Alain Finkielkraut a lui aussi bénéficié de cette mansuétude lorsqu’en 1995, il se ridiculisa en attaquant Underground d’Emir Kusturica... sans avoir vu le film comme il dut l’admettre quelques mois plus tard [3]. Producteur sur France Culture, invité régulier des pages « Rebonds » de Libération ou « Horizons » du Monde, il est resté depuis une figure incontournable du petit monde médiatique [4].
Son (plus) récent « dérapage », une interview dans Haaretz au sujet des événements de novembre dans certains quartiers populaires [5], semble devoir bénéficier de la même clémence, comme l’attestent les nombreuses occasions qui lui ont été offertes presque immédiatement de préciser sa « pensée », les réactions contre le lynchage imaginaire dont il aurait été l’objet et les prises de distances étonnantes de modération (à de rares exceptions près) quand on sait de quoi sont capables éditorialistes et chroniqueurs pour des motifs moins graves.
Cette mansuétude (dont le « corporatisme est d’autant plus éloquent qu’il émane d’un petit monde qui pourfend volontiers le corporatisme » souvent imaginaire... des autres professions) préparait déjà le travail d’amnésie qui a pu bénéficier à d’autres par le passé. Un travail conforté par le recours à une autre « technique » : parler d’autre chose... quitte à dire n’importe quoi. A ce titre, le point de vue de Monique Dagnaud dans Le Monde publié le 6 janvier 2006, sous le titre « Alain Finkielkraut en révélateur des passions », est exemplaire [6].
Misère de la sociologie ?
Avec toute l’autorité de la sociologue (un titre qu’elle revendique en signature), Monique Dagnaud a entrepris d’analyser l’ensemble des courriels reçus par le site de France Culture [7] à l’occasion de la confrontation organisée dans Les Matins de France Culture entre Sylvain Bourmeau (lui aussi producteur à France Culture) et Alain Finkielkraut.
Tel est le point de départ : « Le débat du 28 novembre, dans l’émission « Les matins », entre Alain Finkielkraut et Sylvain Bourmeau, a donné lieu à une avalanche de courriers électroniques comme jamais la station n’en avait reçu. Le jour même et le lendemain, 427 auditeurs se ruent sur leur ordinateur (une trentaine suivront les jours d’après), alors qu’en moyenne les invités de cette tranche horaire sont gratifiés d’une dizaine de courriels. »
On notera d’emblée un certain sens de la dramatisation dans le « comme jamais la station n’en avait reçu ». Il est pourtant probable que d’autres événements (comme la mise à l’écart de Miguel Benasayag, par exemple) ont pu dans le passé mobiliser également certains auditeurs de France Culture.
Puis la sociologue résume en une phrase l’interview de Finkielkraut : « La polémique enclenchée par l’interview d’Alain Finkielkraut au journal israélien Haaretz le 17 novembre, où le philosophe réaffirme un décryptage ethnico-religieux des violences urbaines - prenant alors à rebours l’explication par la désespérance sociale, communément admise - reçoit ainsi une résonance stupéfiante à France-Culture. »
Eludant les propos réels d’Alain Finkielkraut et leurs accents racistes [8], Monique Dagnaud surenchérit dans l’élaboration imaginaire du contexte en construisant l’image d’un penseur rebelle (« prenant alors à rebours l’explication par la désespérance sociale, communément admise ») et en recourant à un concept sociologique des plus consistants, la rumeur : « Cette émotion est amplifiée par la rumeur d’une démission forcée du producteur de « Répliques » à la suite de la plainte déposée par le MRAP pour « incitation et provocation à la haine raciale «
Au terme de cette introduction pour le moins orientée et succincte, Monique Dagnaud, en scientifique méthodique, expose sa problématique : « Quelle lecture peut-on faire de cette cristallisation des sentiments des auditeurs de France-Culture autour du philosophe ? Et surtout, quel contrepoint donne-t-elle à l’opinion des médias, généralement assez critiques, qui ont rendu compte de l’article d’Haaretz ? «
En un coup de baguette magique, les mails des auditeurs (427) sont considérés comme représentatifs des « sentiments des auditeurs de France-Culture ».
Les « contre » et les « pour »
Si la construction de l’objet et celle de la problématique peuvent laisser songeur, la suite de l’article, c’est-à-dire l’analyse proprement dite des mails suscite un certain étonnement. Les auditeurs ayant écrit pour critiquer Alain Finkielkraut le font de façon très sommaire, du moins si l’on en croit le résumé de leurs propos : « Les arguments à charge contre l’intellectuel maison sont d’ordre politique : il est tenu pour « réactionnaire », « raciste », « extrémiste », « dogmatique ». »
Dans la même veine, Sylvain Bourmeau est exécuté en une phrase : « L’attitude de Sylvain Bourmeau, jugé parfois « procureur » et « obscurantiste », en a raidi plus d’un [on notera ici la précision statistique : « parfois », « plus d’un »...]. »
A l’inverse, les courriels laudatifs sont, comme il se doit, complexes : « Les chemins empruntés par les soutiens à Alain Finkielkraut sont variés et vont au-delà de la personnalité du philosophe. Une grande partie des auditeurs plébiscitent le penseur, souvent qualifié de raffiné. »
Et ne défendent rien moins que la liberté d’expression ... d’un penseur pourtant omniprésent : « Certains auditeurs, « sans partager sa vision sur les émeutes de quartier » trouvent qu’il est important d’assurer à Alain Finkielkraut la place qu’il occupe à France-Culture. De façon générale, les courriels en sa faveur constituent un hymne à la liberté d’expression (« J’ai écouté avec une certaine émotion Finkie (!) ce matin. Se jouait là tout simplement la liberté de penser »..., s’exclame une auditrice) et à la recherche exigeante des outils pour comprendre les sociétés modernes - attitude dont il est généreusement crédité. »
En deux chiffres et avec un peu d’imagination
Au terme de son analyse, Monique Dagnaud conclut par un raisonnement qui commence par un postulat ... « France-Culture fait partie des médias dits de référence. » ... puis se poursuit par une définition du média de référence qui serait un média dont le public se caractérise par sa fidélité et son adhésion au contenu : « Dans un environnement où la collecte d’information est dispersée et le zapping intellectuel une habitude, ceux-ci possèdent encore un noyau dur de familiers, d’aficionados qui s’identifient à leur contenu et qui, par leur fréquentation assidue, manifestent à leur encontre une profonde loyauté. » Une définition qui conviendrait tout autant à un hebdomadaire de télévision.
Mais notre sociologue poursuit : « Ces internautes, lorsqu’ils s’identifient, [combien ?] se présentent tous comme appartenant au monde de l’éducation ou de l’action sociale, ou à d’autres métiers intellectuels. Beaucoup s’affirment de gauche ou suggèrent qu’ils le sont [comment ?]. Ils ne semblent en rien en décalage avec ce que l’on sait du public de France Culture (54 % d’actifs, 45 % de catégories socioprofessionnelles supérieures [quel rapport avec le pseudo profilage qui a précédé ?]) et de ce qu’on imagine de sa sensibilité politique [une sociologie très rigoureuse ?]. «
En résumé, deux statistiques, un peu d’imagination et le tour est joué : les auditeurs qui ont écrit sont représentatifs des auditeurs de France-Culture, i.e des intellectuels et de gauche. Or, (quelle coïncidence !), il s’agit là des cibles d’Alain Finkielkraut dans son interview à Haaretz.
« Au total, ils incarnent à la perfection « ces bobos, sociologues et travailleurs sociaux », vilipendés par Alain Finkielkraut dans son interview à Haaretz car, selon lui, ils « pratiquent le déni », notamment à l’égard de l’école, et sont obnubilés par l’idée d’excuser les émeutiers par les discriminations. Des couches cultivées, habituellement ardentes à défendre la pensée post-marxiste, qui devraient se retrouver dans la posture de Sylvain Bourmeau, autre producteur de France-Culture, directeur adjoint des Inrockuptibles . «
Monique Dagnaud procède à un amusant numéro de ventriloque qui consiste à faire parler les auteurs de courriels (427) donc les auditeurs de France Culture, donc les « couches cultivées », « ardentes à défendre la pensée post-marxiste » (ce qui est des plus précis). Ce qui conduit à un véritable coup de théâtre : ce sont ceux que le philosophe abhorre qui le soutiennent. « Or les scores de la mobilisation internaute ripent exactement en sens contraire : 267 messages (75 %) gratifient Alain Finkielkraut d’un vif soutien, 88 (25 %) le critiquent violemment. »
Il ne reste plus qu’à trouver une explication ad hoc à ce paradoxe : « Les couches cultivées, en plein désarroi intellectuel, seraient-elles en train de changer de logiciel ? Auraient-elles saisi l’occasion de ce débat pour laisser transparaître au grand jour [sic], en intervenant dans l’espace public, l’expression de leur évolution et de leurs interrogations ? Viendraient-elles à leur tour gonfler un mouvement d’opinion déjà assez installé ?
Ce qui reste de tout cela, c’est un long article consacré à Alain Finkielkraut par une sociologue en position d’arbitre impartiale. Le fond n’est pas abordé. Ce que dit cet article, c’est que les auditeurs de France Culture ont voté pour le philosophe et donc que la démocratie exige qu’il soit maintenu à son poste. Il a suffit pour cela d’inventer un soutien des « couches cultivées » à partir de « l’analyse » de 427 courriels. Alain Finkielkraut (ou l’un de ses semblables) pourra récidiver.
Le Monde, après avoir allumé la mèche, s’est donc efforcé en publiant ce point de vue d’éteindre préventivement un éventuel l’incendie. Pour y parvenir, il a bénéficié du concours d’une « experte », qui tel un pompier s’était spontanément portée volontaire.
Grégory Rzepski