs. L’évolution de cette presse concerne donc moins son contenu, qui reste identique, que l’âge des individus auxquels elle tend à s’adresser. Ses modèles et valeurs se déclinent, en effet, de plus en plus tôt avec le développement d’une presse pour préadolescentes. Par ailleurs, si le marché du « bas de gamme » est depuis longtemps exploité par de petits groupes et de petits titres à la durée de vie brève (comme Mini), souvent distribués dans les seuls quartiers populaires, le marché du « haut de gamme » a connu un nouvel élan avec des titres comme Muze ou Mood.
La permanence de la presse enfantine ne doit cependant pas dissimuler la profonde mutation qu’a connu le secteur au tournant des années 1980-1990, mutation qui est due moins à l’arrivée de nouveaux acteurs qu’à une évolution radicale de la position des périodiques dans l’offre culturelle pour enfants. Longtemps prédominante, la presse distractive est aujourd’hui en net déclin. Le succès des personnages de Hergé (sous forme de dessins animés, de multiples et onéreux produits dérivés ou d’études qui leur sont consacré) n’a pas empêché la disparition du Journal de Tintin. Pif Gadget a longtemps disparu avant de réapparaître avec une périodicité réduite, et Le Journal de Mickey n’a dû sa survie qu’à son statut de porte-avion publicitaire pour les diverses activités du groupe Disney. Ce déclin généralisé est la conséquence de plusieurs mouvements convergents : la concurrence de la télévision (qui, en outre, prend à la presse écrite une part de plus en plus importante de recettes publicitaires), mais aussi la baisse de la natalité et la crise économique.
Vendre moins, gagner plus : le tournant de la presse jeunesse
1986 | 1991 | 1994 | |
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Nombre de titres | 163 | 94 | 88 |
Exemplaires vendus | 126 719 | 91 969 | 88 668 |
Chiffre d’affaires (en francs) | 609 215 | 1 094 924 | 1 307 564 |
Ce contexte tend à favoriser l’émergence d’une presse dont les objectifs ou les alibis éducatifs justifient à la fois le prix à l’unité plus élevé, contrebalançant ainsi l’érosion du nombre de lecteurs et l’effort financier consenti par des parents inquiets de l’avenir de leurs enfants. De plus, si la presse distractive aux tirages plus importants possède un nombre d’abonnés réduit (2,42 % pour Super Picsou Géant, 3,65 % pour Salut), la presse éducative compense des chiffres de vente relativement moyens par un important taux de diffusion par abonnements (jusqu’à 99,98 % pour Okapi). Cette démarche assurera la pérennité de groupes anciens d’obédience catholique comme Bayard et Fleurus, et la création d’un groupe laïque, proche de la Ligue de l’enseignement, Milan, aujourd’hui racheté par son concurrent Bayard.
La tendance est à la multiplication des titres offerts. La diversification de l’offre s’est d’abord traduite par la couverture de l’ensemble des publics potentiels, développant principalement les titres à destination de la prime enfance et des adolescents. La multiplication des titres procède aussi par l’exploitation d’un nombre croissant de niches, secteurs aux thèmes porteurs dont l’exploitation relève avant tout de l’opportunité. A partir de 1984, à la suite du succès inattendu du Journal des enfants lancé par le quotidien régional L’Alsace, se développent les hebdomadaires ou quotidiens d’information. En 1986, le succès des thèmes écologistes lance les périodiques consacrés à la nature (Hibou, Wapiti...) Vient ensuite le marché des « journaux-livres » (J’aime lire, Je lis des histoires vraies...), l’exploitation du succès des thèmes tournant autour du mystère et de l’horreur, celui de la presse « pour filles » etc., etc.
Ces groupes moyens se trouvent certes aujourd’hui concurrencés par les grands groupes de presse comme Disney Hachette qui a lancé à son tour une gamme éducative exploitant les personnages Disney (Bambi, Winnie...), groupes qui peuvent investir lourdement certaines niches en bénéficiant, le cas échéant, de l’achat d’une licence porteuse (Hachette Filipacchi a ainsi investi en 1995 le marché de la nature avec Cousteau junior). Mais ces groupes de presse savent aussi parfois monnayer leur savoir-faire et la confiance qu’ils inspirent aux familles ou aux médiateurs culturels. Si certains (comme Bayard) composent eux-mêmes les annonces publicitaires passées dans leurs pages, d’autres (comme Milan) conçoivent des jeux éducatifs destinés aux boîtes d’aliments. Mais, surtout, la presse éducative devient le vecteur premier de la pénétration des marques dans le système scolaire. Mon quotidien (Play Bac) réalise et distribue lui-même dans les écoles les numéros spéciaux qui lui sont commandés (la Suède pour Ikéa). Milan, fort de ses liens avec les mouvements laïcs, a pu diffuser, en 1996, 800 000 exemplaires d’un numéro des Clés de l’Actualité junior consacré au petit déjeuner, numéro coédité avec le géant de l’alimentaire Nestlé. Dans une interview publiée dans une revue de communication (donc lue par des annonceurs potentiels), le directeur de Milan Presse adressait de véritables appels du pied aux groupes : « A Milan Presse nous sommes tout à fait disposés à nous associer avec de grands partenaires sur le long terme [...] Notre image est excellente dans les milieux scolaires et pédagogiques. Nous sommes reconnus comme un vrai partenaire. [Le système scolaire] est un marché qui intéresse tout le monde car l’enfant est un formidable prescripteur. Demain nous serons peu nombreux à pouvoir pénétrer dans l’école » (« Patrice Amen : Toutes les marques peuvent entrer à l’école », Stratégies n° 998, 7/2/1997, pp.38-39)
La multiplication des titres de presse pour la jeunesse est un effet des stratégies de l’ensemble du secteur (concentration, exploitation opportuniste de « niches »...) mais elle s’intègre aussi dans le contexte plus général du développement des modes d’accompagnement scolaire, contexte qui se traduit aussi bien par la mutation du marché des cours particuliers, assurés de plus en plus par des sociétés censées garantir la qualité de l’enseignement fourni, que par la diffusion sans cesse croissante des biens éducatifs vendus en grandes surfaces.
Pierre Bruno
Sources :
- Pour les données d’ensemble se reporter à la publication annuelle : France. Service juridique et technique de l’information et de la communication. Tableaux statistiques de la presse. Paris : La Documentation française, 1990- . (La dernière version publiée en 2005 comprend les données détaillées de l’année 2002 ainsi qu’une rétrospective 1985-2002) br>
- Pour des données plus précises sur les titres voir sur le site de l’OJD