Noëlle Breham annonce la question d’une jeune auditrice, question portant sur un sujet délicat s’il en est : « L’injustice est difficile à admettre et encore plus difficile à comprendre, et parfois on répond aux enfants - moi il m’est arrivé de le faire, j’en suis pas particulièrement fière - quand j’avais rien à dire, de répondre « Oh, laisse tomber, la justice n’est pas de ce monde. » Eh bien, c’est pas une bonne réponse. Nous avons demandé à Alain Frèrejean de répondre justement en quatre minutes à une question qui mériterait une réponse beaucoup, beaucoup plus longue [...] ». Un précaution (ou un désaveu préventif ?) fort à propos, comme on va le voir.
C’est donc au tour de Chloé de poser sa question : « Bonjour, je m’appelle Cholé, j’ai neuf ans, et j’aimerais savoir pourquoi dans l’hémisphère Nord de la Terre les pays sont riches, et dans l’hémisphère sud c’est le contraire. »
C’est Alain Frèrejean qui est chargé de lui répondre. « Ingénieur et historien » (c’est ainsi qu’il se présente), il a écrit divers ouvrages - Les Maîtres de forges, Napoléon IV : Un destin brisé (1856-1879) (Préface de Philippe Seguin) - Terre d’inventeurs. Conté, Niepce, Thimmonier, Lumière, Renault qui lui doivent sans doute sa réputation d’« expert » »
Résumons sa réponse. Elle tient en 3 points et une note d’espoir. Les pays pauvres sont pauvres parce que : br>
- 1. Ces pays ne travaillent pas assez ou, plus exactement, ils n’incitent pas assez à l’effort personnel ; br>
- 2. Ces pays n’ont pas assez de machines ou, plus exactement, ils ne disposaient pas du charbon nécessaire pour faire fonctionner les machines ; br>
_ - 3. Ces pays n’échangent pas assez ou, plus exactement, ils ne disposent pas des accès à la mer ou des grands fleuves qui permettent d’échanger.
Heureusement (c’est la conclusion), il existe une note d’espoir : grâce à Internet, ils vont pouvoir communiquer et échanger.
Cela se passe (presque) de commentaires. Mais cela mérite cependant une transcription, allégée de quelques exemples et ponctuée de quelques remarques.
« Chloé, je crois que la richesse, c’est le produit du travail par le commerce. C’est les deux sources de la richesse.
La première des choses, c’est de produire, et produire, c’est faire un très gros effort pour travailler, un très gros effort individuel, et il y a des religions qui incitent à beaucoup travailler, à l’effort individuel, en particulier le protestantisme — beaucoup plus que le catholicisme qui lui interdisait pendant très longtemps le prêt à intérêts, il interdisait le métier de banquier — et il y a d’autres religions comme par exemple l’islam ou le bouddhisme qui n’ont pas l’argent en très haute estime. On dit souvent « Inch’Allah » : il y a un destin, c’est Dieu qui va être l’artisan de la réussite, c’est pas tellement le travail de l’individu. Alors il est certain que les peuples protestants qui sont dans le Nord de l’Europe et le Nord de l’Amérique ont mieux réussi que les peuples du reste du monde. Les pays qui ont été communistes incitent à l’effort collectif et pas à l’effort individuel, donc ça n’incite pas le particulier à faire un travail individuel. »
Cette version revu et corrigée du livre de Max Weber, L’éthique du protestantisme et l’esprit du capitalisme, dissimule une explication de la pauvreté par la paresse individuelle dont la hauteur de vue ne peut qu’éblouir des enfants. Que faut-il faire pour sortir de la pauvreté ? Se convertir au protestantisme ?
« Pour travailler, il ne suffit pas de faire un effort personnel, il faut aussi avoir des outils et avoir des machines, et ces machines, elles sont d’autant plus efficaces qu’elles sont mises en oeuvre par de l’énergie, et pendant très longtemps, la grande énergie c’était le charbon. Or le charbon il se trouvait essentiellement dans l’hémisphère Nord. Pendant tout le XIXème siècle qui a vu la grande prospérité de l’Europe et de l’Amérique du Nord, c’était grâce au charbon et à la machine à vapeur, et il n’y en avait pas ou presque pas dans l’hémisphère Sud [...]. »
On ne sait plus bien si le plus important, ce sont les machines ou le charbon. Mais même un enfant de 8 ans peut comprendre que c’est le machinisme qui a incité à utiliser le charbon. Et les machines, d’où viennent-elles, docteur Frérejean ? De l’effort individuel, sans doute. Donc, on n’est pas plus avancé.
« Alors, ça ne suffit pas de travailler et d’avoir des machines, il faut aussi faire des échanges, parce que : à quoi ça servirait d’entasser de l’or et de ne pas avoir de farine pour se nourrir ou de ne pas avoir de légumes et de ne pas avoir de fruits ? [...] Alors ce qui est très important, c’est de pouvoir échanger. Quels sont les pays qui ont pu beaucoup échanger ? Ce sont ceux qui sont au bord de la mer, parce qu’ils ont pu naviguer, ou au bord des grands fleuves [...]. »
Où l’on apprend que les échanges sont toujours bénéfiques et que pour généraliser ces échanges bénéfiques pour tous, il faut de vastes étendues d’eau. Sinon...
« Et alors, nos pauvres amis africains, très souvent ils se sont trouvés coincés dans des forêts équatoriales, sans les moindres moyens de communication, sans les moindres moyens d’échange, alors même s’ils avaient un petit peu de cuivre, ou un petit peu de caoutchouc, ils ne pouvaient rien échanger. »
« L‘injustice est difficile à admettre », disait à juste titre l’animatrice de l’émission. Mais Alain Frèrejean, fataliste, incite à la compassion impuissante, ou presque... Car il existe une lueur d’espoir qui ne va pas tarder à briller après un retour au premier argument destiné à enfoncer le clou :
« Donc ce qui est très important, c’est le travail de l’individu, c’est une société qui valorise le travail. Par exemple l’esclavage ... L’esclavage, c’est très, très mauvais, parce que tant qu’on a des esclaves, on ne se donne pas de mal, et on ne cherche pas des machines pour rendre le travail plus efficace ! »
Nous ne sommes pas bien sûr d’avoir compris de quoi il s’agit : de l’esclavage pratiqué par des peuples paresseux ? Ou de l’esclavage auquel les peuples d’Afrique ont payé le plus lourd tribut, pour le plus grand bénéfice des peuples courageux, charbonneux et maritimes ? Qu’importe, puisque l’essentiel est à nouveau résumé : « Donc au fond ce qui est important, c’est l’effort humain, tout ce qui aide l’effort humain, et puis c’est tout ce qui aide à commercer. ».
Mais comme il est difficile de convertir tous les pays pauvres à une religion productive et de les doter de charbon et de fleuves, il n’existe qu’une seule solution qui est aussi un « grand espoir » : « Et le grand espoir que j’ai pour les pays africains ou les pays du centre de l’Asie, c’est que bientôt grâce à Internet, ils vont pouvoir communiquer même s’ils sont dans des coins tout à fait perdus. ». Fin.
Mission accomplie : en quatre courtes minutes, Alain Frèrejean a réussi à infliger un cours de libéralisme anhistorique à une jeune fille de 9 ans qui s’inquiète des inégalités de richesse sur terre.
Inutile de cherchez les explications absentes ou, simplement, d’autres explications possibles : la Vérité unique n’explique rien du monde dans lequel Chloë vit aujourd’hui. Mais c’est la Vérité. Parole d’expert !
Henri Maler
- Transcription de Stanislas, pour Acrimed.
P.S. Merci au corespondant qui nous a signalé cette expertise d’une confondante neutralité.