La construction de duels théoriquement inévitables au second tour n’est pas un fait inédit. Elle avait déjà marqué les avant scrutins présidentiels en 1995 (nécessairement Balladur - Chirac) et en 2002 (forcément Chirac - Jospin). En outre, en 1980-1981 ou en 1994-1995, on avait également pu observer des campagnes médiatiques comparables aux gesticulations actuelles pour consacrer Michel Rocard puis Jacques Delors en candidats de la social-démocratie raisonnable.
Dans Libération, Daniel Schneidermann s’est récemment intéressé à cette ascension de Ségolène Royal. Il y voit, non sans raison, un cas typique de prophétie auto-réalisatrice et s’interroge sur l’efficacité de telles pratiques [4]. Une autre approche de ce phénomène est possible. Elle consiste à analyser cette campagne médiatique dans ses enjeux de fond et pour ce qu’elle révèle des effets de censure idéologiques exercés par les médias. Comme l’écrivait Pierre Bourdieu en 1981, « le champ politique exerce en fait un effet de censure en limitant l’univers du discours politique et, par là, l’univers de ce qui est pensable politiquement, à l’espace fini des discours susceptibles d’être produits ou reproduits dans les limites de la problématique politique comme espace des prises de position effectivement réalisées dans le champ, c’est-à-dire sociologiquement possible étant données les lois régissant l’entrée dans le champ [5] ».
Un expert dans la mêlée
L’examen d’une « analyse » récente de Jérôme Jaffré « pour Le Monde », titrée « Ce que Ségolène Royal nous apprend » (Le Monde, 28 février 2006.), nous donne l’occasion de vérifier l’analyse du sociologue selon laquelle les médias, loin d’être de simples institutions témoins de la vie politique, doivent être considérés comme des agents à part entière du champ politique.
En janvier 1995, Le Monde publiait en une un article intitulé « Pour l’opinion, l’élection présidentielle est déjà jouée » dans lequel il était constaté l’inexorabilité de la victoire d’Edouard Balladur. L’oracle s’appelait Jaffré Jérôme [6].
Récidivant sans vergogne, le sondologue peut aujourd’hui commencer ainsi son analyse en page 2 du même journal de référence : « En quelques mois, Ségolène Royal a capté l’espérance du peuple de gauche. ». Mais, un poil plus prudent avec l’âge, Jaffré doit admettre : « Il est évidemment trop tôt pour savoir si le phénomène perdurera et fera d’elle la candidate des socialistes en novembre [2006] »
Notre expert identifie quand même trois raisons qui expliqueraient le succès de l’élue picto-charentaise : « Le refus d’une présidence autoproclamée ou assoiffée de pouvoir, la capacité de se remettre en cause et le souhait d’un programme qui évite les excès des retours en arrière ou la remise en question des protections pour les plus modeste. »
Pour Jaffré, spécialiste (selon son terme) de la « présidentiabilité », nous serions en effet entrés dans une nouvelle ère : « Le temps du président oint du Seigneur est sans doute révolu, où pour être candidat il fallait, comme le disait modestement de lui-même François Mitterrand en 1980, "appartenir au paysage politique de la France". »
Il oppose de la sorte Ségolène Royal aux candidats du sérail tels Laurent Fabius ou Nicolas Sarkozy en omettant pudiquement de rappeler le CV des plus institutionnels de l’impétrante [7]. Notre analyste poursuit en construisant l’image d’une candidate émancipée des appareils politiciens et capable « de se remettre davantage en question ». Pour l’illustration hagiographique, elle est cette fois opposée à Lionel Jospin incapable de prendre acte du rejet de sa politique par la classe ouvrière en 2002 (certes !) quand Ségolène Royal serait, elle, lucide quant à la cause (l’arrogance) de l’échec (tellement prolétarien !) de Paris dans sa candidature pour l’organisation des Jeux Olympiques de 2012...
Ces deux premières explications présentent donc la réussite supposée de Ségolène Royal comme un effet de sa lucidité, de son courage et de sa modernité (qualités qui avaient toutes été octroyées à Michel Rocard ou Jacques Delors, à qui l’article la compare). Jaffré peut alors avancer la dernière raison de son succès : « Le troisième élément qui fait la percée de Ségolène Royal provient de l’inquiétude que suscitent une gauche trop à gauche et une droite trop à droite. (...) [Elle] paraît promettre un programme plus proche des attentes des citoyens, qui rêvent du bon équilibre entre la tolérance et le respect de l’autorité, entre l’ouverture à l’économie de concurrence et le maintien de la cohésion sociale. »
Des effets de censure
Le discours révèle ainsi le travail idéologique à l’œuvre sous couvert d’expertise. L’éditorialiste associé au Monde s’emploie en effet à circonscrire le champ du débat démocratique dans les limites de la bienséance en écartant les risques que feraient courir selon lui « une gauche trop à gauche et une droite trop à droite. » Le débat devra se déployer dans les limites qu’implique un « bon équilibre ». Il s’agit de raison garder contre toute « polarisation idéologique » pour « lever en 2007 les blocages de la politique. » [8] Même Dominique Strauss-Kahn, peu soupçonnable de gauchisme, se voit réprimander puisque le succès de Ségolène Royal soulignerait « l’échec [de son] positionnement (...) qui s’est déplacé vers la gauche de la gauche pour répondre à ce qu’il croit être l’attente des militants. »
À travers la promotion de Ségolène Royal en candidate, l’expertise impose donc sa mesure. De surcroît, elle prescrit ses problématiques et les termes du débat : il convient ainsi de choisir entre « respect de l’autorité » et « tolérance » ; la question sociale peut être réduite à une opposition entre « ouverture à l’économie de concurrence » et « maintien de la cohésion sociale ». Ces opérations permettent bien de limiter ce qui est « politiquement pensable » pour reprendre les mots de Bourdieu.
Au final, sans le moindre élément objectif (la référence aux sondages n’est même plus nécessaire pour le sondologue en chef), Jérôme Jaffré et Le Monde élaborent ce qui se révèle être une leçon, voire un rappel à l’ordre. Les modalités du débat et ses limites sont imposés à la démocratie par l’expertise du journal de référence.
On peut alors repenser, non sans lassitude, à cette analyse de Serge Halimi en 1995 : « Une fois tous les sept ans, l’élection du président de la République constitue, en France, le rendez-vous capital de la politique. Progressivement, il occulte tous les autres, sans pour autant permettre de présenter aux citoyens des propositions de fond destinées à remédier à la grave crise sociale que traverse le pays. Une telle dérive asphyxie la vie démocratique. [9] »
Grégory Rzepski