Face au Nouvel Observateur , le critique est désarmé. Hormis Le Figaro du temps d’Alain Peyrefitte et de Franz-Olivier Giesbert (qui pouvaient obtenir la publication dans leur journal de quinze articles différents à la gloire d’un de leurs ouvrages [2]...), rares sont les publications qui servent avec autant d’acharnement de dépliant promotionnel aux œuvres de ses chefs, déjà loués ailleurs. La « privatisation » du Nouvel Observateur par ses dirigeants n’empêche nullement son actuel directeur de la rédaction de dispenser à intervalles réguliers des leçons de déontologie à ses confrères. Mieux vaut espérer par conséquent que Laurent Joffrin, car c’est de lui qu’il s’agit, ne voit pas ce qui se trame dans sa maison. Expliquons-le-lui. Un livre de Jean Daniel mobilise à répétition dans les colonnes de son journal sa rédaction et ses « amis » (Erik Orsenna, Hubert Védrine, Régis Debray), sans doute pressés par le maître lui-même.
Une émission de télévision de Jean Daniel - ou sur Jean Daniel - est acclamée avant sa diffusion et lors de chacune de ses rediffusions sur quelque chaîne que ce soit. Quand Jean Daniel obtient un prix, c’est l’avalanche ! La rubrique « En hausse » de l’hebdomadaire informe, bien sûr, comme en 1999 : « Jean Daniel a reçu le prix Méditerranée qui récompense chaque année un ouvrage traitant d’un sujet méditerranéen. Le jury, présidé par Jean d’Ormesson et François Nourissier, l’a distingué pour son livre Carnets. Avec le temps, publié chez Grasset. » Même chose en 2004 : « Reconnu comme l’un des événements importants de l’agenda culturel d’Europe et d’Amérique latine, le prix Prince des Asturies 2004 de la Communication et des Humanités, l’un des plus prestigieux d’Espagne, a été décerné mercredi 30 juin à Jean Daniel. » Re-belotte en 2005 : « Jean Daniel s’est vu attribuer pour l’ensemble de son œuvre [...] le grand prix international Viareggio, considéré depuis un demi-siècle en Italie comme l’une des distinctions littéraires les plus prestigieuses. »
On dira : vous savez, c’est Jean Daniel, son immodestie est légendaire [3] ! À ceci près que Laurent Joffrin - qui n’est pas Jean Daniel : l’un a fréquenté Nasser, Sartre et Camus, l’autre tutoie Sarkozy - est tout aussi sensible aux flatteries que ses subordonnés lui servent. Il fut « en hausse » en 2001 : « Laurent Joffrin, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, a reçu le prix du Mémorial, prix littéraire décerné par la ville d’Ajaccio, pour son ouvrage Les Batailles de Napoléon paru aux Éditions du Seuil. » Et encore « en hausse » l’année suivante : « Laurent Joffrin a reçu le prix du Livre politique 2002 [...], décerné au directeur de la rédaction du Nouvel Observateur par un jury présidé par Blandine Kriegel [4]. »
Directeur adjoint du Nouvel Observateur et responsable de ses pages « Livres », Jérôme Garcin apprécie lui aussi l’encensoir maison. En 2003, nous apprit-on, il a « reçu le prix Pégase de l’œuvre culturelle décerné par la Fédération française d’équitation pour son livre Perspectives cavalières ». Un an plus tard, la réédition du même ouvrage chevalin à destination d’un public scolaire nous fut dûment annoncée par son journal. Loué soit Le Nouvel Observateur qui nous tient informés de l’essentiel. Le cas échéant, l’hebdomadaire mitonne lui-même les prix... qu’il s’attribue. Le 29 janvier 2005, avec sans doute un zeste d’ironie, Le Figaro annonça : « Le neuvième prix de la une de presse a été décerné au Nouvel Observateur [...]. Le jury, présidé par Laurent Joffrin, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, a examiné plus de quatre cents unes avant de faire son choix. » Un choix de gourmet !
Serge Halimi, Les Nouveaux chiens de garde, réédition de novembre 2005 p. 124-126.
– Pour mémoire : Dans le dossier annoncé à la « Une » du numéro daté du 30 octobre 2003 sous le titre « La face cachée du journalisme », repris en page 12 avec pour surtitre cette pleurnicherie victimaire : « Enquête sur une profession qu’on aime haïr », on pouvait lire ces délicates proclamations :
- Laurent Joffrin : « Les dérives que nous constatons (y compris à "l’Obs" parfois), les influences publicitaires ou financières que nous pointons dans trop d’organes de presse sont l’objet d’un combat au sein des rédactions et non d’une soumission automatique. C’est pour prévenir cette soumission, pour aider à ce combat que nous avons voulu montrer cette "face cachée" du journalisme. » br>
- Airy Routier : « Il n’est pas question, ici, de donner des leçons à nos confrères. D’autant que "le Nouvel Obs" ne peut s’exempter des critiques. Ainsi sommes-nous sans doute trop attentifs aux "amis de la maison". » (souligné par nous) br>
- Le même : « Nous pensons que la situation d’ensemble, en réalité, ne cesse de s’améliorer. » br>
- Dans l’article signé Sophie des Déserts, Airy Routier et Olivier Toscer : « Faut-il en conclure que les journaux détenus par les groupes industriels sont muselés ? Que le flambeau de la liberté de la presse n’est plus brandi que par la télévision publique - paradoxe ! -, par "le Monde", "le Parisien", "les Echos", "Capital", "le Canard enchaîné", "Marianne", "le Nouvel Observateur" et quelques autres, qui forment le dernier carré des journaux financièrement indépendants de la grande industrie ? Non. Car les rédactions ont une vie propre, une autonomie liée à leur culture, à leur histoire, et les propriétaires sont les premiers à s’en rendre compte. » (souligné par nous).
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