Que les médias dominants, après avoir multiplié quelques signes de sympathie pour ce qui est « nouveau », soient désormais hostiles au mouvement altermondialiste et se tiennent à l’affût de la moindre occasion de le manifester n’est pas une surprise. Les journalistes ne sont pas seulement des observateurs, mais aussi, peu ou prou, des acteurs et, dans le cas présent, le souci de nombre d’entre eux n’est pas d’informer, mais d’intervenir.
Et cela d’autant plus et d’autant mieux qu’il se trouvera toujours, travaillant pour des médias dont la ligne éditoriale est opposée au mouvement altermondialiste, des journalistes qui affectent, au contraire, de lui être favorables. Il s’en trouvera même qui déclarent partager tout ou partie de ses objectifs. Quelle aubaine pour tous ceux qui, soucieux de séduire des partenaires chez leurs adversaires, croient pouvoir bénéficier ainsi d’oreilles suffisamment attentives pour écouter leurs doléances et de plumes suffisamment dociles pour relayer leurs positions.
Un portait malveillant
Jacques Nikonoff avait décliné l’invitation à contribuer à la rédaction de son « portrait » faute de pouvoir obtenir les quelques garanties minimales que Le Monde concède à ses hôtes de marque qui peuvent relire leur interview ou qu’ils n’ont pas besoin de demander quand ils sont certains de bénéficier d’un traitement hagiographique. Les « opposants » eux-mêmes avaient déclaré qu’ils ne donneraient pas leurs témoignages. Et pourtant...
Sous le titre « Jacques Nikonoff, le président abrasif » Sylvia Zappi, dans Le Monde daté du 9 décembre 2005 (veille de l’ouverture de l’assemblée générale annuelle de l’association), brosse un portrait à charge contre celui qui refuse qu’on lui tire le portrait : un article rédigé avec le concours de militants d’Attac qui estiment que pour régler leurs différends avec Nikonoff, Le Monde est le lieu démocratique approprié. Qu’importe les moyens pourvu qu’on ait l’ivresse de la confidence. Fondée ou non (mais c’est à la seule démocratie interne d’en décider), la contestation est ainsi relayée par la malveillance du quotidien vespéral du néo-libéralisme. Et des contestataires de la contestation se croient obligés de jouer le jeu qu’ils récusent pour tenter de contrer les confidences hostiles par des confidences amicales : de quoi entretenir l’illusion d’un travail journalistique équilibré. Triste empoignade...
Libre à chacun, au sein d’Attac, d’adorer ou de détester Jacques Nikonoff ou, plus sobrement, d’approuver ou de désavouer le mode de fonctionnement qu’il imprime ou imprimerait à la vie de l’association. Mais de quelle conception du débat démocratique peuvent se prévaloir ceux qui, quelle que soit leur position, s’épanchent dans des médias globalement opposés à leur combat commun dans l’espoir de les rallier à leur cause ou, plus modestement, de les neutraliser ?
Cette question n’est pas nouvelle. L’article de Sylvia Zappi n’est en effet que le dernier épisode en date des rapports souvent dommageables que divers animateurs d’Attac au niveau national entretiennent avec les médias et, du même coup, avec leur propre association.
Démocratie ou médiacratie ? Quelques précédents
Déjà, en 2002, le changement de présidence avait été l’occasion pour Libération et Le Monde, de s’insurger contre ses modalités. Mais au nom de qui ? [1] Plus significatif : Le Point en décembre 2002 s’inquiétait, à grand renfort de déclarations anonymes ou inventées, de la personnalité de Jacques Nikonoff. Nous posions alors les questions suivantes, restées jusqu’à ce jour sans réponses :
- Ou bien cet article à charge est fabriqué à partir de citations inventées, et il est inutile d’insister sur ce qu’il convient de penser d’un tel journalisme ; br>
- Ou bien cet article à charge est fabriqué à partir de citations réelles ; et on est en droit de se demander quel autre monde serait possible, si tel " membre du conseil d’administration ", tel " animateur " ou tel " membre du bureau " prétend tirer parti du droit d’ingérence que s’attribuent certains journalistes, évidemment respectueux de la vie démocratique des formations collectives. » [2]
Les liaisons dangereuses d’Attac avec les médias devaient se poursuivre en 2003. Avant l’été, un « 4 pages » de Lignes d’Attac (sur lequel nous reviendrons) soulève la question de la légitimité démocratique de certaines interventions dans les médias. En vain... Dès le mois d’août, dans plusieurs articles successifs, le Président d’Attac, en son propre nom et donc sans mandat précis et consensuel de l’association qu’il préside, argumente sur la nécessité pour Attac de se défaire de la tentation du « gauchisme » et/ou des images qui, selon lui, lui sont associées [3]. Que l’on partage ou non le diagnostic de Jacques Nikonoff, comment ne pas se demander ce qu’est l’effet produit par cet « effort de clarification » quand il est accueilli dans de tels médias et quand les adhérents d’Attac sont informés ainsi avant qu’ils ne se soient emparés du débat.
Quelques jours plus tard, l’Université d’été d’Attac bénéficie de la sollicitude du Monde [4]. Nous en avons rendu compte ici même, en posant à nouveau deux questions : br>
- Quelles conceptions se font du journalisme et de la démocratie des journalistes qui ne retiennent des débats publics d’une association que les thèmes qui les arrangent et les interventions de quelques porte-parole ? br>
- Quelles conceptions se font du journalisme et de la démocratie des porte-parole qui choisissent d’intervenir dans les médias pour en faire les arbitres des débats du mouvement altermondialiste ? » [5]
Près de trois mois passent. Les médias qui, pour les mauvaises raisons qui sont les leurs, ont offert leur hospitalité à une critique du « gauchisme » (sur laquelle nous n’avons pas à nous prononcer ici) entreprennent, pour les mêmes mauvaises raisons, de prendre pour cibles... d’abord Jacques Nikonoff, en invoquant à nouveau divers témoignages internes (le plus souvent anonymes), puis Attac dans son ensemble et le Forum social européen (pour cause de présence de Tariq Ramadan) [6].
De ces quelques exemples parmi d’autres, sur lesquels nous reviendrons, aucune leçon collective ne semble avoir été tirée [7] Pourquoi ?
Nous ne contribuerons pas à des querelles de cours de récréation destinées à savoir qui, parmi les protagonistes des confrontations du moment, a commencé à traiter les médias dominants en partenaires et en arbitres des débats internes : tout a commencé, en vérité, avec le silence ou le quasi-silence d’Attac sur les médias [8] .
Ou plus exactement par l’incapacité des animateurs d’Attac au niveau national de prendre cette question à bras-le-corps, en dépit des efforts de quelques membres de la direction et du souhait de très nombreux comités et adhérents [9].
Invoquant une « complexité » qu’ils n’analysent pratiquement jamais pour couvrir la complaisance qu’ils adoptent trop souvent, nombre de porte-parole du mouvement altermondialiste n’ont de cesse de conforter le droit d’ingérence de journalistes qui prétendent subordonner la démocratie à la médiacratie. Ce droit d’ingérence se prévaut d’un devoir de transparence que les barons du journalisme interprètent à leur gré et que les entreprises médiatiques ne respectent nullement,... sous prétexte de protéger leur indépendance, même si celle-ci est une fiction [10]. Comment alors préserver l’indépendance d’Attac ?
Raisons d’espérer et de désespérer
L’Assemblée générale d’Attac ne s’est pas trompée sur le sens de l’article du Monde. Que l’intention de son auteure ait été ou non d’apporter sa contribution empathique au débat interne, sa simple publication dans Le Monde - et pas ailleurs - l’inscrit dans une visée hostile à Attac dans son ensemble. Cynisme ou naïveté ? Qu’importe ! Tenter de tirer parti du parti pris du Monde pour prendre parti au sein d’Attac, doter un adversaire d’un tel pouvoir d’intervention, témoigne pour le moins d’une étrange conception de la démocratie.
Contre laquelle l’AG d’Attac s’est - fort démocratiquement - insurgée, par delà les clivages du moment. En effet, le « vœu » suivant a été adopté par plus de 90% de votants :
« Militant acharné en faveur du oui au référendum sur le TCE, le journal Le Monde ne pardonne pas à Attac sa campagne exemplaire ayant contribué à la victoire du non au TCE le 29 mai 2005. L’article réquisitoire du Monde daté du 9 décembre 2005 qui prétend faire un portrait du président de l’association s’avère être en réalité une agression contre Attac dans son ensemble. Ce journal qui s’autoproclame « quotidien de référence » bafoue ainsi sa propre charte déontologique. Nous, participants à l’AG d’Attac : br>
- dénonçons cette nouvelle offensive du Monde contre Attac br >
- demandons au CA de l’association de renforcer sa campagne de critique des médias. »
Comment ne pas se féliciter d’un tel « vœu » ?
Evidemment, les médias dominants, s’engouffrant dans la brèche ouverte par Le Monde, n’ont tenu aucun compte de ce texte et se sont presqu’exclusivement focalisés sur les désaccords, en passant généralement sous silence les choix d’orientation. Ainsi, le 10 décembre à 19h39, le titre d’une dépêche de l’AFP [11], consacrée à l’Assemblée générale, donne le ton, en choisissant le meilleur « angle » : « Attac : les adhérents approuvent à 60% le principe d’une co-présidence ». La dépêche s’achève ainsi : « M. Nikonoff, dont le "style de direction" est jugé "bureaucratique et autoritaire" par ses opposants, doit faire face à la fronde de membres fondateurs comme la FSU (fonctionnaires), Solidaires ou le Centre de recherche et d’information pour le développement (Crid). » [12]
Le lendemain, dans Libération du lundi 12 décembre, Didier Hassoux rend compte de l’Assemblée Générale avec une infinie délicatesse et une évidente délectation : « (...) La crise identitaire de l’association. Schématiquement, elle oppose les partisans d’une « Attac citadelle » à ceux d’une « Attac ouverte, en réseau ». Et se traduit par une bagarre de leadership entre les premiers (Jacques Nikonoff, Bernard Cassen, Michèle Dessenne, etc.), qui revendiquent « un exécutif fort », et les seconds (Susan George, José Bové, Jacques Cossart, Pierre Khalfa, etc.), qui prônent « davantage de collégialité ». Questions : Ceux qui bénéficient ainsi d’une présentation avantageuse peuvent-ils s’en satisfaire, quand celle-ci s’appuie sur des expressions entre guillemets dont on ne sait quels en sont les auteurs ni même si Didier Hassoux n’a pas protégé ainsi ses propres créations [13] ? Faudrait-il se taire sur de telles pratiques journalistiques qui se prévalent du « secret des sources », même s’il n’y a pas de sources, en invoquant l’honnêteté du journaliste alors que celui-ci ne donne aucun moyen de la vérifier ?
Enfin, dans son compte-rendu de l’assemblée générale d’Attac publié dans Le Monde daté du 13 décembre - « Les militants d’Attac somment leur direction de s’entendre » - , Sylvia Zappi poursuit sur sa lancée. Inutile de commenter.
Les journalistes ont exercé librement et comme ils l’entendent leur droit d’informer (ou ce qui en tient lieu). Mais qu’ont fait de leur propre droit d’informer les animateurs d’Attac ? A peine les votes sont-ils intervenus que les protagonistes du débat interne se sont empressés de commenter les résultats devant la presse, chacun pour chanter victoire. C’est le cas pour la dépêche de l’AFP que nous avons mentionnée. C’est également le cas dans Le Monde alors même que ce journal vient faire l’objet d’un désaveu... que le quotidien « omet » de mentionner. Et comme si cela ne suffisait pas, les « opposants » se répandent dans la presse régionale, notamment dans Sud Ouest.
Incontinence de la liberté d’expression ? Ce goût pour des gloses dont journalistes ont la primeur invite les adhérents à s’informer du sens des débats internes en lisant les journaux ...
Et maintenant ?
Dans Lignes d’Attac de novembre 2005 « Les grandes orientations d’Attac », on pouvait lire ceci :
« Enfin, la critique sans concession du système médiatique, à la fois comme acteur économique de la mondialisation libérale et comme vecteur de son idéologie, doit devenir, beaucoup plus qu’elle ne l’a été jusqu’ici une des priorités stratégiques d’Attac [...] Attac développera son activité dans ce domaine et s’efforcera de faire des propositions sur le droit d’informer et d’être informé, sur les moyens de garantir le pluralisme des médias et de l’information. »
Le « Rapport d’activités et de gestion » (lien périmé) présenté par le Conseil d’Administration d’Attac replace la question des médias au cœur des activités d’Attac :
« La question des médias est, depuis longtemps, l’objet de débats dans Attac, et ce dans toutes les composantes de l’association. Un « quatre-pages » a été édité il y a deux ans sur le sujet, un groupe de travail ayant été mis en place. Mais le problème est récurrent. Quelle posture Attac doit-elle adopter face à la presse qui cherche plutôt à traiter les bruits de couloir qu’à informer ses lecteurs sur les sujets qu’Attac travaille ? Faut-il répondre aux médias ? Faut-il refuser de s’exprimer dans la presse ? Quel code de conduite devrions nous édicter, entre nous, pour éviter les articles qui exacerbent nos divergences et gomment nos accords de fond ? Le chantier reste ouvert ! [...]
Relevons simplement qu’une partie des questions soulevées ici avait déjà été abordée par Serge Halimi et Pierre Rimbert en 2001 dans un article intitulé « Identité d’Attac et rapport aux médias ». Ces mêmes questions avaient trouvé une ébauche de réponse dans le document élaboré par le « groupe médias » qui avait dû faire face à une opposition farouche décidée à ne pas se presser pour que rien ne change. Ce document - « Médias, information et mondialisation libérale » [14] -, finalement adopté, avait été classé « sans suite », après avoir été résumé dans un "4 pages" de Lignes d’Attac.
Rappel de quelques extraits :
« 1. Acteur de la contestation sociale, Attac conteste le traitement de " la contestation " par les médias. [...]
2. Acteur de l’information et du débat public, Attac refuse de se soumettre à la prétention des tenanciers des médias dominants d’être les principaux arbitres du débat démocratique.
L’un des moyens par lesquels les médias dominants tentent de civiliser et de discipliner les opposants à l’ordre établi, consiste à les inviter à participer à des " débats " médiatiques, auxquels les journalistes-animateurs aimeraient réduire la vie démocratique dans l’espoir d’en devenir les seuls metteurs en scène.
– Attac n’entend pas intervenir dans les médias dominants à n’importe quelle condition. L’Association se réserve le droit de refuser de participer à des émissions qui loin de favoriser la diffusion de ses idées, contribuent à leur défiguration spectaculaire, quand ce n’est pas, plus simplement, à conforter la notoriété individuelle de ses porte-parole.
– Attac n’entend pas intervenir dans les médias sur n’importe quel sujet, mais seulement sur les questions qui correspondent à ses priorités définies démocratiquement. Faute de quoi, la construction journalistique d’Attac contredirait sa réalité militante et accorderait un pouvoir indu aux journalistes et aux animateurs de télévision.
– Attac, qui conteste le pouvoir des multinationales, n’entend pas devenir amnésique lorsque la filiale d’une de ces multinationales les convie dans un studio. Lorsqu’ils parlent dans les médias, les contestataires ne sauraient ni se taire sur les médias ni se plier à la mise en scène que ces médias réclament. Ils ne sauraient oublier de rappeler le rôle des médias dans la mise en place et dans l’imposition de la pensée de marché. [...] »
Le rapport d’activité présenté à l’AG, entre autres initiatives, rappelle celles-ci :
- « [...] Il est décidé d’ouvrir une campagne dans Attac afin de décider s’il faut faire des médias une priorité stratégique et créer une commission « Médias », pour faire émerger des premières propositions. br>
- Acrimed, Attac, l’Observatoire des médias, des syndicats de journalistes dont les SNJ, la CGT et d’autres, ont le projet d’organiser les Etats Généraux pour une information et des médias pluralistes. Le mandat que le CA fixe à Attac pour cet événement, sera d’y approfondir la critique des médias, d’émettre des propositions et d’aider au développement des alternatives existantes. »
Tout ce que nous pouvons souhaiter à Attac (et à nous-mêmes par la même occasion...), c’est que cette association intensifie vraiment, comme l’AG en a émis le vœu, sa « campagne de critique des médias » et modifie, du même coup, son rapport aux médias. La balle est dans son camp et n’aurait jamais dû le quitter.
Henri Maler
Pour Acrimed