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Question posée à France Inter : Maman les p’tits bateaux sont-ils libéraux ?

Quand un économiste, invité comme « expert », instruit des enfants, toutes les explications possibles se réduisent aux « enseignements » de la vulgate libérale.

Tous les dimanches soirs, quelques minutes avant le sacro-saint « Masque et la plume », France Inter réserve une demi-heure aux questions de ses jeunes auditeurs. Ça s’appelle « Les p’tits bateaux « . Recueillies par répondeur, les questions font l’objet de quelques minutes d’explication par des scientifiques et autres spécialistes qui, généralement, font preuve d’un réel souci d’explication [1]. Le programme ne manque pas d’intérêt même pour les adultes... qui en apprennent souvent presque autant que les enfants.

Dimanche 15 janvier, sur le coup de 19 h 30, tombe la première question sur le répondeur. Eve, 17 ans, a un souci : « Il n’y a pas longtemps, j’ai acheté une paire de gants à un euro. J’ai trouvé que c’était une super affaire. Mais après, je me suis demandé combien étaient payés les gens qui l’avaient fabriquée et j’ai eu envie de la rendre ». Plutôt sympathique, donc, comme début de prise de conscience.

Pour lui répondre, les responsables de l’émission ont choisi Daniel Cohen, « Professeur de sciences économiques à l’Ecole normale supérieure et à l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne. Membre du conseil d’analyse économique auprès du premier ministre et éditorialiste associé au journal Le Monde. Il a été désigné "Economiste de l’année" en 1997 par le Nouvel Economiste. »

Les auditeurs n’entendront le nom de l’intervenant qu’à la fin de sa réponse, ainsi que cette liste de titres, qui semble rendre incontestable son analyse. Du sérieux, du solide, du scientifique. En revanche, pour ce qui est de la neutralité du propos...

Car visiblement, notre « économiste de l’année 1997 » a eu très peur pour l’avenir d’Eve. Qu’elle devienne une dangereuse altermondialiste qui participerait aux contre-manifestations de Davos ou quelque chose du genre. Il s’est donc empressé de la remettre sur les bons rails de la pensée orthodoxe libérale, en lui expliquant à quel point elle avait tort de se faire du souci pour ces pauvres gens qui avaient fabriqué, là-bas, des gants vendus, ici, à un euro la paire.

Voici l’argumentaire :

« Si vous rendiez cette paire de gants, vous rendriez un bien mauvais service à ceux qui l’ont fabriquée. Cette paire de gants que vous avez achetée, pour ces gens-là, c’est leur manière d’accéder à la richesse que vous avez déjà vous-même. Le fait que les gens soient mal payés dans les pays pauvres, cela tient à beaucoup de choses qui ont vocation à changer. Cela tient au fait que ce sont des gens qui n’ont pas les machines que nous avons ici, qui sont obligés de travailler eux-mêmes avec leur travail [sic] plus durement que nous n’avons besoin de le faire nous-mêmes. Nous, dans une nation riche, on appuie sur un bouton et ce bouton permet de faire beaucoup de choses. Quand on n’a rien de ces choses-là, il faut le faire soi-même et c’est pour ça que le travail est moins productif, comme on dit en économie, et qu’il faut plusieurs heures de travail pour faire une chose que nous faisons plus rapidement. Donc le travail est mal payé parce que les gens manquent de ces leviers qui permettent aux sociétés les plus riches d’être plus productives. Le travail est mal payé, aussi, parce que ces nations sont loin de nous, il faut que... ils acceptent de gagner moins pour pouvoir trouver leur voie à nos marchés à nous. Si c’était au même prix, alors on ne leur achèterait pas leur marchandise parce qu’ils habitent très loin. L’éloignement du centre, nous, le fait que ces nations soient moins bien dotées, en machines, en éducation aussi, permet de comprendre pourquoi il sont moins bien payés. »

Et pour conclure, la touchante note d’espoir :

« La question est de savoir si ils seront toujours moins bien payés que nous et l’histoire nous montre que non. Les nations très pauvres - l’Irlande, en Europe-, il y a encore 30 ans, gagnaient trois fois moins que nous mais gagnent aujourd’hui 30% de plus que nous et les salaires irlandais ont suivi. Les salaires chinois finiront par croître avec la richesse des Chinois. Ce jour-là, nous paierons nos jouets beaucoup plus cher et on découvrira ce jour-là que les Chinois sont riches.  »

Comme c’est beau l’économie libérale expliquée aux enfants ! Et comme ce sont des enfants, pas la peine de leur encombrer le cerveau avec des considérations plus subtiles, voire d’autres manières d’aborder les relations commerciales entre pays riches et pays en développement. Un scientifique d’un tel niveau devrait pourtant être capable d’expliquer que, sur des questions aussi « politiques » (au sens noble du terme), les analyses divergent. Mais non, la vérité a été délivrée aux enfants via les ondes de France Inter. Ils ne sauront donc rien du travail des enfants, des journées interminables, de l’absence de protection sociale, de sécurité au travail et de syndicats... Ne pourrait-on pas, pourtant, y trouver au minimum quelques bribes d’explication pour cette paire de gants à un euro ? Trop subversif d’expliquer aux enfants que si la grande distribution arrive à obtenir de tels prix, c’est qu’elle les impose à ses fournisseurs ? Apparemment oui...

Au final, la leçon est plutôt bien passée et l’animatrice se charge de la résumer : « Si j’achète ma paire de gants un euro, je rends finalement service à celui qui les a fabriqués, même s’il n’est pas payé lourd. » Mais, peut-être consciente que la ficelle est un peu grosse, même pour une fin de week-end, elle ose tout de même une remarque : en achetant ces gants à un euro, « est-ce que je ne fais pas plonger le Français qui l’aurait fabriquée pour 10 euros ? » « Ça, beaucoup plus sûrement. Le Français qui aurait gagné sa vie en fabriquant ces gants devient pauvre », admet notre « économiste de l’année 1997 ». Mais là encore, l’espoir n’est pas perdu puisque « vous, achetant vos gants moins cher, avez plus de richesses qu’avant et donc vous pouvez acheter plus de choses qu’avant. Et donc ce pouvoir d’achat additionnel va créer des emplois. » Bon, d’accord, « ces emplois » ne profiteront « pas à celui qui a perdu le sien ». Pourquoi ? Parce qu’« il ne saura pas faire les choses dont vous avez besoin » et qu’il n’est « pas dans les mêmes lieux » que ceux qui profitent des créations. Conclusion : « Il y a beaucoup de coûts à la mondialisation. Ce sont ces coûts auxquels il faut évidemment faire face aussi. » Mais bon, n’oublions pas tout de même qu’elle transforme les pauvres en riches...

Si « Les P’tits Bateaux » recherchent des sujets pour les prochaines émissions, voici deux suggestions : les OGM expliqués par un cadre de Monsanto, les bienfaits des pesticides par le PDG de Bayer... Les idées ne manquent pas !

Ludovic Finez

 Lire également, sur la même émission : « Paroles d’expert : les inégalités entre le Nord et le Sud expliquées aux enfants »

 
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Notes

[1Extrait de la présentation de l’émission sur le site de France Inter : « Chaque semaine, les enfants (6-12 ans) posent leurs questions au 01 56 40 43 57, le répondeur téléphonique des « P’tits bateaux » : le dimanche à 19h30, l’émission répond aux questions. Est-ce qu’on se lavait les dents sous Louis XIV ? Pourquoi quand on se chatouille tout seul, ça ne marche pas ? En quoi sont fait les yeux ? Pourquoi j’ai envie d’être comme les autres ?...Des savants répondent. Simplement. Clairement. Et éclairent petits et grands sur l’histoire, la géographie, la physique... bref tout ce qui constitue notre environnement.  »

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