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Brigitte Jeanperrin au service des PDG et de l’entreprise privée sur le service public

par Christiane Flicker, Mathias Reymond,

Consultante pour les questions sociales sur France Inter, Brigitte Jeanperrin pilote aussi une rubrique dans le 7-9 intitulée « Entreprises et Stratégies » . Il s’agit d’un entretien avec un acteur de la vie économique qu’elle présente chaque matin, du lundi au jeudi, à 7h50. Cet enregistrement, découpé et monté pour tenir dans un mini format de 3 minutes, est diffusé après un lancement en direct par Stéphane Paoli qui s’efforce de le relier à l’actualité du jour. Entrepreneurs et managers ont le beau rôle grâce à la complaisance de l’intervieweuse.

Le concept de ce pur produit marketing, c’est une illusion de réel, de concret, de l’économie in vivo. On est ici proche de la logique du micro trottoir. Aucun contradicteur n’apparaît face aux acteurs de l’entreprise. Pis : aucune rubrique dans la tranche matinale ne donne la parole à un opposant qui ne partagerait pas les partis pris idéologiques de ces acteurs soigneusement sélectionnés.


Des invités triés sur le volet

Le décompte des invités sur la période du 5 septembre au 19 décembre 2005 fait ressortir que sur 57 invités, 41 sont des PDG, des DG ou des « chefs d’entreprises », 4 sont des vice-présidents d’entreprises ou des cadres supérieurs, 2 sont des présidents d’association, 1 est économiste et 3 sont pour nous d’origine indéterminée. En contrepartie, et pour servir de caution, il y a eu un médecin du travail, le maire adjoint communiste de La Courneuve (invité 2 fois), un syndicaliste CGT, un membre d’une association caritative, et un cadre, Max, devenu très critique à l’égard du monde de l’entreprise. Au final, on compte 5 femmes parmi les invités...

A l’évidence, pour Brigitte Jeanperrin, ce sont les PDG qui font l’entreprise. Et le déséquilibre est encore plus flagrant quand on s’arrête sur les modalités des entretiens avec ses hôtes.

Si, pour une observation plus précise, on resserre le comptage sur 10 jours successifs, du mardi 20/09/2005 au mercredi 5/10/2005, on trouve 7 dirigeants d’entreprise, un syndicaliste, le président d’une association de lutte contre le chômage et un cadre salarié (Max). Casting déséquilibré s’il en est.

Des cautions morales

Qu’en est-il des trois intrus, représentants les « ressources humaines » de l’entreprise ?

L’association de lutte contre le chômage (22/09/2005), Solidarités Face au Chômage, était représentée par son président et fondateur, Jean-Baptiste De Foucault, ancien commissaire au plan, compagnon de Jacques Delors. On est là dans le sérieux et l’efficacité. « Une véritable petite entreprise » insiste Brigitte Jeanperrin, dans un jargon très business school. Et elle interroge tout de go : « Alors sincèrement, comment peut-on avoir une stratégie entreprenariale (sic) lorsqu’on est une association à but non lucratif ? » Un peu plus tard, enfonçant le clou, elle ajoute, « vous êtes un peu le business angel de la solidarité ? », pour finir par asséner « vous êtes en train d’occuper, si je puis dire, un segment de marché ? ». Monsieur De Foucault, bien embarrassé, proteste poliment « Heu... Je n’aimerais pas beaucoup le mot « segment de marché » parce que notre fonctionnement, quand même, est à but non lucratif. Le mot marché me parait réducteur. Un espace humain, disons, je préférerais. De l’humanité en jachère, plutôt, oui. Mais c’est une vraie... activité. Au fond quel est le but de l’économie ? C’est que chacun arrive à employer ses capacités là où elles seront le plus utiles pour la collectivité et de faire en sorte qu’aucune capacité humaine ne reste en jachère. [...] C’est la véritable notion d’entreprise ». Ce dérapage dans l’éthique lui clouant le bec, Brigitte Jeanperrin arrête là l’interview.

Le 26/09/2005, un syndicaliste de la CGT, Jean-Christophe Leduigou, est présenté par Stéphane Paoli : « Est-il nécessaire de rappeler que les syndicats font partie de l’entreprise, qu’ils sont porteurs et garants de la question sociale, mais est-ce uniquement pour préserver les avantages acquis  ? La CGT par exemple, et entre autres, est souvent associée au refus du changement . Mais dans les faits, l’action syndicale, Brigitte, est en pleine évolution ? ». Car si le représentant de la CGT est interrogé, c’est qu’il vient de publier un livre, se réjouit Jeanperrin, « au titre prometteur : Demain le changement. Pour lui les syndicats doivent même intégrer les conseils d’administration  ».
Au cours de l’entretien saucissonné, elle remarque avec justesse « quand Gaz de France ouvre son capital, on voit presque 80% de salariés prendre des actions, dont des syndiqués CGT. Ca veut dire que vous pouvez dire non en principe, mais vous y participez à ce changement  ». Leduigou essaiera bien de redresser la barre, d’expliquer, de préciser, mais trop tard. Ce qui permettra à Stéphane Paoli de triompher en conclusion : « Et jusqu’au réformisme au sein de la CGT ! »

Le 03/10/2005, le cadre salarié, c’est Max, pas n’importe qui : c’est un « cadre dirigeant d’une grande entreprise », comme le souligne Stéphane Paoli. Il publie un livre après le succès remporté par son blog où il est exprimait son mal être social. Car Max est remonté comme une pendule contre la culture d’entreprise, ce qui scandalise Jeanperrin : « Mais vous exagérez pas un peu ? » Max parle vécu, plaisir, bonheur, loisir : « Je pense que l’entreprise c’est une bonne chose en tant qu’objet économique, mais simplement qu’elle ne nous fasse pas croire qu’elle est humaine. [...] Certains de mes collègues pensent qu’ils participent au progrès social. Ca devient presque une éthique, une morale, l’entreprise. [...] Est-ce que vous voyez une seconde l‘entreprise mettre en gros « la tendresse » ? Ou « Nos valeurs c’est la compassion » ? Non. Vous voyez, il y a une incompatibilité entre l’entreprise qui a pour but de faire du profit, et puis mes valeurs en tant qu’humain ». L’incongruité d’un tel discours provoque un grand désarroi chez Brigitte qui s’angoisse « Mais cela dit, des process, des procédures, c’est aussi nécessaire lorsqu’il faut gérer des budgets. La guerre des coûts est quand même importante . » Toute retournée, elle n’en revient pas de voir ces cadres qui ont manifesté leur désenchantement sur le blog de Max, et elle s’effare « ...ce sont vraiment des cadres supérieurs qui sont jugés sur des objectifs et qui sortent souvent des grandes écoles ...  ».

Les vrais acteurs de l’entreprise

Oublions les invités destinés à décorer l’émission et passons aux « véritables » acteurs de la vie économique.
Ceux-ci parlent crûment des choses telles qu’elles sont et peu à peu, au fil des 7 intervenants observés, transparaît une image pas très séduisante de nos capitaines d’industrie : on constate que leur soucis premier est la défense égoïste de leur petite boutique. Répétons-le : il n’existe pas de débat contradictoire, ni de rubrique équivalente, intitulée par exemple « syndicat et social ». France Inter offre donc un espace de liberté exclusif à des entrepreneurs sous le regard complice de Brigitte Jeanperrin.

Florilège.

Le 20 septembre 2005, le directeur d’Europe Assistance, Martin Vial, se réjouit du fait que « 25% de la population Européenne à la fin de la décennie aura plus de 60 ans et l’équivalent de la moitié de la population Française nécessitera des soins de longue durée à domicile » . Riche perspective , si comme il l’espère, ce marché s’ouvre aux sociétés privées, en effet, ajoute-t-il « à titre d’exemple, l’activité des soins de longue durée représente à peu près 50 fois le chiffre d’affaire de toutes les sociétés d’assistance de France. Donc c’est un marché phénoménal...  » . Le grignotage de ce juteux pactole a déjà commencé. Mais attention ! Sur le marché de l’aide à la personne, il y a des secteurs plus ou moins rentables, les dépendants riches et puis les pauvres. Il nous explique : « si je prends l’exemple de la dépendance, il est évident que dans le financement de la dépendance, y a un élément de solidarité qui doit prédominer, mais il y aura aussi une part de financement privé, personnel. Dans le domaine des services à la personne, de la même façon, il y a ce qui relève de la solidarité et y a ce qui relève du choix personnel d’avoir des services supplémentaires . » Et avec franchise, il avoue : « Nous, nous sommes à la fois assureurs, si je puis dire, en contribuant partiellement à ce financement personnel et d’autre part prestataires de services, y compris pour les collectivités publiques, dans un système de financement public. Il n’y a aucune honte à avoir, nous sommes l’incarnation même du partenariat entre le public et le privé  ». C’est beau une parole libérée... sur France Inter.

Lors de la venue de Jean-François Théodore (21 septembre), président d’Euronext né de la fusion des bourses de Bruxelles/Paris/Amsterdam/Lisbonne, Brigitte Jeanperrin s’inquiète : « Mais est-ce que vous pensez qu’il y a une vraie faiblesse structurelle, en France, financière qui crée la panne de croissance et la panne de l’Europe ? » Réponse, sans complexe : « Je ne crois pas mais je pense qu’on pourrait faire plus. Nous avons beaucoup de belles entreprises, de jeunes entreprises. Nous avons créé des marchés pour qu’elles puissent se financer plus facilement - Alternext - et on pourrait faire plus pour les aider sur le plan financier notamment. »

Le 28 septembre, que suggère le dirigeant de laboratoires pharmaceutiques Mc Neil, Eric Maillard ? « Nous avons mené un certain nombre d’études qui démontrent que nous pourrions économiser de l’ordre de 2 millions et demi d’Euros si l’on mettait en place une politique dynamique d’automédication  ». Comment ? « Il faudrait une convention les [les acteurs du système de santé] incitant à développer le conseil, l’usage de produits d’automédication . On voit bien que vous économisez puisque vous allez directement dans la pharmacie donc vous n’avez pas de frais de la consultation  ». Donc on élimine le médecin et son ordonnance. Ce qui est extraordinaire, c’est la façon dont Brigitte Jeanperrin présente l’interview qu’elle a réalisée, sans la moindre réserve  : « Il faut savoir, Stéphane, que si l’on transférait en automédication 5% du volume de médicaments que l’on a par ordonnance, la sécu ferait 2 milliards et demi d’économies. Alors ça, à une seule condition, c’est que ces fameux médicaments déremboursés, on arrête de dire qu’ils sont inefficaces ». Sans commentaire.

Autre invité, autre sujet, même réflexion. Le 29 septembre, Louis-Christophe Laurent, PDG de GL Trade, société de transactions boursières, nous explique qu’il n’est « pas choqué par le fait que les pêcheurs de l’île de Ré doivent payer l’ISF, parce que finalement on va chercher [...] des gens qui ne réinvestissent pas leur capital dans l’économie ». De même il estime « important de garder sur le territoire [...] des sociétés, des capitaux actifs et productifs plutôt qu’un Picasso et un Matisse ». Et il préconise qu’on baisse le taux de l’ISF, mais en l’étendant « à l’ensemble du patrimoine d’une personne [...] sans exception aucune, et en particulier pas sur les tableaux  ». Commentaire de Brigitte Jeanperrin : « Et vous pensez qu’il y a une sorte de manque de courage politique ? »

Chacun voit midi à sa porte. Le 4 octobre, pour coller à la journée de revendication sur le pouvoir d’achat, Brigitte Jeanperrin reçoit le représentant du groupe bancaire ING Direct, André Coisne, et lui demande « En définitive, le comportement des gens est différent des revendications ?  ». Le financier répond par cette fine analyse psychologique : « Je crois que les Français [...] se sentent heureux individuellement, mais sentent la France malheureuse. Et je crois que leur niveau d’épargne y est pour quelque chose. » Il approfondit le constat : « Les Français finalement [...] continuent à épargner massivement. » Les Français ? Tous ? Jeanperrin s’interroge : « Des mouvements que l’on voit chez les cadres et ceux qui ont de l’argent, ou c’est toutes les catégories sociales ? ». Réponse « Aujourd’hui on considère que la masse des épargnants c’est la moitié des ménages Français. Ce qui veut dire qu’il y a l’autre moitié des ménages qui n’a pas les moyens d’épargner. Et bien ceux-là sont particulièrement vulnérables et ne se sentent pas très à l’aise.  » On vient donc de voir surgir une France à deux vitesses. Mais pour Brigitte Jeanperrin ce vaste ensemble s’appelle « les gens ». Ignorant délibérément que la catégorie n’est pas opératoire, elle feint de s’étonner et récidive : « Comment peut-on expliquer que les gens consomment et épargnent en même temps ? Ca veut dire qu’il y a du pouvoir d’achat  ? ». Chez « les gens » ou chez « certains » ?

Par un hasard du calendrier, le lendemain 5 octobre, c’est un chantre du crédit que l’on reçoit. Le dirigeant de Meilleur Taux.Com, Christophe Kremer, voudrait voir les banques ne plus refuser de prêts aux pauvres et aux précaires. Car les pauvres et les précaires, c’est tout un secteur de marché mal exploité et pourtant en pleine expansion. Or, pour relancer la croissance du pays, il faudrait, ne serait-ce que par civisme, que tous ces consommateurs qui n’ont aucune certitude du lendemain, puissent s’endetter. Comme le fait remarquer Brigitte Jeanperrin, « le problème de la France, c’est justement, alors qu’on est en panne, le crédit n’est pas considéré comme un moteur de croissance ou de rebond ? » Alors prenons exemple sur l’étranger nous dit le dirigeant de Meilleur Taux.Com : « A l’étranger, les banques sont beaucoup plus souples. [...] Aux Etats-Unis, le crédit est un moteur de l’économie. C’est que les banques se spécialisent, notamment en fonction du crédit de la personne, en fonction de la cible qu’elles visent. On va dire que dans les crédits plus risqués, et bien elles facturent plus cher . Et ben finalement, c’est très pratique et tout le monde y trouve son compte  ». Aucune objection de la part de Brigitte Jeanperrin...

Ces vignettes de l’entreprise triomphante qui se voudraient exemplaires sont en réalité accablantes pour qui a un minimum d’esprit critique et se pose les questions que Brigitte Jeanperrin ne pose pas. Au bout du compte ce qui apparaît au travers de tous ces témoignages unilatéraux, c’est que la première stratégie de l’entreprise libérale, c’est le lobbying... et Brigitte Jeanperrin passe les plats.

Christiane Flicker et Mathias Reymond

 
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