Au fil des éditoriaux, s’adressant aux princes qui nous gouvernent plus qu’à ses lecteurs, il trace les contours d’une position d’apparent surplomb qui est d’abord une posture, celle d’un (petit) prophète de malheur : déplorations sur l’impossibilité de la réforme, stigmatisation des syndicats et des mobilisations sociales au nom de la « paix civile » (et du maintien de l’ordre), soutien discret au CPE (tardivement reconnu comme partiellement contestable), condamnation de la « méthode » et de l’entêtement de Villepin, appels pathétiques à Jacques Chirac et condamnation de son quinquennat autant que de ses interventions.
Comment le soupçonner de parti pris, quand il prend tout le monde à parti ? Un modèle du genre.
– Le 11 mars, Jacques Camus sonne déjà le glas de « la » réforme en diagnostiquant le pire : « (...) L’ennui est qu’il est trop tard pour jouer la concertation. Le mouvement étudiant a pris trop d’ampleur. Le pire est qu’il est en train de s’alimenter de symboles avec l’occupation de La Sorbonne et la mise en place, hier soir boulevard Saint-Michel à Paris, de mini-barricades. (...) Les choses sont allées trop loin pour que les jeunes, pris dans l’ambiance grisante de la contestation, ne recherchent pas aujourd’hui une ’victoire totale’. A ce stade, on ne peut affirmer qu’une chose : il ne fallait pas que Villepin se mette dans ce mauvais pas. Il a d’ores et déjà perdu la bataille du CPE. (...) On sait hélas qu’en France la force d’inertie aux réformes est bien supérieure à la dynamique du changement. »
– Le 13 mars, Jacques Camus évalue l’intervention de Villepin de la veille. Même antienne : Le CPE, pourquoi pas ? Mais la méthode ! Quant à la rue.... Dans le texte : « Bien dans la forme, pas mal sur le fond mais... trop tard ! Ainsi pourrait-on, sans esprit partisan, annoter l’oral de rattrapage de Dominique de Villepin sur TF1. [...] Oui, c’est comme cela qu’il aurait fallu présenter et expliquer le CPE [Une bonne mesure, donc...] avant d’enclencher la procédure d’urgence au Parlement [Une mauvaise « méthode », par conséquent]. Sauf que ce discours d’un "homme d’action et de dialogue" risque de rester inaudible dans le tintamarre de la rue orchestré par des syndicats et des partis politiques seulement préoccupés de refaire leur fonds de commerce électoral. [Evidemment !] »
– Le 15 mars, Jacques Camus spécule sur l’attitude de Jacques Chirac, mais pour déplorer que les « ultras » de la contestation doivent l’amener à reculer. « Tout dépendra de la tournure que prendra à très court terme la confrontation avec les étudiants. Mais il est probable que Jacques Chirac, qui a veillé hier à s’en tenir aux généralités, ne cautionnera pas un Premier ministre qui l’entraînerait dans une nouvelle impasse. Le quinquennat de Chirac, déjà bien dégradé, ne saurait s’achever sur une autre crise majeure après celle des banlieues. Certains soutiendront qu’à l’inverse, le chef de l’État n’ayant plus rien à perdre, il pourrait "sauver" son mandat en adoptant une attitude courageuse et inflexible. Après tout, beaucoup de Français, conscients des manipulations syndicales et politiques qui exacerbent la contestation, n’attendent que cela. Le problème est que la crainte de l’incident grave, provoqué par des professionnels de l’agitation, inhibe tout gouvernement. Voilà pourquoi, un baroud d’honneur de Chirac paraît improbable. Comme en football, c’est toujours la voix des "ultras" qui prévaut dans les tribunes. »
– Le 16 mars, Jacques Camus poursuit sur sa lancée en dramatisant les risques d’affrontement : « Une nouvelle fois, les anti-CPE se sont donnés rendez-vous dans la rue aujourd’hui. Et disons-le tout net, il est permis de se demander si ce n’est pas la manif’ de trop. Il y a tout lieu, en effet, de s’inquiéter de l’escalade dans la protestation et des risques de bavure. »
– Le 17 mars, Jacques Camus prend de la hauteur... en condamnant une nouvelle fois les manifestants et les syndicats : « (...) Quatre mois après l’embrasement des banlieues, ces nouveaux actes de vandalisme vont fatalement donner, à l’étranger, l’image désolante d’une France en perpétuelle rébellion. Evidemment, chacun, à droite et à gauche, rejette sur l’autre la responsabilité des dérapages. Evitons d’entrer dans cette débilitante polémique car chacun a ses torts. (...) Dominique de Villepin aurait dû manifester plus tôt et plus concrètement sa volonté de dialogue. Les fautes du Premier ministre n’exonèrent pas pour autant la gauche de toute culpabilité. Il y avait quelque inconséquence à pousser les jeunes sur le pavé en en faisant les supplétifs des bataillons syndicaux essoufflés. Et puis, au-delà du CPE, il est ruineux pour notre démocratie que, dès le plus jeune âge, se prenne l’habitude de défaire dans la rue ce qui a été voulu dans les urnes. »
– Le 18 mars, l’éditorialiste en chef s’émeut des divisions de la droite et du sort de Dominique de Villepin : « Il risque fort d’être submergé par le flot de la revendication. Il se disait hier soir, après une rencontre avec les présidents d’université, que le Premier ministre pourrait faire un geste fort. Mais pourra-t-il encore bouger après un enterrement de première classe ? »
– Le 22 mars, Jacques Camus commente la discrétion de Jacques Chirac : « Mais où est Chirac ? Et que fait-il ? (...) On le croyait décidé à précipiter une sortie de crise et puis... plus rien. (...) Chirac doit dire sans plus attendre ce qu’il veut pour le pays dans ces moments de désordre social. (...) »
– Le 23 mars, Jacques Camus ausculte la politique de Villepin qui, après avoir déclaré qu’il n’y a aurait ni retrait, ni suspension, ni dénaturation du CPE, en a appelé la veille à des discussions "sans a priori" avec les partenaires sociaux, avant de conclure, sibyllin : « Pour Villepin, le "tournant dans la crise" prend l’allure d’un virage dangereux. »
– Le 24 mars, Jacques Camus réactive ses déplorations : « Quel gâchis et quel désolant spectacle ! Franchement, le contrat première embauche ne méritait pas de mettre ainsi, et une fois de plus, la France sens dessus dessous. (...) Tout ça pour un CPE qui, dans des formes approchantes à l’étranger, n’a suscité aucune réprobation. [Discret soutien au CPE...] (...) Le scénario d’escalade de la crise était écrit et chacun y a tenu son rôle dans la stricte et fatale reproduction des schémas passés : un pouvoir trop pressé qui s’entête, une fronde générationnelle attisée par une opposition politique et syndicale et, au bout du compte, les casseurs qui s’en mêlent. (...) Et c’est à ce moment là, le plus mauvais, qu’il ne reste plus qu’à céder. Par crainte du pire. »
– Le 29 mars, Jacques Camus s’inquiète à nouveau de l’« entêtement vaniteux » de Villepin et s’interroge : « De quel prix veut-il faire payer au pays le maintien de dispositions sur le CPE que tout le monde estime contestables aujourd’hui ? [Tout le monde ? Jacques Camus aussi ?] [...] Cette fermeté ne ressort pas de la grandeur mais de la petitesse. Alors que Nicolas Sarkozy (suivi par un nombre croissant de députés UMP) estime que le "gouvernement doit bouger", Dominique de Villepin, suicidaire, souhaite-t-il ajouter une crise politique à la crise sociale ? Et Chirac, confiné à l’Élysée, que veut-il ? »
– La 31 mars, Jacques Camus poursuit dans la même veine : « (...) Chirac, après avoir entendu les Sages, saura-t-il également entendre la voix de la sagesse ? Quel que soit le blanc-seing constitutionnel obtenu par Chirac, le CPE ne vaut pas de mettre en péril la "paix civile" en France. Bien sûr qu’il nous déplaît de voir ces actions "commando" et ces blocages d’établissements où des ados chahutent la démocratie sans en connaître vraiment le prix. Mais l’heure n’est plus, pour Chirac, à faire de l’autoritarisme et à transformer le CPE en baroud d’honneur de son calamiteux quinquennat. [...] On aimerait que Chirac évite les effets incontrôlables d’une promulgation de la loi et qu’il sache s’affranchir du chantage à la démission de Villepin. A ce stade, il ne peut plus y avoir de sortie indolore de la crise. Chirac n’a plus qu’à éviter de plus grands dégâts au prix de quelques sacrifices. Il n’est plus à ça près ! »
– Le 1er avril, Jacques Camus accable Jacques Chirac : « Grotesque, consternant, incompréhensible, abracadabrantesque ! Les adjectifs se bousculent pour qualifier l’intervention télévisée de Jacques Chirac hier soir. [...] Son discours aura été à ce point abscons qu’il aura donné lieu, dans les minutes qui ont suivi, à un hallucinant décryptage de Nicolas Sarkozy se félicitant de la sagesse élyséenne et appelant au travail sur une nouvelle loi. On l’aura compris, hier soir, chacun avait d’abord à cour de sauver la face mais tout le monde a sombré dans le ridicule. (...) »
– Le 3 avril, Jacques Camus surenchérit : « Oui, Chirac, privé de son libre-arbitre, a décidé de nous installer dans une république des faux-semblants. Une république de l’ombre où l’on ne sait plus qui est qui et qui fait quoi ni comment ? [...] Tout cela pour ne pas désavouer Dominique de Villepin... qui a quand même été immédiatement dessaisi du dossier au profit de Nicolas Sarkozy. Il est permis de se demander si, dans l’aventure, le président de l’UMP, par ailleurs ministre de l’Intérieur, n’est pas devenu Premier ministre... par intérim. (...). »
– Le 5 avril, Jacques Camus, sans soutenir le moins du monde les manifestants, appelle une nouvelle fois le pouvoir exécutif à céder : « (...) la journée de mobilisation d’hier, aussi forte sinon plus que celle d’il y a une semaine, a définitivement confirmé la solidité du mouvement anti-CPE. [Dont il était « permis de se demander » dès le 16 mars si la manifestation du 15 n’était pas « une manif’ de trop »...] [...] Jacques Chirac et Dominique de Villepin doivent se le tenir pour dit : ils n’ont rien su lâcher quand il était encore temps. Ils n’ont plus désormais qu’à s’incliner et, s’ils ont vraiment le sens de la grandeur, à en tirer les conséquences plutôt qu’à finasser interminablement. »
– Le 8 avril, Jacques Camus, toujours à l’affût du « pire », dispense une nouvelle leçon de civisme : « Le pire serait que le dénouement de la crise intervienne après un drame. Faudrait-il payer par une mort d’homme l’inacceptable partie de poker menteur jouée par les dirigeants de ce pays ? Hier sur le boulevard Saint-Germain à Paris, la catastrophe a été évitée de justesse puisqu’un automobiliste a renversé et blessé légèrement onze manifestants. On ne cherchera pas, ici, à désigner un coupable. Nous nous bornerons à souligner qu’il appartient au gouvernement de mettre un terme à une situation dangereuse qui conduit à un déchirement démocratique et risque de dresser, à terme, des Français les uns contre les autres. Il n’est pas suffisamment souligné que, dans beaucoup d’établissements scolaires, les tensions sont vives entre enseignants solidaires ou non des "blocus". Même chose chez les élèves que trop d’adultes ont encouragé dans la voie des actions répréhensibles. Ne pourrait-on dire à ces jeunes qu’ils jouent avec la démocratie en même temps qu’avec leur vie, ainsi que l’a démontré l’incident d’hier ? »
– Le 10 avril, Jacques Camus poursuit sa compagne de déplorations : « Certes, on savait depuis longtemps, que dans l’affaire, tout était devenu question de forme plutôt que de fond. Aussi pitoyable cela soit-il, ce qui sera révélé ce matin aura bien moins d’importance que la façon de le faire. Car le voeu prioritaire de l’exécutif est d’ensevelir le CPE sans enterrer son inspirateur. Voilà pourquoi, après une réunion élargie avec Jacques Chirac, Dominique de Villepin donnera une conférence de presse depuis Matignon... en brûlant la politesse aux présidents des groupes UMP à l’Assemblée. (...) Il ne saurait y avoir traitement plus méprisant de la représentation nationale. Tout cela pour priver Sarkozy, président de l’UMP, du plaisir de se prévaloir d’une sortie de crise. Le plus triste est que l’affaire du CPE n’aura fait que des perdants : les jeunes, pour qui va demeurer le problème du chômage, et la classe politique traditionnelle. (...) »
– Le 11 avril, Jacques Camus, prophète de malheur, tire le bilan et trace des perspectives : « Comme on dirait en Italie, cette affaire du CPE, c’est une véritable "histoire de couillons". Douze semaines de crise, de manifestations, de grèves, de blocus, de psychodrame, pour en arriver à un retrait miteux ! [...]. La France "noniste" offre un désolant spectacle. Nous avons longtemps pensé que la qualité de notre classe politique nous mettait à l’abri de l’aventurisme et du populisme. Et cela malgré l’énorme avertissement de la présidentielle de 2002. Hélas, nos "élites" amnésiques reproduisent leurs erreurs passées avec une obstination suicidaire. Dans ces conditions, la France pourrait bien être capable de s’inventer, un jour prochain, un Berlusconi. En pire. (...) ».
Conclusion à peine implicite : « Tous lamentables, sauf moi... ». On l’a compris : dans le registre qui lui est propre, Jacques Camus a tracé en creux le portait de nombre de ces dispensateurs de sagesse qui exercent les fonctions d’éditorialistes... et qui s’avisent d’être toujours du côté du manche.
Henri Maler