Rebecca Manzoni annonce, en début d’émission, le dernier sujet de sa tranche horaire matinale par ces mots :
« Luisa Corradini se penche sur chaque mot d’un discours d’Hugo Chavez, actuel président du Vénézuela. Le 24 décembre dernier Hugo Chavez a prononcé un discours aux accents antisémites. Les traductions font polémique et Luisa veut parler des réactions qu’a suscitées ce discours dans le monde entier. »
« Un discours aux accents antisémites » ? La cause, d’emblée, est entendue. Et puisque les polémiques ne porteraient que sur les traductions, la promesse d’une lecture mot à mot devrait permettre de lever tous les doutes. Mieux : nous devrions aussi tout savoir sur les réactions planétaires, et pas seulement sur la petite frénésie orchestrée par Libération. En vérité, Luisa Corradini ne prélèvera que quelques rares mots. Pour les réduire en une purée indigeste. Et le tour du monde espéré n’aura jamais lieu [1].
Une explication de texte ?
Après 45 minutes de papotage sur les sujets les plus divers, l’émission en vient au sujet annoncé : Luisa Corradini s’apprête enfin à disséquer chaque mot du discours de Chavez ; Rebecca Manzoni s’efforce de donner du relief à la délicate opération qui s’annonce en transformant le Venezuela en « pays qui détiendrait les plus importantes réserves pétrolières au monde ». Là, indiscutablement, il s’agit d’un scoop ! Moins Eclectik, le site du ministère de l’Industrie donne les chiffres suivants : les réserves de pétrole se trouvent pour 66 % au Moyen-Orient et pour 15 % sur le continent américain...
La rigueur de l’analyse de texte à laquelle se livrent ensuite conjointement l’animatrice d’Eclectik et la chroniqueuse argentine mérite qu’on la cite intégralement :
- Luisa Corradini : - Alors... qu’est-ce qu’il dit ? Il dit ce que tous les journaux français ont dit en dépit de la polémique. J’ai sorti du site du gouvernement vénézuélien le discours complet et il dit effectivement que... il accuse donc... le monde a des richesses pour tout le monde mais il en résulte que quelques « minori », au pluriel, c’est vrai... br>
- Rebecca Manzoni : - Quelques minorités... br>
- Luisa Corradini - ... pardon ! quelques minorités ! Par exemple « les descendants de ceux qui ont crucifié le Christ », par exemple « les descendants de... » etc., etc. Mais LA phrase y est. br>
- Rebecca Manzoni : - C’est-à-dire que... br>
- Luisa Corradini : - ... mais la phrase y est et elle est inéquivoque !
- Rebecca Manzoni : - ... C’est-à-dire qu’il y a eu une polémique autour de la traduction de ce discours, quand ce discours a été prononcé... Là j’ai une des traductions, donc, qui dit ceci : donc, effectivement, le monde possède de l’eau, de la... br>
- Luisa Corradini : - De l’or ! [Pesante insistance destinée, on l’a compris, à faire naître chez l’auditeur le soupçon d’une allusion transparente à l’imagerie antisémite autour des “banquiers juifs”.] br>
- Rebecca Manzoni : - ... des richesses... pour la terre entière. Sauf que les descendants de ceux qui crucifièrent le Christ, donc, ont confisqué la plupart de ces richesses... détiennent la plupart de ces richesses entre leurs mains... Donc on a accusé... br>
- Luisa Corradini : - Oui, il ne dit [pas] que cette minorité est la seule, il dit « quelques minorités ont confisqué...nanana ». Mais parmi ces minorités... br>
- Rebecca Manzoni : il y a les juifs ! br>
- Luisa Corradini : - .... il mentionne les juifs. br>
- Rebecca Manzoni : - Donc Hugo Chavez a été accusé d’antisémitisme.
Les propos de Chavez pouvaient être cités mot pour mot, puisque, effectivement, le passage incriminé tient en peu de phrases. Rien de tel ici, mais une reconstruction convenue, conforme à celle qu’il convient de répéter de média en média. Avec cependant un petit supplément qui en condense toute l’audace : l’invention pure et simple de la mention du mot « juifs ».
Médusé, le journaliste chilien Edouardo Olivares interroge : « Il dit où “les Juifs” ? Où ? »
Le journaliste américain David Page doit préciser la question car, manifestement, Luisa Corradini ne comprend pas qu’on puisse se la poser : « Ce ne sont pas les Romains qui ont crucifié le Christ ? »
L’auditeur a ensuite droit à cette leçon d’histoire :
- Luisa Corradini : - Non, c’est les Juifs qui ont crucifié le Christ. Depuis 20 ans [siècles ?] pour nous les catholiques... je vous rappelle que Jean-Paul II a demandé pardon aux Juifs....on dit que les Juifs avaient tué le Christ. Alors en Amérique Latine c’est absolument impossible de se tromper : ça c’est la phrase qui désigne les Juifs. Parce qu’en Amérique Latine... br>
- Rebecca Manzoni :- Oui. C’est surtout ça... br>
- Luisa Corradini : - Bien sûr. Mais il faut le dire : en Amérique Latine, et en Europe, ça vous le savez, depuis 20 siècles quand on dit “ceux qui ont tué le Christ”, on parle des Juifs. Alors c’est impossible de dire que Monsieur Chavez n’a pas dit ça.
Pourtant, il existe une hypothèse plus éclairante : Hugo Chavez n’est peut-être pas aussi bon catholique et théologien que Luisa Corradini. Et, de ce fait, il ne conçoit pas que parler de “ceux qui ont tué le Christ ” c’est focément s’en prendre aux juifs. Conformément à ce que suggère le contexte qui encadre l’énonciation de ces six mots, il penserait alors à tous ceux qui persécutent les pauvres, aux gens de pouvoir, à ceux qui n’aiment pas qu’on parle de partager les richesses, etc.
Un réquisitoire politique
Quand Luisa Corradini « se penche sur chaque mot », le résultat est tel qu’on se demande ... ce qui l’incline ainsi. Elle se charge de l’expliquer elle-même en dévoilant le ressort de son penchant, c’est-à-dire l’exécution politique de Chavez et de son gouvernement :
- Luisa Corradini : - Alors ce qui m’étonne c’est cette polémique, parce que ça me fait penser que Hugo Chavez continue à être le joujou des Français, quand Hugo Chavez, depuis la prise de pouvoir n’a fait qu’être égal à lui-même. Il a commencé par s’en prendre aux Américains. Après il a continué par les riches ; et dans les riches il a mis même tous les opposants à son régime. Après il s’en est pris aux Présidents Latino-américains. Il a appelé « laquais des Américains » Monsieur Lagos du Chili ; il a appelé “le chiot de George Bush” Monsieur Fox au Mexique et maintenant il s’en prend aux Juifs ! Alors il faut dire les choses telles qu’elles sont : Monsieur Chavez est un démagogue et un populiste. Et je vous conseille vivement de lire Max Weber quand il “défine” [définit ?] Qu’est-ce que c’est qu’un populiste et vous verrez qu’il ne manque que le nom de Hugo Chavez. Alors c’est vraiment incroyable que les Français pensent que c’est très bien, parce que Monsieur Chavez, je vous rappelle, est venu ici deux fois et on l’a reçu avec une sorte de fascination...
Rebecca Manzoni ne manifeste alors qu’un seul point de désaccord avec ce réquisitoire anti-chaviste :
- Rebecca Manzoni : - Les Français ne pensent pas que c’est très bien ! Vous ne pouvez pas dire ça ! Dans la presse quand même, ce qui a été présenté de ce discours... br>
- Luisa Corradini : - Maintenant ! br>
- Rebecca Manzoni : - ... c’est précisément les accents antisémites de ce discours... »
L’affaire est donc close : avec un sens aigu de ce qu’elle tient sans doute pour l’honneur de la presse française, Rebecca Manzoni en cautionne les « accents » antichavistes les plus sonores. En clair : le procès en antisémitisme que cette presse a intenté.
On peut enjamber le reste des tortueux échanges que l’internaute trouvera dans la transcription intégrale que nous lui offrons en annexe. Et constater que seul un journaliste chilien - Edouardo Olivares - rappellera que Chavez a été élu et réélu dans des élections démocratiques régulières ; le même risquera un regard différent qui aurait pu sauver l’émission de la caricature :
- Edouardo Olivares : - Et par rapport à l’histoire de l’antisémitisme, moi je ne suis ni un ennemi aveugle, ni un partisan aveugle, mais par rapport à ça, c’est un phénomène qui, moi, ça me touche beaucoup parce que j’ai un peu un sentiment de quelque chose que la fille Coppola aurait dit “lost in translation”. Parce que, à propos de justement cette phrase “les minorités qui ont donc conservé la richesse, etc...”, et même quand on parle de ceux qui ont tué le Christ, je vais faire allusion ici à un poème de Miguel Hernandez, un espagnol, qui juste avant la guerre civile espagnole, faisait un poème - qui a été repris par Victor Jara - et qui disait “ils veulent encore entacher ma patrie du sang des ouvriers, ils veulent séparer la mère des enfants, et ils veulent aussi reconstruire la croix qui portait le Christ ”. Personne n’a jamais pensé que ça faisait allusion aux Juifs. C’était une façon de dire que... et c’était surtout des périodes très liées à la théologie de la Libération... de dire qu’il y a un christianisme pour les riches et ce sont les riches qui finalement... enfin... il y a une Eglise catholique dans laquelle on finit par crucifier le Christ.
Ouf ! Une once de diversité, dans un français approximatif qu’on ne saurait reprocher à celui qui le manie mais qui rend sa réplique confuse, permet de mettre en question l’imputation d’antisémitisme, grossièrement martelée par une journaliste de l’opposition frontale à Chavez et plus finement ciselée par l’animatrice de l’émission. Mais quelques phrases dissidentes n’altèrent pas le bilan : France Inter a apporté la contribution du service public au cercle de la désinformation.
Philippe Monti
Acrimed vous offre :
Une transcription de l’ extrait de France Inter (ECLECTIK • Vendredi 13 janvier 2006 - Les chroniqueurs américains)