Dans ses versions caricaturales [2], la philosophie se repaît de commentaires qui jaugent tous les savoirs, mais n’en produit aucun : une méthode qui culmine dans le traitement que Géraldine Muhlmann réserve à Serge Halimi et à Pierre Bourdieu. Sa recette est simple : s’abstenir de se prononcer sur la validité de leurs observations et leur opposer ce dont ils ne parlent pas en leur attribuant ce qu’ils en auraient dit s’ils en avaient parlé. Ou plus simplement : ajuster les citations à leur interprétation quitte à les triturer.
Serge Halimi est l’heureux bénéficiaire de cette lecture économique. Géraldine Muhlmann parvient à dire quelques mots sur son méchant petit livre - Les Nouveaux chiens de garde - sans en défigurer complètement le propos. Mais, devoir d’abstinence philosophique oblige, elle se garde bien de se prononcer sur son exactitude. Car son ambition philosophique est d’une toute autre envergure : disqualifier ce que dit l’ouvrage en fonction de ses non-dits.
Ainsi, quand Serge Halimi critique et dénonce les rapports de connivence entretenus par les journalistes dominants, Géraldine Muhlmann, relève le diagnostic ... et se tait. En revanche, parvenue d’un seul coup d’aile au sommet de la philosophie, elle découvre que la critique de ces journalistes équivaut à tenir le public pour « innocent ». Problème : Halimi non seulement ne dit rien de tel (et ne parle pas ce langage moralisant), mais n’aborde pas cette question. Mais n’est-ce pas précisément la preuve qu’il « innocente » le public ?
Variante : Serge Halimi aurait implicitement recours à une notion d’idéologie (alors qu’il mentionne très peu le terme) qui ne serait pas marxienne. Et en quelques citations Géraldine Muhlmann, peu au fait des dizaines d’ouvrages qui se sont coltinés le sujet, prétend rétablir dans toute sa pureté la conception marxienne de l’idéologie, s’abstient de se prononcer sur sa discutable pertinence, et l’oppose à celui qui en fait un usage d’autant plus impur qu’il est quasi-inexistant.
Le traitement réservé à Pierre Bourdieu permet de franchir un pas supplémentaire sur le chemin escarpé de la philosophie du journalisme. Serge Halimi avait été classé sous la rubrique « Le public otage des journalistes » Pierre Bourdieu mérite de figurer dans une deuxième « catégorie » : « Les journalistes otages du public ». Le lecteur déjà sursaute. Le public, preneur d’otages ? Comment Géraldine Muhlmann va-t-elle parvenir à faire entrer de force Pierre Bourdieu dans une telle « catégorie » ? Et pour en dire quoi ?
C’est ce que peut nous apprendre une lecture comparée de Sur la télévision et du chapitre destiné à dissiper - c’est son titre - « La confusion des critiques actuelles du journalisme » [3]
Baliverne n°1 : Bourdieu, à la différence d’Halimi, met en cause le public
Après un résumé scolaire, mais acceptable de quelques positions défendues par Bourdieu, Géraldine Muhlmann découvre une citation qui explique que les dominants sont dominés - « manipulés » - par leur propre domination et la traduit : « En d’autres termes [qui n’ont rien à voir avec la citation], les torts [ ?] ne sauraient être distribués facilement » (p .44). Géraldine scrute alors la citation pour découvrir ceci : « il semble que beaucoup d’éléments interviennent dans les logiques du champ journalistique, notamment le public » (ibidem).
Bourdieu devait s’en douter. Pour s’en assurer, il a fallu que notre lectrice torture une citation qui ne parle pas du public. Mais il faut une preuve supplémentaire. Patrick Champagne évoque-t-il les taux d’audience ? Cela suffit à établir que ... le public joue un rôle. « Il semble » donc que Géraldine Muhlmann ne voit aucune différence entre la préoccupation pour l’audience mesurée par l’Audimat et toute autre intervention du public. « Il semble » qu’elle entérine ainsi l’assujettissement aux logiques commerciales.
Mais Géraldine Muhlmann est pressée : elle franchit donc un nouveau pas. Un pas décisif. Il s’agit en effet de démontrer que la sociologie de Pierre Bourdieu condamne l’existence même du journalisme et met en péril la démocratie. Pourquoi ? D’abord parce que Bourdieu s’attaquerait à l’exigence de « visibilité » qu’il assimilerait au « vide », privant ainsi le journalisme de toute justification.
Baliverne °2 : Bourdieu s’attaque à l’exigence de visibilité
Certaines formes de participation à la télévision n’ont pas pour objet de dire quelque chose mais d’être vu, souligne Pierre Bourdieu : « Pour certains de nos philosophes (et de nos écrivains), être c’est être perçu, c’est-à-dire, en définitive, être perçu par les journalistes [...] ». Et Bourdieu de faire précéder ce constat par ce rappel ironique : « Etre, disait Berkeley, c’est être perçu ». Une conception que Bourdieu entend non reprendre à son compte, mais mettre au débit de « certains de nos philosophes (et de nos écrivains) ». Insensible à cette critique précise, Géraldine Muhlmann introduit la référence à Berkeley par cette affirmation absurde : « P. Bourdieu place [...] les pratiques journalistiques sous l’égide de la formule de Berkeley ». (p. 45). Et par un tour de magie stupéfiant, elle en conclut que Pierre Bourdieu conteste non les « m’as-tu vu », mais la « visibilité » !
« Nommer, on le sait, c’est faire voir, c’est créer », déclare Bourdieu qui précise aussitôt « Et les mots peuvent faire des ravages (p.19) « Il semble », pour parler comme Géraldine Muhlmann, qu’il veuille attirer l’attention sur la nécessité de ne pas nommer n’importe comment et donc faire voir n’importe quoi. Or, non seulement Géraldine Muhlmann élude ce que Bourdieu dit du pouvoir ravageur que peuvent exercer les mots, mais elle fait parler ainsi la citation sortie de son contexte : Bourdieu déplore que même la presse écrite « se meut dans [...] dans un monde d’objets apparents [.. .] ». Il en découlerait que, selon Bourdieu, le « faire voir » est une limite structurelle du journalisme : « Le journalisme est ainsi limité à un forme d’intellection étroitement dépendante d’une « visualisation », ce qui, selon Bourdieu, est une source de biais, de violence faite au réel, celui-ci comportant de nombreuses dimensions qui ne sont pas susceptibles de s’offrir au regard. » (p. 45). Qu’importe si Bourdieu ne dit rien de tel : cette pensée lui est généreusement attribuée.
A l’appui de sa démonstration, Géraldine Muhlmann cite un passage du livre de ... Florence Aubenas et Miguel Benasayag [4] qui fait état de la construction du personnage médiatique de Tarzan lors de la grève des routiers de 1992 : « Le problème est que Tarzan ne représentait le symbole des routiers qu’aux yeux des journalistes », écrivent Aubenas et Benasayag, qui précisent : « Les chauffeurs, eux, ne se sont pas reconnus dans le miroir tendu ». Le problème ainsi soulevé n’existe pas pour Géraldine Muhlmann qui affecte de comprendre qu’il s’agit d’une critique de la visibilité elle-même quelle qu’en soit la forme. : « La métaphore du « miroir tendu » laisse bien voir [sic !] la nature du problème : la création d’une visibilité, d’une image, d’une manifestation sensible [...] » (p.45-46). Peu importe l’image captée par le miroir ; et peu importe si ce dernier déformant.
Ayant ainsi décanté toutes ses citations, Géraldine Muhlmann dépose ses conclusions ultimes : « [...] P. Bourdieu [...] s’attaque à ce règne du voir de façon si radicale, qu’il finit par mettre en cause la notion de « public » elle-même. » (p.46) Rien ne permet d’étayer ce verdict. Mais Géraldine Muhlmann est déjà passée au suivant : « P. Bourdieu oppose bel et bien, dans Sur la télévision, ce qui se voit du réel et ce qui est l’essence de ce réel » (p.47). En additionnant plusieurs « il semble », vous obtenez un « bel et bien »...
Bel et bien ? Faute de pouvoir trouver la moindre phrase dans l’ouvrage concerné, Géraldine Muhlmann s’appuie sur une longue citation extraite d’un livre de 1967 - Le métier de sociologue - qui explique pourquoi « le sociologue n’en a jamais fini avec la sociologie spontanée ». La question du « métier de sociologue » n’ayant aucun rapport direct avec la question du journalisme, Géraldine Muhlmann s’empresse de l’établir à l’aide d’un « donc » éblouissant qui lui permet de transformer la critique de la sociologie spontanée en une prétendue critique du journalisme : « Rivé au « voir », le journaliste est donc le grand brasseur de « vide ». » (p.47) Le « vide », soudainement invité à figurer dans la démonstration, va nous valoir quelques fragments d’une grande leçon d’ontologie.
Baliverne °3 : Bourdieu oppose le « vide « et le « plein »
Retour à Sur la télévision. Pour « prouver » que, selon cet ouvrage, « le journaliste est [...] un grand brasseur de « vide » » et que « le vocabulaire ontologique fleurit sous la plume de P. Bourdieu », Géraldine Muhlmann a trouvé une citation. La voici :
« Le fait divers, c’est cette sorte de denrée élémentaire, rudimentaire, de l’information parce qu’elle intéresse tout le monde, sans tirer à conséquence et qu’elle prend du temps, du temps qui pourrait être employé pour dire autre chose. [...] Or, en mettant l’accent sur les faits divers, en remplissant ce temps rare, avec du vide, du rien ou du presque rien, on écarte les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ses droits démocratiques. » (p.16-17)
Extraire une ontologie de cette citation est une opération extrêmement délicate, puisque, pour y parvenir, il faut non seulement la sortir de son contexte, mais encore en tordre le sens. Or, à condition de rétablir le contexte, on découvre que Pierre Bourdieu essaie de montrer que la télévision privilégie le fait divers parce qu’il est consensuel, donc ajusté à l’Audimat. Géraldine Muhlmann n’en a cure : elle lit le texte comme une critique du fait divers quel qu’il soit. Et, à condition de lire vraiment la citation elle-même, on comprend que Pierre Bourdieu met en cause non les faits divers, mais l’importance qui leur est accordée. Géraldine Muhlmann ne se soucie guère de ces nuances ; elle a déjà « chevillé » la suite de son commentaire : « Or, il est évident que c’est l’espace public lui-même qui, plus fondamentalement, brasse du vide » (p.47). Donc, Pierre Bourdieu déteste l’espace public. CQFD.
Ce n’est pas tout. Pierre Bourdieu souligne qu’ « en mettant l’accent sur les faits divers [...], on écarte les informations pertinentes », et plus loin que les « faits divers font le vide politique ». Géraldine Muhlmann, oublie « politique », et ne retient que le « vide ». Ayant ainsi sorti une phrase de son contexte, glissé de la critique de la place accordée aux faits divers à la critique des faits divers eux-mêmes, et ... évidé les citations de Pierre Bourdieu des adjectifs et précisions qui la dérangent, Géraldine Muhlmann triomphe : elle a réussi à transformer « le vide » et « le plein » en catégories et à démasquer l’ontologie secrète de la sociologie de Pierre Bourdieu !
Pour atteindre ce résultat, il a fallu triturer deux citations complémentaires.
1. Bourdieu se demande pourquoi la télévision donne volontiers la parole à des « fast-thinkers, des penseurs qui pensent plus vite que leur ombre... ». Et risque cette réponse : parce qu’ils « pensent par idées reçues ». » Ou par « lieux communs ». Et de souligner : « L’échange de lieux communs est une communication sans autre contenu que le fait même de la communication. ». (p.30-31) Géraldine Muhlmann en conclut que cette citation vise « le » journalisme et que Bourdieu s’oppose... à la communication. Et, puisant dans ses fiches, notre philosophe du journalisme rapproche immédiatement cette citation d’une autre qui se trouve, dans un autre contexte, 20 pages plus loin. Et qu’elle traite avec autant de pénétration, comme on va le voir.
2. Sous le sous-titre « Une force de banalisation », Bourdieu s’efforce de montrer que la télévision diffuse une « information omnibus, sans aspérité, homogénéisée », parce que l’obligation commerciale de viser le public le plus large exclut les sujets qui peuvent choquer ou diviser. Et il poursuit : « Dans la vie quotidienne, on parle beaucoup de la pluie et du beau temps, parce que c’est le problème sur lequel on est sûr de ne pas se heurter - sauf si vous discutez avec un paysan qui a besoin de pluie alors que vous êtes en vacances, c’est le sujet soft par excellence. » Et Bourdieu précise (sans que Muhlmann ne cite cette explication) : « Plus un journal étend sa diffusion, plus il va vers des sujets omnibus qui ne soulèvent pas de problèmes ». (p.50).
Commentaire immédiat de Géraldine Muhlmann, sans aucun rapport logique avec la citation : « En somme le « plein » pour P. Bourdieu correspond au conflictuel ; tandis que le vide est ce qui sert le consensus minimal nécessaire à l’échange social » (p.48-49). Devant tant de lumière philosophique, on en aurait presque oublié que ce qui est en question, c’est la hiérarchie des informations diffusées par la presse.
En attendant, le moment est venu de s’affliger : « Si le « plein » est conflictuel, il est probable qu’il soit par définition une menace pour la socialisation. Or, celle-ci paraît être une condition requise pour un espace public, c’est-à-dire un échange relativement pacifié d’opinions » (p.49). Passons sur le « plein », mais pas sur le conflit... Ainsi il faudrait, du moins si les mots ont un sens, soit supprimer les conflits sociaux et politiques soit les esquiver dans l’espace public, pour ne pas mettre en péril la socialisation ! Mais il n’est pas sûr que les mots aient ici le moindre sens...
Reste à accomplir une ultime prouesse : passer de ce que dit Bourdieu sur certaines conversations dans la vie quotidienne à la quotidienneté elle-même. Géraldine s’y emploie sans barguigner : « P. Bourdieu semble [sic] tout de même accorder un statut ontologique à la quotidienneté : une sorte d’être du vide ou du rien. » (p. 49) Faut-il encore argumenter ? Il faut bien le reconnaître : La Misère du monde accorde à la quotidienneté « une sorte d’être du vide ou du rien » !
Ayant établi que Bourdieu s’opposerait, de toute la force de son ontologie, au visible et à la communication auxquels il préfèrerait le plein conflictuel qui met en péril la socialisation et l’espace public, Géraldine Muhlmann n’en a pas fini pour autant.
Selon elle, préserver l’autonomie des champs scientifique et culturel équivaudrait à mépriser tout espace public et à subordonner le journalisme à la sociologie : rien que ça !
Baliverne °4 : Bourdieu veut se cacher et tout cacher
Bourdieu souhaite que voient le jour « des tentatives collectives pour protéger l’autonomie qui est la condition du progrès scientifique contre l’emprise croissante de la télévision ». Géraldine Muhlmann commente préventivement, en affirmant que ces « recommandations » (c’est elle qui parle) « sonnent comme une invitation à rester caché » (c’est elle qui souligne). Laisser tinter à son oreille permet d’entendre ce qu’ « il semble ». Et peu importe si des dizaines de citations de Pierre Bourdieu soulignent que l’autonomie a comme contrepartie le devoir de ne pas « rester caché ». Mais comme ce dont on ne parle pas (du moins à cet endroit) livre le sens de ce dont on parle effectivement, Géraldine Muhlmann s’insurge : « Les éventuels dangers d’un cloisonnement de chaque champ ne sont jamais évoqués » (p. 50). Comme si le principal danger n’était pas la fusion et la confusion des divers pouvoirs sociaux !
Comme le montre la suite, Géraldine Muhlmann n’en a pas fini de faire « sonner » à sa convenance. « Le champ politique lui-même a une certaine autonomie », souligne Bourdieu qui évoque celle du Parlement, pour montrer, sur la base d’un exemple, que le court-circuit médiatique peut conduire à « une forme perverse de démocratie directe » (p.73). Ce qui ne signifie pas, d’ailleurs, que toute forme de démocratie directe soit perverse. Mais la philosophe entend cela tout autrement : « le personnel politique est invité à une telle autoprotection par rapport à la visibilité permanente » (p. 51). Ainsi, jamais avare de raccourcis, Géraldine Muhlmann « glisse » de l’autonomie du champ politique à l’invisibilité médiatique du personnel politique et fait « sonner » la défense de l’autonomie du champ politique par rapport à l’emprise des médias comme une invitation à rester caché. Quand des énoncés font problème, Muhlmann résout le problème en le supprimant.
Inutile par conséquent de s’appesantir sur la « théorie des champs » ou sur ce que peut bien signifier leur autonomie. D’ailleurs ils sont interchangeables. Bourdieu mentionne le travail de Gisèle Sapiro sur le champ littéraire français sous l’occupation où elle montre que plus des écrivains étaient reconnus par leurs pairs (donc autonomes), plus ils étaient portés à résister. Quelle horreur ! Géraldine Muhlmann est obligée de se fendre d’une petite note venimeuse où elle oppose à cette analyse une évocation du champ ... juridique.
La sentence ne tarde pas à tomber : « Les perspectives réformistes lancées dans ce petit ouvrage à l’intention de la profession journalistique [sic !] [...] se réduisent, explicitement ou non, à une mort pure et simple de la pratique journalistique » (p.52).
Géraldine Muhlmann aurait pu s’arrêter là (et nous dispenser de poursuivre), mais elle n’a toujours pas fini.
Baliverne n°5 : Bourdieu veut soumettre le journalisme au contrôle des sociologues
Bourdieu déclare : « Pour échapper à l’alternative de l’élitisme et de la démagogie, il faut à la fois défendre le maintien et même l’élévation du droit d’entrée dans les champs de production [scientifique et culturel] et le renforcement du devoir de sortie, accompagné d’un amélioration des conditions et des moyens de sortie. » De ce « souci démocratique de rendre ces acquis [ceux du travail scientifique] accessibles au plus grand nombre », Pierre Bourdieu tire la conséquence suivante : « Il faut défendre à la fois l’ésotérisme inhérent (par définition) à toute recherche d’avant garde et la nécessité d’exotériser l’ésotérique et de lutter pour le faire dans de bonnes conditions » (p.76-77).
Ce que Géraldine Muhlmann réinterprète ainsi : « Lorsque P. Bourdieu envisage malgré tout (???) un processus de vulgarisation, c’est dans une perspective qui offre à chaque champ [alors qu’il n’est question ici que de la recherche scientifique], la maîtrise parfaite [alors qu’il n’est question que de « bonnes conditions »] de sa mise en public [... ]. » (p.52) Et plus loin : « Le « bon »journaliste sera sous la coupe du champ en question, parfaitement contrôlé par les acteurs du champ, exécutant leurs volontés, posant les questions qu’on leur dira de poser. » On imagine assez la terreur qu’une telle falsification peut inspirer aux journalistes, même les mieux intentionnés.
Car il s’agit d’une falsification. Géraldine Muhlmann a « sauté » tout un développement où il est question, quelques dizaines de pages auparavant, des conditions que des artistes, des écrivains et des savants doivent réunir pour que, avec les journalistes, soient recherchés « des moyens de surmonter en commun les menaces d’instrumentalisation » (p. 11-12). Et elle n’a jamais atteint la fin du livre, où à la dernière page et en conclusion (p. 94), parlant des « contraintes cachées qui pèsent sur les journalistes et qu’ils font peser à leur tour sur tous les producteurs culturels », il incite à « proposer peut-être le programme d’une action concertée entre les artistes, les écrivains, les savants et les journalistes, détenteurs du (quasi-) monopole de diffusion. »
« Il semble » que, pour Géraldine Mulmann, ce quasi-monopole, pour peu qu’il soit partagé avec les intellectuels médiatiques qui acceptent de s’y soumettre, soit un pur accomplissement de la démocratie... et que la parole des gueux ne doit pas le troubler non plus. Comme on va le voir.
Baliverne n° 6 : Bourdieu ne connaît pas le journalisme socratique
Bourdieu s’interroge sur les conditions de distribution de la parole sur les plateaux de télévision et constate : « Il est évident que tous les locuteurs ne sont pas égaux sur les plateaux. » Et de poursuivre : « Vous avez des professionnels du plateau, des professionnels de la parole et du plateau, et en face d’eux des amateurs [...], c’est une inégalité extraordinaire. Et pour rétablir un tout petit peu d’égalité, il faudrait que le présentateur soit inégal, c’est-à-dire qu’il assiste les plus démunis relativement [...] Il faut faire un travail d’assistance à la parole. ». (p.36). Et pour couronner le tout, Bourdieu ajoute : « Pour ennoblir ce que je viens de dire, je dirais que c’est la mission socratique dans toute sa splendeur. »
Géraldine Muhlmann - qui ne s’intéresse guère à de si prosaïques questions - s’empresse d’oublier qu’il est ici question d’aide à la parole de ceux qui, tels des grévistes lors d’un conflit social, ne sont pas des professionnels du discours (et encore moins du discours philosophique...).
En revanche, elle tient enfin la preuve que Bourdieu n’a pas révisé son cours de philosophie de Terminale, puisqu’il n’évoque que la fonction de sage-femme du philosophe, ne mentionne pas (alors que le contexte justifie amplement cette omission prétendument scandaleuse...) les fonctions de taon et de torpille revendiquées par Socrate. C’est donc que Bourdieu se borne à dessiner, déclare Géraldine Muhlmann, le « personnage du docile accoucheur »... que chacun a pu voir en exercice quand il s’agit de donner la parole à des chômeurs ou des salariés en lutte.
Ce faisant, Bourdieu confirme son hostilité à Kant ! (p. 53-54). Quoi de plus chic et toc que de tels cours de Philosophie ?
Balivernes sans chiffre, balivernes sans titre
Ayant étudié avec précision ce qu’est l’Audimat, Géraldine Muhlmann attribue à ceux qui critiquent son emprise l’idée stupide selon laquelle cette mesure d’audience serait une « construction des journalistes » (p.55 et p. 47).
Ayant lu avec attention le « petit ouvrage à l’intention des journalistes » [sic], Géraldine a découvert que Bourdieu « rapporte les « lunettes » des journalistes aux seules rivalités internes entre les journalistes ou à leur simple et exclusive stupidité. » Deux citations de Bourdieu suffisent à Géraldine Muhlmann pour étayer ce diagnostic d’une « volte face de P. Bourdieu face aux implications de ses propres thèses » (p. 55). Géraldine Muhlmann n’a décidément pas de chance, ni au grattage, ni au tirage. La première citation qu’elle convoque rapporte la rivalité entre les journalistes à leur concurrence dans la course à l’Audimat (et non à leur « seules rivalités internes ») ; la seconde explique qu’un présentateur mime la stupidité qu’il prête au public (au nom de l’audience, précisément), pour censurer tout discours intelligent.
Ayant parcouru une intervention de Bourdieu, elle découvre qu’il y propose une représentation du pouvoir des maîtres du monde « qui paraît bien éloignée du motif, plus complexe des « manipulateurs manipulés » ? » (p. 56). Une représentation tellement éloignée de ce « motif » que le titre même de cette intervention de Pierre Bourdieu reprend exactement la même idée sous forme d’une question : « Maîtres du monde, avez-vous la maîtrise de votre maîtrise ? »
Ayant découvert une citation de Bourdieu où ce dernier insiste sur la nécessité de prendre en compte les conditions de réception des messages, Géraldine Muhlmann ne peut admettre cette banalité (dès lors qu’elle apparaît sous la plume de Bourdieu) sans la mettre au service d’une assertion imaginaire « [...] Pierre Bourdieu insiste : on ne doit jamais discuter réellement avec quiconque n’est pas dans le même « champ » ou quiconque n’a pas le même « code ». » (p. 58) Et voici la citation que Géraldine vient ainsi de « décoder » : « [...] le problème majeur de la communication est de savoir si les conditions de la réception sont remplies ; est-ce que celui qui écoute a le code pour décoder ce que je suis en train de dire ? » (p.31). A l’évidence, cette citation (mentionnée en note par Géraldine Muhlmann, p. 59) « prouve » que Bourdieu ne veut pas discuter... alors qu’il s’agit précisément de prendre en compte les conditions d’un échange véritable.
Finalement, du livre de Pierre Bourdieu, il ne reste rien. Même pas les points aveugles et les ambiguïtés qui rendraient féconde la contestation de ce qu’il dit. En guise de réfutation, la philosophie du journalisme nous a offert une litanie de soupçons sur des arguments préalablement transformés en charpie.
Un apéritif
À défaut d’une discussion libre mais rigoureuse d’un livre - Sur la télévision - qui mérite une critique sans complaisance, Géraldine Muhlmann a servi aux journalistes qui se sont pressés autour du buffet un apéritif tellement surchargé en amuse-gueules qu’ils se sont dispensés de lire vraiment la suite de son essai de philosophie. Et pourtant, celui-ci est porteur d’une promesse qui mérite toute notre attention : doter la critique du journalisme et des médias d’une base normative, élaborer un idéal-critique du journalisme qui permette d’évaluer les pratiques journalistiques, leurs qualités, leurs défauts, leurs défaillances. Nous y reviendrons, en essayant d’oublier le tord-boyaux servi à des fins de démarcation préalable, mais en nous souvenant que « tant vaut la méthode, tant valent les produits ».
Henri Maler