La presse écrite est en crise, paraît-il. Mais pas toute la presse et pas pour tout le monde : publicitaires, fonds de pensions, investisseurs y trouvent leur compte. Les journalistes et les lecteurs, c’est moins sûr.
Les concentrations sont en hausse. Le pluralisme est en berne. L’indépendance des journalistes est plus compromise que jamais. La situation économique de nombre de journaux est des plus précaires.
Un diagnostic précis devrait être plus différencié. Mais le temps des demi-mesures est révolu, doit être révolu.
Priorité aux médias sans but lucratif
En particulier, l’ensemble des dispositions d’aide à la presse écrite (une aide publique qui, aussi insuffisante et injuste soit-elle, reste, comparativement, l’une des plus fortes d’Europe) doit être modifié et réorienté. Aujourd’hui, elle bénéficie avant tout aux médias les plus mercantiles : non seulement ceux qui vivent essentiellement de la publicité, mais ceux qui sont les plus profitables : c’est-à-dire non seulement ceux qui sont - ou cherchent à être - rentables (pour investir dans leur modernisation, recruter des salariés et les rémunérer convenablement), mais ceux qui dégagent des profits destinés à leurs actionnaires.
Le fil directeur d’une refonte de l’aide à la presse doit donc être le suivant : priorité aux médias sans but lucratif et, parmi eux, priorité à ceux qui bénéficient de faibles ressources publicitaires ou qui ne souhaitent pas bénéficier de celles-ci. Comment ? Pourquoi ? Nous y reviendrons en détail ultérieurement.
Quelle est cette presse sans but lucratif ? C’est pour partie la presse d’opinion (mais quelle presse n’est pas une presse d’opinion ?). C’est aussi - et peut-être surtout - la presse associative : associative, parce qu’elle émane d’associations (toutes les formes d’association volontaire des citoyens et des usagers) et/ou parce que son mode d’animation est de type associatif, voire coopératif. Ce sont enfin et plus généralement tous les journaux qui réellement ou potentiellement, n’entendent pas réaliser, à proprement parler, des profits.
Sous des formes différentes, cette presse, en raison de ses finalités sociales spécifiques, est celle qui est la mieux disposée à accepter une intervention directe de ses acteurs, salariés ou non, journalistes ou pas, dans la définition de son orientation éditoriale et dans sa gestion économique et sociale. Une presse sans but lucratif et démocratique.
Contre les convoitises financières
De la Libération au début des années 1970, la double question du statut des entreprises de presse et de la place en leur sein des rédactions n’a cessé de faire débat. Une histoire à revisiter. Prenons-la en cours de route...
En 1966 déjà, un dangereux contestataire de l’ordre social et médiatique existant revendiquait pour cette presse (ou une partie de cette presse, à côté de la presse associative au sens de la loi de 1901) un statut spécifique visant, comme le dit Alain Rollat dans Ma part du Monde, à « mettre les entreprises de presse à l’abri des éventuelles convoitises de leurs propres actionnaires » [1]. Quelques décennies avant que Jean-Marie Colombani, soutenu par Edwy Plenel, ne propose l’entrée du Monde en Bourse et sa recapitalisation avec l’aide désintéressée de Lagardère et avant que Serge July n’ouvre grand les portes de Libération à Rothschild. C’était un temps où, précisément, convoitises démocratiques et convoitises financières passaient pour opposées.
De Hubert Beuve-Méry (puisque c’est de ce trublion qu’il s’agit) à Jean-Marie Colombani, d’un journal approprié par sa propre société de rédacteurs à la marginalisation de celle-ci, on mesure le chemin parcouru par Le Monde et, plus généralement, par la presse. Quand le premier proposait une loi au Parlement, le second propose des actions en Bourse. Ou du moins voulait ou voudrait les proposer [2].
En 1966, Hubert Beuve-Méry dépose une « proposition de loi pour la constitution de sociétés de presse à but non lucratif ». Dans l’exposé des motifs (que l’on peut découvrir en annexe » de l’ouvrage d’Alain Rollat mentionné plus haut) on peut lire ceci :
« Le droit français fonde la notion de société sur la recherche nécessaire du profit. L’article 1832 du Code civil définit la société comme "un contrat par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre quelque chose en commun dans le but de partager le bénéfice qui pourra en résulter" et cependant il arrive que des personnes désirent exploiter en société des entreprises nécessaires à la réalisation d’œuvres intellectuelles, morales, sociales, culturelles sans pourtant vouloir retirer de cette exploitation un profit quelconque. Ces personnes désintéressées ne trouvent pas actuellement dans le droit français un cadre juridique convenant à leur activité. »
Hubert Beuve-Méry poursuit un peu plus loin :
« Ce genre d’entreprises présente [...] deux caractéristiques particulières :
1.- l’intérêt que présente la réalisation de l’objet social l’emporte, pour ceux qui ont fondé la société, sur le désir d’un accroissement de richesse et sur la recherche d’un rendement financier ;
2.- les fondateurs de la société se sont rencontrés en fonction de leurs personnalités propres.
Leur préoccupation principale est donc de préserver au plus haut point le caractère personnel des membres de la société. Celle-ci doit pouvoir contrôler entièrement sa composition, accepter librement ou refuser l’entrée en son sein de toute personne physique ou morale selon que sa personnalité lui semble compatible ou non avec la réalisation de l’objet social. »
Après avoir expliqué la difficulté, voire l’impossibilité, d’empêcher les « intrusions » (c’est Beuve-Méry qui parle...) qui détourneraient la société de ses buts sociaux non lucratifs, le directeur du Monde d’alors poursuit :
« Le seul moyen d’éviter cet obstacle de l’argent à la sauvegarde de la totale indépendance de la société consiste dans le renoncement définitif des associés aux profits sociaux. [...] »
Pour cette raison, Hubert Beuve-Méry propose qu’une loi qui, dérogeant à l’article du Code Civil mentionné ci-dessus, autorise la « constitution de sociétés civiles sans but lucratif ».
Le texte est aride. Son existence est indissociable des débats et conflits qui agitent la vie du Monde (en particulier entre la Société des rédacteurs, présidée par Jean Schwoebel et les gérants, dont Hubert Beuve-Méry). Les dispositions précises qu’il propose sont discutables. Mais c’est le principe même qu’a refusé la majorité gaulliste de l’époque en s’opposant à ce projet.
Pour une certaine liberté de la presse
Au même moment, les sociétés de rédacteurs se multiplient, dans la foulée de celles qui se constituent au Figaro et à Ouest-France. La question du statut des entreprises de presse et celle du rôle des sociétés de rédacteurs deviennent indissociables. Un pan d’histoire qui mérite d’être revisité et que rappelle Pierre Rimbert :
Extrait de Libération de Sartre à Rothschild (p.29-30)
À la veille de mai 1968, les sociétés de journalistes se fédèrent et revendiquent pour les entreprises de presse un statut de sociétés à but non lucratif. Pour leur porte-parole, Jean Schwoebel, « seul un tel type de sociétés peut éloigner de la production de l’information les trafiquants, spéculateurs, marchands de papier et autres chevaliers d’industrie dont la presse, la radio et la télévision n’ont que faire [3] ». Président de la SDR du Monde et de la Fédération française des sociétés de journalistes, Jean Schwoebel n’a rien d’un agitateur gauchiste. Catholique, réputé pour sa modération, il publie au début de l’année 1968 La Presse, le Pouvoir et l’Argent. Le livre dépeint un paysage médiatique dominé par « de véritables pouvoirs féodaux qui n’ont pratiquement de comptes à rendre à personne ».
Architectes des concentrations du secteur et responsables de la disparition des titres issus de la Libération, les marchands d’information commercialisent une presse « uniquement commandée par les exigences du développement industriel et des considérations financières qui la condamnent à une quête forcenée des recettes publicitaires ». L’« impérialisme » économique - ce « cancer » des médias, selon Schwoebel - n’affaiblit pas seulement la diversité : il impose aux journalistes « la recherche du sensationnel », « la part croissante donnée aux faits divers et à la distraction », « le souci de ne pas choquer » le lectorat ou les annonceurs. C’est « la liberté même des citoyens qui est en cause », poursuit le président de la SDR du Monde, qui interpelle ses lecteurs par une mise en garde criante d’actualité : « Il faut bien comprendre que la liberté de la presse qu’invoquent si souvent tant de directeurs de journaux, dans les colloques, congrès et banquets auxquels ils participent, c’est en réalité la liberté de mener leurs affaires à leur guise. » [4].
En 1972, sous la présidence de Jean Schwoebel, la Fédération française des sociétés de journalistes reprend la proposition d’un statut pour les entreprises de presse sans but lucratif. Sans succès.
1981. L’Union de la gauche vient au pouvoir. Trois ans plus tard, Claude Julien, dans un article titré « Deux pas vers le goulag », paru dans Le Monde diplomatique en octobre 1984, relance l’idée avec quelques innovations :
« Les socialistes au pouvoir connaissent par expérience l’influence néfaste de l’argent sur la presse. Ils ont aussi appris récemment qu’il ne suffit pas de mobiliser quelques millions pour faire un bon hebdomadaire. Ils ne paraissent pas avoir encore compris quel grand service ils rendraient à la liberté d’information et d’expression en soumettant au Parlement un projet de loi qui instaurerait un statut de "société à but non lucratif" (non profit corporation) pour les entreprises exerçant leurs activités dans le domaine culturel : édition de journaux, de livres, de disques, de cassettes. Restant soumises aux lois de la compétition, ces sociétés ne pourraient avoir pour objectif de gagner de l’argent et de distribuer des dividendes : leurs profits seraient reversés à une œuvre d’utilité publique (recherche sur le cancer, handicapés, etc.) »
Et de poursuivre :
« Les journaux qui opteraient pour un tel statut n’auraient donc guère de chances d’exciter la convoitise des affairistes. Ce sont ces journaux qui bénéficieraient d’un régime fiscal de faveur et des aides publiques (timbre, entre autres) que l’État n’aurait évidemment plus aucune raison d’accorder aux entreprises de presse choisissant le statut d’une société commerciale. Serait supprimée l’aide que l’État accorde aux quotidiens à faible capacité publicitaire. En 1984, cinq journaux (La Croix, L’Humanité, Le Matin, Libération, Présent) se partagent à ce titre une douzaine de millions de francs. Détestable sélection en fonction de critères commerciaux, à laquelle il serait bien préférable de substituer une sélection en fonction du statut - commercial ou à but non lucratif - librement choisi par chaque entreprise de presse. »
Diagnostic et proposition « réalistes » (malgré la dégradation du contexte politique) en 1984. Or le réalisme d’hier peut faire figure d’utopie aujourd’hui : la déferlante libérale est passée par là.
Est-ce une raison pour renoncer ?
Ce statut serait aujourd’hui l’une des conditions d’une aide publique à la presse prioritairement réservée aux médias sans but lucratif. Du moins pour ceux qui, à côté des médias associatifs, entendent se doter d’un statut de société.
Henri Maler