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Telesur : le « Sud » s’arme pour renverser le monopole médiatique du « Nord »

par Renaud Lambert,

Le Sud en a rêvé, Chávez l’a fait. Depuis mai 2005, sous l’impulsion du Venezuela, quatre pays d’Amérique latine, ont lancé une chaîne de télévision dont l’ambition est de bientôt être reçue à travers le monde. Simple petit caillou dans la chaussure des grands groupes de communication de la région - pour l’instant -, l’existence même de Telesur est déjà source de sueurs froides à Washington. Et l’on a peut-être pas tort d’y estimer avec la Heritage foundation que la cible de la chaîne n’est autre que « l’influence des Etats-Unis dans les Amériques  » [1]. Engagée dans une « guerre contre le monopole médiatique du Nord », Telesur sera militante avant d’être pluraliste, certes, mais promet d’être pluraliste avant d’être « chaviste ». Alors que les médias dominants, étranglés par la laisse dorée qui les maintient asservis au pouvoir de l’argent, hurlent déjà à la « propagande de masse », Telesur, en affirmant la portée politique de tout « projet communicationnel », bouleverse déjà les idées reçues dans un secteur qui aime à se parer des vertus de l’éthique, de l’objectivité et de l’apolitisme. On aurait pu imaginer plus mauvais départ.

«  Ne nous voilons pas la face ! Le monde est en guerre : une guerre qui oppose le Nord au Sud.  » [2] Pour Beto Almeida, journaliste brésilien, c’est ce constat, pas un autre, qui a prévalu lors de la création de la première chaîne continentale sud-américaine, Telesur, dont il est co-directeur aux côtés des journalistes Aram Aharonian (Uruguay), Ana de Skalom (Argentine), Jorge Enrique Botero (Colombie) et Ovidio Cabrera (Cuba). Reprenant à son compte la proposition de créer une chaîne de télévision du Sud pour le Sud, maintes fois formulée par Julius Nyerere (alors président de la Tanzanie) au sein du Mouvement des pays non-alignés, le président du Venezuela, Hugo Chávez, lançait lors du douzième sommet du G15 : « Au Sud, nous sommes les victimes du monopole médiatique du Nord (...) responsable de la dissémination dans nos pays et dans les cerveaux de nos concitoyens d’informations, de valeurs et de schémas de consommation qui n’ont tout simplement rien à voir avec notre réalité et qui représentent aujourd’hui l’instrument de domination le plus puissant et le plus efficace. (...) Pour faire face à cette réalité et pour commencer à la transformer, je propose la création d’une chaîne de télévision qui serait vue à travers le monde et qui diffuserait des informations et des films en provenance du Sud. Ce serait là une étape fondamentale pour renverser le monopole médiatique.  » [3] Le président vénézuélien n’a pas l’habitude d’être ambigu. M. Almeida l’est encore moins. « Il ne s’agit pas de faire œuvre d’altruisme communicationnel  », de vouloir donner dans « l’objectivité  », ni même de « rechercher l’impartialité  ». Dans un contexte de guerre, assène-t-il, « l’impartialité n’existe tout simplement pas  ».

En guerre contre l’impérialisme médiatique

Une guerre ? Vues d’une Europe engourdie par la lancinante litanie de la « fin des idéologies », les « chamailleries » diplomatiques qui opposent les sbires du locataire de la Maison Blanche au « tropical » président du Venezuela, ne constituent guère plus qu’une carte postale exotique égayant le « vingt heures ». Vu d’ailleurs, du Sud du Rio Bravo à la Terre de Feu par exemple, ce n’est pas forcément faire preuve d’un « antiaméricanisme viscéral » que de rappeler l’ampleur des « agression[s] impérialiste[s]  » [4] en Amérique latine. Quand la mémoire est assez fraîche pour ne pas dépendre des médias [5], les leçons de l’Histoire peuvent éclairer le présent : « Faut-il vraiment se dire que les quelques 22 bases militaires construites au cours des dix dernières années par les Etats-Unis à travers l’Amérique latine ont vocation à améliorer le voisinage ?  » demande, facétieux, Beto Almeida ?

Le caractère « larvé » de ce qui n’a constitué ces dernières années qu’un « conflit de basse intensité », ne doit pas faire perdre de vue qu’il s’agit bien d’un conflit majeur dont témoigne la participation active des Etats-Unis au coup d’état fasciste du 11 avril 2002 au Venezuela. « La première victime de la guerre, c’est la vérité », rappelleront certains (dont il y a fort à parier qu’ils se trouvent du « bon » côté de l’Atlantique). Mais, chanter son amour de la vérité ne suffit pas toujours à assurer la paix... Et puis, la « vérité » elle-même n’est-elle pas empreinte d’idéologie ? Les Etats-Unis, eux, ne s’y trompent pas, qui préfèrent éliminer toute source de « vérité ennemie » pouvant freiner leur ardeur guerrière à... « défendre la démocratie ». Les exemples ne manquent pas : bombardement de l’hôtel Palestina à Bagdad le 8 avril 2003 [6], bombardement « accidentel » de la chaîne de télévision RTS par l’OTAN, le 23 avril 1999, lors de la guerre du Kosovo, ou encore, plus récemment, projet de bombarder le siège d’Al Jazeera au Qatar [7].

Pour les quatre pays d’Amérique latine sur lesquels repose le projet Telesur - l’Argentine, Cuba, le Venezuela et l’Uruguay -, le constat est simple : les réseaux « pan latino-américains » de télévision sont, dans leur très grande majorité, nord-américains et diffusent des programmes... réalisés aux Etats-Unis. C’est le cas de CNN, NBC ou encore Fox News. Devant ces groupes, dont M. Almeida estime qu’ils « se font les clairons des armées impérialistes  », la « chaîne du Sud » souhaite « tenter de changer ce rapport de force  » [8]. Face au concert tonitruant des cuivres « du Nord », il serait en effet hardi - peut-être même inconscient -, de promettre beaucoup plus que « tenter  » de faire entendre la musique plus discrète des bois « du Sud ». Alors que la seule CNN se gavait d’un budget annuel d’environ 700 millions de dollar en 2001 [9], Telesur devra s’en tenir à ... près de 300 fois moins : 2,5 millions de dollars versés à hauteur de 51% pour le Venezuela, 20% pour l’Argentine, 19% pour Cuba et 10% pour l’Uruguay. Juste assez pour sortir « de l’enclave marginale [et] accéder au niveau de la communication de masse  » comme l’explique Aram Aharonian [10].
Déjà, avec la création de Vive TV, le gouvernement vénézuélien avait cherché à donner une « surface nationale » aux médias communautaires vénézuéliens, dont il avait reconnu l’importance politique en les sortant de l’illégalité en 2000 [11]. La manne pétrolière du pays - ironiquement liée aux déboires de l’administration Bush en Irak -, permet à Caracas d’étendre un projet semblable à l’échelle de l’Amérique latine et de mettre sur la table une enveloppe supplémentaire de 10 millions de dollars visant à couvrir les dépenses opérationnelles de lancement. La réponse de la chambre des représentants des Etats-Unis ne se fit pas attendre. Le 20 juillet dernier, elle débloquait près de 9 millions de dollars pour mettre sur pied sa contre-attaque directe : « l’émission de programmes télévisés et radiophoniques en direction du Venezuela (...) A l’image de ce qu’ils pratiquent depuis la Floride via Radio Martí et TV Martí, en direction de Cuba. » [12]

Une télévision pour un projet politique : l’intégration

Que la guerre des « gros sous » soit perdue d’avance n’enlève rien à la nécessité de mener la bataille « au niveau politique, bien sûr, mais, avant tout, sur le plan culturel  », souligne Ignacio Ramonet [13], membre du « Conseil consultatif » dont s’est doté la chaîne [14]. « L’objectif de Telesur, c’est que les Latino-américains se réapproprient leur image. Et, pour qu’ils se réapproprient leur image, il leur faut se réapproprier leur imaginaire, faute de quoi, ils se condamnent à rester aliénés dans une soumission à l’imaginaire des autres  »... Des « autres » venus du Nord en l’occurrence. En Amérique latine, 80% des films qui passent à la télévision viennent tout droit de Hollywood. Beto Almeida rappelle qu’en 2004, « alors que plus de 600 long-métrages avaient été réalisées en Amérique latine, moins de 30 passèrent dans les grands circuits de distribution. » De la même façon, la même année, sur les 1100 films reçus par les quatre plus grandes chaînes de télévision brésiliennes... moins de 15 étaient brésiliens.

« La domination n’est jamais aussi parfaite que lorsque les dominés pensent comme les dominants », concluait Hugo Chavez lors du 12ème sommet du G15 en 2004. Le résultat ? « Les peuples latino-américains ont perdu la conscience de leur réalité et de celle des peuples qui les entourent. » Alors que les médias dominants cherchent à «  faire accepter la violence et la guerre, leur esthétique, leur vocabulaire dans l’objectif de préparer les esprits aux projets guerriers nord-américains  » [15], Telesur ambitionne de proposer un point de vue latino-américain sur les réalités latino-américaines. D’où le slogan de la chaîne, Nuestro norte es el Sur (« Notre Nord, c’est le Sud »), qui reprend un vers du peintre uruguayen, Joaquín Torres-García :

Nuestro norte es el Sur
Para irse al norte nuestros buques bajan, no suben.
Notre nord, c’est le Sud
Pour aller au nord, nos navires descendent, ils ne montent pas.

Au delà de la réalité magnétique, le « Nord » et le « Sud » renvoient ici à deux visions du monde. Bien sûr, si celle du « nord » s’incarne dans une réalité impériale, celle du « sud, n’est encore qu’un projet empreint d’utopie. Faut-il pour autant condamner les projets en leur reprochant de n’être... que des projets ?

D’une part : réalité de la colonisation et de la domination marchande camouflées en « ouverture des marchés » n’hésitant pas à s’adosser à la puissance militaire. D’autre part : projet d’une intégration culturelle et politique affranchie de la tutelle du « premier monde » et de la soumission qu’elle engendre. Réalité du libéralisme - qu’il soit « néo », « ultra » ou sans préfixe -, et de ses ravages. Projet... d’une autre société, basée sur ce que certains, comme Hugo Chávez, appelle un « socialisme du XXIème siècle  ». Réalité - pas si concrète que ça -, d’une intégration dont la clef de voûte serait l’ALCA [16]. Projet - pas si éloigné que ça -, d’une alternative comme l’ALBA [17]...

Dans ce contexte, le « Sud » a lui aussi un « Nord » en son sein, qui cherche à lui imposer, de l’intérieur, les réformes nécessaires à sa « modernisation » [18]. De la même façon, le « Nord » cache de plus en plus mal son « Sud », qu’il n’aime pas beaucoup voir en face : « le Sud du Nord, ce sont les communautés noires à New York, les « banlieues qui brûlent » à Paris, les travailleurs pauvres au Royaume-Uni, etc.  » explique Beto Almeida.

Ainsi, alors que Telesur - tout comme d’autres initiatives pan latino-américaines dans les domaines du pétrole (PetroSur et PetroCaribe) ou du Crédit (Banco del Sur) -, œuvre pour l’intégration des peuples d’Amérique latine dont rêvait Simon Bolivar, elle ambitionne aussi « d’unir tous les Sud du monde en leur donnant la parole »... et en se dotant d’un satellite propre qui lui permettrait de pouvoir être reçue en Europe, en Afrique et en Asie. Aujourd’hui, l’utilisation du satellite NSS (New Skies Satellite) 806 ne lui permet de couvrir que les Amériques, l’Europe Occidentale et du Nord ainsi que l’Afrique du Nord. La diffusion par Internet (à travers le serveur Arcoiris) pose encore des problèmes techniques. Mais se doter d’un satellite indépendant n’est pas une mince affaire... que la Maison Blanche n’est pas disposée à faciliter. Des négociations sont toutefois en cours avec la Chine qui dispose de la technologie nécessaire.

Retrouver la vue, pour voir quoi ?

« Nous voir c’est nous connaître, nous reconnaître c’est nous respecter, nous respecter c’est apprendre à nous aimer, nous aimer c’est le premier pas vers notre intégration  » [19]. La métaphore qui mène de la « vue retrouvée » à la réalisation du projet politique est trop belle pour ne pas être filée. Le journaliste espagnol José Manuel Martín Medem s’en donne à cœur joie. Se référant à l’Operación milagro (opération miracle) grâce à laquelle des centaines de vénézuéliens retrouvent la vue après avoir été opérés de la cataracte à Cuba, il explique : « Telesur, c’est une "opération miracle" dans la communication  » [20]. La formule mérite qu’on s’y arrête puisqu’elle souligne la nécessité d’enlever la cataracte d’une « vision aliénante » du monde, ce « voile » qui gêne la vue sans que la capacité de l’œil à voir ne soit touchée...

Au-delà des « jolies tournures », l’un des mérites - et non des moindres -, de ce projet qui consisterait à permettre aux peuples latino-américains de « retrouver la vue », est de poser la question suivante : retrouver la vue pour voir quoi ? Pour l’instant, sur Telesur, pas grand chose, et pour cause. Le lancement de la chaîne se fait de façon progressive. Le 24 mai, ouverture du signal pour effectuer les premiers tests ; le 24 juillet, lancement des premiers programmes enregistrés et arrivée progressive des premières émissions en direct ; le 31 octobre, émission 24 heures sur 24 (avec une grille de programmes temporaire). Réalité d’un lancement progressif, donc, dont doit tenir compte le spectateur aujourd’hui.

D’ailleurs, on regrette parfois que l’équipe de Telesur fasse peut-être preuve d’empressement (ou de timidité ?) en ce qui concerne la question du renouvellement des formes, une nécessité absolue pour mener à bien l’ambitieux projet de la chaîne. A ce stade, les hésitations - compréhensibles -, du processus de lancement ne peuvent justifier entièrement des choix qui grèvent déjà la capacité de certains programmes à se montrer aussi éblouissants que ne le serait la lumière pour l’aveugle miraculé... Le journal télévisé de la chaîne, par exemple, ne résiste pas à la tentation d’imiter la mise en scène des « clairons des armées impérialistes  » : même décors laissant entrevoir les mêmes salles de rédaction et leurs écrans de télévisions qui clignotent frénétiquement, même mouvements de têtes des présentatrices et mêmes sourires convenus, mêmes costumes à la mode occidentale, etc.

Même si la forme n’est pas toujours - ou pas encore ? - , à la hauteur du projet, le contenu des programmes frappe par sa différence. La chaîne se donne les moyens de présenter « une alternative au discours unique des grandes chaînes informatives  » [21], une information qui privilégie le contenu social, les mobilisations populaires, les propositions alternatives à tout ce la pensée unique accepte sans questionner : la dette externe, les OGM, la « modernisation ». Pour ce faire, il faut « construire un nouveau journalisme » explique Beto Almeida et « se réapproprier la notion de temps dans l’information  ». Quand CNN en espagnol interroge Evo Morales sur la crise qui secoue la Bolivie en ce moment, « cela dure à peine une minute et on ne lui pose qu’une question : " Pourquoi cherchez-vous à porter préjudice à la Démocratie ?" » souligne le réalisateur bolivien Ivan Sanjines [22]. Mais comme l’explique Noam Chomsky, la contrainte de la concision - tout dire en trente secondes ! -, impose de « limiter le propos à des lieux communs  » [23]. Pour proposer un point de vue différent, il faut du temps... et ce temps, Telesur compte bien le prendre.

S’appuyant sur les moyens mis à disposition par les quatre pays fondateurs, sur plusieurs télévisions d’Etat (notamment au Paraná brésilien [24] et en Colombie), et sur un réseau de correspondants (en Amérique latine uniquement pour l’instant [25]), la chaîne se propose de consacrer 45% de son temps à l’information, présentée comme un « droit  » des citoyens. Celle-ci ne constitue que l’un des « trois piliers » de la chaîne : « Informer, former et divertir  ». Former - « Depuis la sagesse ancestrale des cultures originaires d’Amérique jusqu’aux postulats du siècle nouveau, le savoir est une composante essentielle de notre programmation  » -, en divertissant. Il s’agit de retrouver le caractère ludique « propre à notre culture  » [26] : « nous réapproprier la notion de plaisir  » [27] accaparée par l’industrie hollywoodienne, sa violence, son hémoglobine et ses histoires d’amour si éloignées des faubourgs pauvres de Caracas, Quito ou Santiago de Chile... « Nojolivud » (transcription littérale de « No Hollywood ») est d’ailleurs le titre d’un des programmes, « dont le but est de présenter des fictions émancipées du format hollywoodien  » [28]. Former et divertir, cela passe aussi par « Telesurgentes », « qui retrace les luttes populaires et estudiantines  », « Maestra Vida », une « série de portraits et biographies de personnages latino-américains », « Subte », qui propose des « chroniques sur la culture urbaine » ou encore « Voces en la cabeza » « qui présente les nouvelles tendances musicales ».

Un canal « ouvert à tous »


Mais proposer des contenus n’est que l’un des aspects de la mission de Telesur. En effet, « à Telesur, nous ne cherchons pas uniquement des spectateurs, nous avons besoin de collaborateurs, disposés à construire un nouveau modèle de télévision » [29]. Les créateurs de Telesur ne prétendent donc aucunement avoir le monopole de la capacité à revisiter la télévision. La chaîne produira bien sûr une partie de ses programmes, mais elle mettra son canal à la disposition des « cinéastes, réalisateurs, distributeurs et chaînes de télévision de tout le continent, qu’il s’agisse de chaînes d’Etat, communautaires, (...) indépendantes  » ou universitaires.

A côté des programmes déjà reçus de l’EZLN (armée zapatiste du Chiapas, Mexique), du MST (mouvement des sans terres au Brésil), des indigènes du Pérou, Telesur lance FLACO (la Fabrique latino-américaine de contenu) qui aura « pour mission de favoriser la production, la promotion et la distribution de l’audiovisuel latino-américain. Qu’il s’agisse de courts, de moyens ou de longs métrages, de fiction, de documentaires, de films expérimentaux, s’inscrivant dans des séries ou non, produits ou à l’état de projet, FLACO se fixera comme priorité d’assurer leur diffusion sur le territoire latino-américain, à travers Telesur, ou tout autre moyen à sa disposition  ». L’ouverture du canal ne constitue pas un appendice indépendant du projet initial de la chaîne, dont Beto Almeida revendique l’aspect « militant  ». Elle en est le moyen. « Production collective », « réseau d’information pluraliste  », rupture avec « les oligopoles  » qui s’accaparent le rôle actif dans le processus de communication. Telesur pose le principe suivant : « Une programmation ne peut exister qu’en fonction des usagers, le dernier mot leur revient concernant la grille des programmes  ».

Une carte blanche à qui veut bien s’en saisir ? Le projet Telesur étant fondamentalement politique, on ne saurait s’attendre à ce qu’elle s’ouvre à des contenus qui s’opposent frontalement à sa vision du monde. Et d’ailleurs qui s’en plaindra ? Fut-il possible de se placer « au-dessus de la mêlée », cette attitude n’impliquerait-elle pas, au final, une politisation extrême puisqu’elle contribuerait à renforcer le déséquilibre communicationnel qui penche, très lourdement, en faveur du néolibéralisme aujourd’hui ? En Amérique latine plus encore qu’ailleurs.

Telesur en devient-elle pour autant la « TéléChávez  » [30] qu’on l’accuse déjà d’être ? Pas si sûr. Si le projet est porté par des gouvernements - dont celui de M. Chávez -, son appropriation publique n’implique pas nécessairement sa dépendance politique, et encore moins sa dépendance à l’égard des gouvernants pris individuellement. Mais surtout, sa crédibilité - qu’il lui faut encore gagner -, reposera sur « son indépendance en matière d’information, qui doit être totale  », comme l’explique Ignacio Ramonet. Celui-ci veut d’ailleurs voir un signe de bon augure dans la démission d’Andrés Izarra - président de Telesur -, de son poste de Ministre de l’information au sein de gouvernement vénézuélien [31]. Une démonstration d’indépendance ? Certainement pas. Un simple « signal », qui va dans le bon sens. C’est déjà beaucoup.

Mais l’indépendance d’une telle chaîne ne peut se jouer au niveau des personnes. Il ne suffira pas, comme semble le suggérer Jorge Botero, l’un des co-directeurs, de se dire « conscient du fait qu’il y aura des circonstances difficiles  » et de mettre en avant la nécessité pour chacun de « conserver l’indépendance journalistique  » [32]. C’est au niveau des structures même - qui doivent garantir une cloison hermétique entre financement et rédaction -, que se bâtit l’indépendance éditoriale d’un tel projet. Alors qu’Al Jazeera - qui a servi de modèle au projet initial de chaîne latino-américaine -, se montre par trop discrète sur l’Emir du Qatar, rien ne permet de dire que Telesur le sera autant avec les chefs des Etats qui la portent. En tout cas - et pour citer Hugo Chávez lui-même -, pas « pour l’instant » [33] !

Si « définir ce que nous entendons par communication revient à définir le type de société dans laquelle nous souhaitons vivre  » [34], la proposition peut être inversée et rester tout aussi juste. Les mobilisations récentes des peuples latino-américains, pour soutenir Hugo Chávez et la révolution bolivarienne, pour dénoncer le projet de Zone de libre-échange des Amériques ou pour protester contre les institutions financières qui asservissent les pays de la régions (FMI, Banque Mondiale) auront au moins montré une chose : CNN et ses sœurs jumelles ne correspondent pas au « type de société » dans laquelle les Latino-américains « souhaitent vivre ». Telesur voudrait incarner ce souhait. Sera-t-elle à la hauteur de cette mission ? Pourquoi ne pas y croire ? C’est l’enjeu d’un combat qui mérite d’être mené.


Renaud Lambert

 
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Notes

[1Stephen Johnson, « Chávez targets US influence », The Heritage foundation, 23 novembre 2004.

[2Entretien avec l’auteur et conférence donnée par Beto Almeida pendant la "Rencontre pour une écologie de l’information", les 25 et 26 novembre 2005, organisée par ACSUR Las Segovias d’où sont tirées les citations de Beto Almeida qui suivent.

[3Hugo Chávez, discours d’ouverture au douzième sommet du G15, le 1er mars 2004. Le texte de ce discours peut être consulté sur ChickenBones - A journal.

[4Axel Gyldén, « Chávez-Castro, les liaisons dangereuses », L’Express, 5 septembre 2005.

[5Rares en effet sont les pays de la région où il est nécessaire de remonter plus de trois générations pour trouver des témoins directs d’interventions militaires nord-américaines visant à imposer les préférences politiques et économiques des Etats-Unis : 1903, Colombie ; 1915, Haïti ;1915, République Dominicaine ; 1926, Nicaragua ; 1950, Porto Rico ; 1954, Guatemala ; 1960, Guatemala ; 1961, Cuba ; 1965, République Dominicaine, Pérou ; 1967 à 1969, Guatemala ; 1973, Chili ; 1980 à 1990, Salvador ; 1981 à 1988, Nicaragua ; 1983, Grenade ; 1989, Panama ; 1994, Haïti, sans parler des soutiens aux dictatures d’Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Paraguay et Uruguay.

[6Où se trouvaient des centaines de journalistes étrangers et qui a provoqué la mort du cameraman espagnol José Couso et de son collègue ukrainien Taras Protsyuk.

[7Kevin Maguire et Andy Lines “Bush plot to bomb his arab ally”, Daily Mirror, 22 novembre 2005

[8Pour cette citation et la précédente, Beto Almeida, Op. cit. C’est moi qui souligne.

[9Nisa Lewites, « CNN and September 11th, 2001 : Management in a Crisis », Institute for Technology and Enterprise Polytechnic University, New York, Janvier 2002.

[10Entretien avec Blanche Petrich (traduction Lucie Philippeau et Isabelle Dos Reis, pour RISAL), « TeleSur, une télévision contre-hégémonique en Amérique Latine », RISAL, 6 mars 2005.

[11Lire Renaud Lambert, « Vive TV ou la communication au service d’une citoyenneté nouvelle », RISAL, 2 septembre 2004.

[13Entretien avec l’auteur, 29 novembre 2005, d’où sont tirées les citations ultérieures de M. Ramonet.

[14Au même titre qu’Adolfo Pérez Esquivel (Prix Nobel de la Paix), Atilio Borón, Fernando Pino Solanas et Tristán Bauer (Argentine) ; Michel Collon (Belgique) ; Jorge Sanjinés (Bolivie) ; Walter Salles, Fernando Morais et Orlando Sena (Brésil) ; Manuel Cabieses Donoso (Chili) ; Alfredo Molano et Ramiro Osorio (Colombie) ; Silvio Rodríguez et Julio García Espinoza (Cuba) ; Danny Glover, Harry Belafonte, James Early, Saul Landau et Richard Stallman (Etats-Unis) ; Gianni Miná (Italie) ; Pablo González Casanova, María Rojo et Carmen Lira (Mexique) ; Ernesto Cardenal (Nicaragua) ; Tariq Ali (Pakistan / Royaume-Uni) ; Javier Corcuera (Pérou) ; Chiquie Vicioso (République Dominicaine) ; Eduardo Galeano (Uruguay) et Luis Britto García (Venezuela).

[15Pour cette citation et la précédente, Beto Almeida, Op. cit.

[16Sigle espagnol et portugais de la ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques). Consulter à ce sujet le dossier de RISAL « L’ALCA en panne ».

[17Alternative bolivarienne pour l’Amérique latine et les Caraïbes. Projet alternatif à l’ALCA proposé par le Venezuela. En espagnol, « alba » signifie « aube ».

[18Comme le 15 mars 2005, à Colotenango (Guatemala), quand la police ouvrit le feu sur une manifestation contre le traité de libre-échange que le président Oscar Berger venait de signer avec les Etats-Unis, faisant deux morts et des dizaines de blessés...

[19Présentation de Telesur sur le site Internet de la chaîne.

[20Propos tenu lors de la « Rencontre pour une écologie de l’information » à l’Universidad Complutense de Madrid, le 25 novembre 2005.

[21Présentation de Telesur sur le site Internet de la chaîne, cité par Nils Solari, op. cit.

[22Propos, non sourcés, tenus lors de la « Rencontre pour une écologie de l’information » à l’Universidad Complutense de Madrid, le 25 novembre 2005.

[23Séquence tirée du film de Pierre Carles, Enfin Pris ?, CP Productions, 2002.

[25En Argentine (Buenos Aires), en Bolivie (La Paz), au Brésil (Brasilia), en Colombie (Bogotá), à Cuba (La Habana), aux Etats-Unis (Washington), au Mexique (Mexico DF), au Venezuela (Caracas), et en Uruguay (Montevideo).

[26Pour cette citation et les précédentes : présentation de Telesur sur le site Internet de la chaîne.

[27Beto Almeida, Op. cit.

[28Pour cette citation et les suivantes : Nils Solari, op. cit.

[29Pour cette citation et les suivantes : présentation de Telesur sur le site Internet de la chaîne.

[30Marie Delcas, « Telesur ou "TéléChavez" ? », Le Monde, 7 décembre 2005.

[31Journaliste à RCTV, une chaîne de télévision qui participa au « coup d’état médiatique » du 11 avril 2002 au Venezuela. Il démissionna peu après.

[32Dario Pignotti (traduction Isabelle Dos Reis pour RISAL), « Telesur sera toujours indépendante, neutre ... jamais », RISAL, 17 juillet 2005.

[33En espagnol « por ahora ». En 1992, Hugo Chávez acceptait l’échec - temporaire -, de sa tentative de coup d’état visant à une transformation sociale et reconnaissait sa responsabilité, chose si rare au Venezuela que cela lui valut d’être aussitôt perçu comme un homme politique d’un type nouveau par les Vénézuéliens.

[34Mario Kaplún, chercheur en sciences de l’information.

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