A la lecture de l’article, hélas, l’étonnement fait place à la consternation. Comme son titre - « Caricature contre langue de bois » - l’indique, sa critique réduit le travail d’Eric Hazan à une dénonciation caricaturale de « la "propagande du quotidien" ainsi que [de] divers "propagandistes" appartenant au monde intellectuel, médiatique ou politique. »
Après trois paragraphes contournés qui disent à peine de quoi il est question dans cet ouvrage, Nicolas Weill concède que « parfois l’analyse tombe juste ». Mais, c’est pour en venir aussitôt à « l’essentiel » : « Parfois aussi l’opuscule dérape, victime d’un goût immodéré pour les listes de proscriptions, typique de bien des ouvrages de cette collection lancée par Pierre Bourdieu et ses proches. » On l’a compris : plus encore que l’ouvrage d’Eric Hazan, c’est la collection qui est visée à travers lui. Sans doute est-ce la raison pour laquelle Le Monde se prive d’en rendre compte ou préfère prescrire ce qu’il faut en penser sans vraiment en rendre compte.
Ainsi, l’ouvrage d’Eric Hazan témoignerait d’un « goût immodéré pour les listes de proscriptions ». Des « proscriptions » ? L’auteur et la collection dans laquelle il écrit seraient donc de lointains continuateurs de l’Empire romain dans lequel, nous apprend Le Petit Robert, la proscription était une « mise hors la loi », et, déjà, une « condamnation prononcée sans jugement contre des adversaires politiques. ». Nicolas Weill s’abstient de nous donner la liste de ces prétendus proscrits. Parmi eux, on compte pourtant Le Monde, plusieurs fois cité dans LQR [3], Jean-Marie Colombani, présenté comme un fabricant parmi d’autres de l’« écran sémantique permettant de faire tourner le moteur sans jamais en dévoiler les rouages [4] » et ... Weill Nicolas, (« pourfendeur journalistique de l’antisémitisme dans sa version estampillée Likoud [5] » selon Eric Hazan), donné en exemple de l’utilisation essentialisante de l’expression « issu(e)s de l’immigration [6] ». Avec ce complément d’information, le lecteur aurait pu découvrir qu’Eric Hazan ne prive pas ses adversaires de noms et d’arguments, tandis que, sous couvert de critique de livre, Nicolas Weill a rédigé un droit de réponse personnel, voire un règlement de compte à peine subliminal...
... Qui se poursuit par l’évocation d’« autres caractéristiques ».
Première d’entre elles : « une conception marxisante du social ramenée à la seule figure de la guerre civile ». « Marxisant » ? La figure du conflit (et non de la « guerre civile ») n’apparaît pourtant que dans le quatrième et dernier chapitre du livre d’Eric Hazan. On n’y trouve aucune référence à Marx [7] (et d’ailleurs, en quoi serait-ce si terrible ?) mais un long résumé de La Cité divisée de Nicole Loraux, helléniste reconnue, et des réflexions inspirées explicitement par Jacques Rancière qui n’est plus marxiste depuis... 1968.
Autre « caractéristique » : « une fixation sur le conflit israélo-arabe érigé en paradigme exportable sur tous les fronts d’une lutte des classes qui n’oserait plus dire son nom... » Le soupçon qu’introduit la référence à une « fixation » et surtout à son objet mérite qu’on le soupçonne d’un excès de rigueur : le conflit en question n’est mentionné (très brièvement) que 4 fois [8] dans un livre de 122 pages.
Détectant dans l’ouvrage qu’il critique tous les sous-entendus que, généreusement, il lui prête - une lutte des classes qui n’ose dire son nom, une fixation suspecte sur le conflit israélo-arabe - Nicolas Weill, pour achever de le disqualifier, a-t-il osé laisser entendre qu’il serait secrètement antisémite ? Ce serait un comble ! Mais le comble est l’ordinaire de la critique selon Nicolas Weill : « Quand un commentaire de FR3 parlant de l’assaut palestinien d’un fortin israélien en termes d’"attaque terroriste" se retrouve comparé par M. Hazan aux diatribes du journaliste collaborateur Philippe Henriot contre la Résistance, on se demande qui joue dans son univers mental le rôle de l’occupant nazi. [9] ». Il faudrait rétablir le texte exact et l’inscrire dans son contexte pour comprendre comment le Docteur Nicolas Weill détecte des symptômes. Dans le propos d’Eric Hazan, c’est clairement l’armée israélienne qui joue le rôle de l’occupant. Mais rien ne suggère que celui-ci soit équivalant au nazisme. Faut-il comprendre qu’il est malséant de dire que l’armée israélienne est une armée d’occupation ? On se gardera de retourner contre Nicolas Weill ce journalisme d’insinuation et de condescendance qui l’autorise à réduire la pensée d’Eric Hazan a des phantasmes échappés de son « univers mental ».
Comment parvenu à un tel sommet, Nicolas Weill pouvait-il conclure sa petite entreprise de démolition ? En gravissant non plus les sentiers escarpés de l’insinuation, mais la voie royale du ridicule. En effet, après nous avoir invités à visiter « l’univers mental » d’Eric Hazan, Nicolas Weill nous propose, sans transition, de visiter sa propre bibliothèque : « Pour ce qui est de la mutation du capitalisme passé d’une organisation industrielle et hiérarchique à une civilisation de la précarité, on pourra préférer des livres plus fouillés auxquels d’ailleurs l’auteur se réfère, comme Le Nouvel Esprit du capitalisme (Gallimard, 1999) de Luc Boltanski et Eve Chiapello. Lui préfère en rester au pamphlet et c’est un peu court. »
L’article s’achève sur cette comparaison pontifiante entre deux livres qui n’ont presque rien à voir entre eux. Cette rencontre d’un dé à coudre et d’un parapluie sur la table de la vivisection des livres peut faire préférer les œuvres complètes de Proust à la critique moralisante et démoralisante d’un Nicolas Weill qui, lui « préfère en rester au pamphlet et c’est un peu court ».
Cette critique pamphlétaire ne contreviendrait pas aux règles élémentaires de la probité si son auteur fournissait des informations transparentes, plutôt que de nous offrir d’opaques allusions à des listes de proscrits, doublées d’insinuations qu’il veut infâmantes.
Certes, le livre d’Eric Hazan n’est pas au-dessus de toute critique. Aucun livre ne l’est. Mais, dans Le Monde, quand on ne préfère pas passer sous silence les livres qui dérangent [10], on les exécute. Et sous la plume de Nicolas Weill, la critique vire périodiquement à l’épuration. C’est donc en vain que l’on attendrait de lui qu’il s’excuse pour avoir calomnié Pierre Bourdieu, Jacques Bouveresse et Serge Halimi en insinuant qu’ils étaient antisémites [11] et qu’il cesse de fantasmer.
Grégory Rzepski et Henri Maler