Sur 26 éditoriaux du Monde, du 14 mai au 12 juin 2006, 3 seulement sont relatifs aux élections présidentielles à venir [1]. La question de ses éventuels parti-pris se posent pourtant déjà dans le microcosme médiatique suite aux allégations d’Edwy Plenel sur « des liens forts » qui existeraient entre les dirigeants du journal et Nicolas Sarkozy [2] Contre la rumeur accusatrice lancée par l’ancien directeur de la rédaction et reprise par certains lecteurs, le médiateur, Robert Solé, a publié une chronique intitulée « Notre ami Nicolas » (le 21 mai 2006). Il y cite des extraits de courriers adressés au journal comme le suivant, à l’occasion de l’affaire Clearstream : « On ne peut manquer de s’interroger sur l’objectif que poursuit Le Monde en agitant son chiffon rouge avec tant de constance. (...) Y a-t-il un dessein politique ? Faire tomber rapidement Villepin, voire Chirac, pour faire élire Sarkozy, la gauche n’étant pas prête ? C’est ce qui se dit, même si c’est gros. »
Robert Solé répond à ces critiques en donnant des exemples de démarcation. Il met ainsi en avant la causticité de Plantu à l’égard du ministre : « on ne peut pas dire qu’il ménage particulièrement Nicolas Sarkozy. Dans ses dessins, celui-ci est souvent armé d’un poignard, quand il n’est pas représenté par un moustique porteur du chikungunya. On a vu, pendant quelque temps, des mouches tourbillonner autour du visage de l’intéressé (qui a protesté)... » Il évoque également le fait que Le Monde s’en serait pris au président de l’UMP : « Le journal a été très sévère pour le ministre de l’intérieur lors de la crise des banlieues, allant parfois jusqu’à réduire le problème à sa personne. »
Un champ des possibles circonscrit
De fait, du 14 au 21 mai 2006, on recense 11 articles relatifs à la candidature ou à la campagne de Nicolas Sarkozy contre 14 pour le reste du spectre politique (candidature ou campagne également). Mais du 30 mai au 10 juin, la tendance s’inverse : 24 articles sont consacrés au seul PS contre 5 à Nicolas Sarkozy en tant que candidat. Les dirigeants du Parti socialiste ont en effet adopté le projet pour la présidentielle le 6 juin (au terme de querelles médiatisées) et Ségolène Royal a fait des déclarations fracassantes sur la question de la sécurité le 31 mai. De surcroît, après s’être vue consacrer la une du Monde 2 daté du 27 mai dans lequel on pouvait lire un portrait de 8 pages traduit du New York Times Magazine [3], celle-ci a fait quatre fois la une de suite du 2 au 6 juin (plus le dessin de Plantu en première page le 8 juin)...
Le 10 juin 2006, Robert Solé consacre d’ailleurs une partie de sa chronique [4] à la candidate à l’investiture PS. Le médiateur écrit : « Accusé de machisme il y a quelques mois, voilà Le Monde soupçonné maintenant - mais pas par les mêmes - de ségolisme aigu. (...) Affirmer et répéter que Le Monde ne "roule" pour aucun candidat ne sert à rien : l’indépendance se démontre, jour après jour, par une présentation équilibrée des différentes candidatures, une analyse pertinente de l’actualité politique et une stricte distinction entre information et commentaire. C’est un fait : Ségolène Royal intéresse les Français, y compris ceux qui la dénigrent. »
De fait, le « journal de référence » ne prend pas parti directement, ni pour Mme Royal, ni pour M. Sarkozy. Il reste que Le Monde, comme les médias dominants en général, circonscrit le champ des possibles politiques à l’alternative entre ces deux candidats. En atteste, comme on vient de le voir, l’importance et la place accordées aux deux personnages. En atteste aussi, comme on va le voir, les effets de censure et de fermeture, conséquences de la ligne éditoriale.
Censure et fermeture
Comme l’écrit Pierre Rimbert, « l’entreprise de presse plongée dans les eaux du marché se montre solidaire du régime économique qui l’engendre et la fait prospérer ? » [5] La dernière ligne droite de l’élaboration du projet socialiste a été l’occasion de vérifier une nouvelle fois cette solidarité pour ce qui concerne Le Monde. En page 2, les « plumes » du journal se sont succédées pour rappeler le PS à son devoir de « modernité ». Le samedi 27 mai, Patrick Jarreau ouvre le feu [6]. Considérant que le projet annonce, par exemple, le « retour d’EDF et GDF à 100% dans le public », la « remise en cause des baisses d’impôts sur le revenu et d’ISF intervenues depuis 2002 » ou « la fiscalisation de la CSG pour en faire un impôt progressif », il déplore : « ces premiers engagements font entendre une fanfare de restauration destinée aux oreilles de la « gauche de la gauche », sinon de l’extrême gauche. Les socialistes demandent pardon pour leurs écarts modernistes des années Fabius (1984-1986), Rocard (1988-1991) et Jospin (1997-2002). » Son collègue de l’édition du week-end, Eric Le Boucher, renchérit le 4 juin : « Qui dira aux socialistes français que nous sommes en guerre économique ? Que notre croissance s’effondre ? Que nos finances sont vides ? Que l’Amérique nous distance, que l’Inde et la Chine nous rattrapent ? Et que les guerres ne se gagnent pas dans les infirmeries ? Le projet socialiste dont on a eu une première mouture cette semaine nous promet du social, du social et encore du social. De gentilles infirmières, plein. Des guerriers hargneux, aucun. » [7]
Le Monde a, en outre, accordé beaucoup d’importance (6 pages de compte-rendu et de portraits le 20 mai 2006) au séminaire organisé du 12 au 14 mai à Grenoble par La République des idées de Pierre Rosanvallon [8]. Dans tous les cas, il s’agit d’insister sur la nécessité pour la gauche d’être « moderne ». Ségolène Royal incarne cette modernité comme le suggère Laurent Greisalmer dans sa chronique du 6 juin intitulée « Comment Ségolène passe les éléphants au Kärcher » : « Peut-être s’apercevra-t-on ultérieurement qu’une femme politique est véritablement née ces jours-ci. En disant avec une force tranquille qu’elle ne compte pas laisser les « sauvageons » pourrir la vie des braves gens, par exemple.(...) Il est assez jubilatoire d’entendre quelqu’un bousculer le disque dur socialiste. De même qu’il est saisissant de voir les éléphants immédiatement en appeler à la doctrine de la gauche en matière de sécurité (une louche de prévention, une cuillérée d’angélisme) comme s’il s’agissait d’une recette indépassable. (...) Elle innove, elle invente, lance un formidable débat tandis que ses petits camarades ressortent mécaniquement leurs petits seaux et leurs petites pelles pour fortifier les frontières étriquées du socialisme made in France. »
Ces éditoriaux et ces points de vue participent de l’effet de censure idéologique propre au « journalisme de marché » [9] en imposant une doxa faite de « modernité » et de « réformes ». Mais la censure peut aussi être couplée à un effet de fermeture de l’accès au champ politique. L’anniversaire du référendum dans Le Monde a été une nouvelle occasion de le vérifier. Constatant les difficultés (bien réelles) du « non » de gauche à s’entendre sur une candidature unitaire, les rédacteurs-éditorialistes du « journal de référence » s’en sont donnés à cœur joie pour tuer dans l’œuf une démarche politique hétérodoxe a priori, sur le fond comme dans sa forme. Le 23 mai, dans un article intitulé « La gauche du non déchante », Michel Noblecourt écrit ainsi que « la fête unitaire du non de gauche a un goût amer. Le navire prend l’eau avant d’être en mer. L’appel lancé le 13 mai par une cinquantaine de personnalités pour des candidatures unitaires est un raccourci de cette impasse stratégique. » Le 10 juin, Patrick Jarreau en remet une couche dans un résumé aussi brutal que grossier : « Les promoteurs du non en escomptaient un bouleversement du paysage. (...) A ce jour, ils n’ont pas fait le moindre progrès dans cette direction. Arlette Laguiller n’envisage pas un instant de ne pas représenter Lutte ouvrière pour cette élection présidentielle comme pour les cinq qui l’ont précédée depuis 1974. Marie-George Buffet n’a été reconduite à la tête du PCF qu’en promettant à l’appareil du parti que celui-ci aurait son propre candidat en 2007 [ce qui n’est que pure spéculation]. Olivier Besancenot est sans doute celui qui se verrait le mieux en porte-parole d’un candidat unitaire piloté par la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), mais c’est justement ce dont les autres ne veulent pas [ce qui n’est que spéculation pure]. José Bové propose donc vainement de faire don de sa personne à un rassemblement qui n’existe pas [ce qui est faux, cf. l’article de Michel Noblecourt]. Quant à Laurent Fabius, il a fait beaucoup pour le succès du non, mais le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas été payé de retour. »
L’analyse de ces dernières semaines dans Le Monde montre donc qu’il n’y a pas de préférence explicite pour un candidat mais une tendance à la réduction du périmètre idéologique du débat. Cette tendance étant observable dans la plupart des grands médias, elle confirme aussi la banalité toujours plus grande du journal dans le champ médiatique. Dans le suivi de la pré-campagne, cette standardisation du Monde se constate d’ailleurs également dans le manque de distance face à l’actualité et dans le choix des angles et des sujets, souvent identiques à ceux de la concurrence.
A bonne distance ?
Récemment, à la question du Journal du dimanche « Comment allez-vous appréhender la prochaine campagne présidentielle ? », Jean-Marie Colombani répondait « De la façon la plus rigoureuse qui soit, à bonne distance. Le Monde restera fidèle à un certain nombre de valeurs. » [10] Pratique-t-il cette distance ainsi proclamée ? Quand le journal de Jean-Marie Colombani rend compte de n’importe quel fait ou geste de Nicolas Sarkozy, on peut en effet se demander en quoi consiste le rapport distancié à la stratégie d’omniprésence du président de l’UMP. Le 14 mai 2006, par exemple, après une semaine médiatique saturée par deux faits divers sordides, le journal rendait compte d’une réaction à chaud du ministre-candidat qui annonçait... qu’il allait faire des annonces sur les criminels sexuels [11].
Le 14 mai 2006 toujours, une pleine page était consacrée à la stratégie du ministre de l’intérieur consistant à placer des personnes de confiance aux postes clés de son administration en vue de « veiller sur lui jusqu’au rendez-vous de 2007. » [12] Dans un article sur cinq colonnes, la question de l’accaparement des moyens de l’Etat à des fins personnelles est expédiée en quelques lignes : « Fonctionnement clanique ? Privatisation du ministère ? Des accusations rejetées par Claude Guéant[directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy au Ministère de l’Intérieur]. « Clanique voudrait dire exclusif, souligne-t-il. Cela ne l’est pas. Le ministre est très affectif. Il aime avoir autour de lui des gens qu’il connaît, qui le mettent à l’aise, sur lesquels il peut se reposer. Mais de nouvelles personnalités peuvent apparaître et gagner sa confiance très rapidement. » »
On peut pareillement s’étonner de l’absence de recul du journal dans son analyse du discours de Nicolas Sarkozy. Se présentant en tenant de la rupture avec le chiraquisme, le président de l’UMP a saisi l’occasion de son récent voyage en Afrique pour dénoncer les pratiques de la « Françafrique ». Le déplacement a été largement couvert par le journal de référence qui lui a consacré trois articles en trois jours [13]... sans jamais interroger le caractère quelque peu contradictoire des déclarations de celui qui a été ministre de Jacques Chirac de 2002 à 2004 et qui l’est à nouveau depuis juin 2005.
Le problème de la distance est pourtant évoqué par l’un des lecteurs cités par Robert Solé dans sa chronique du 21 mai sur le ministre de l’intérieur : « Pas un jour ne passe sans que vous vous sentiez obligés de nous faire part de la moindre pensée ou du moindre impensé, ambition, action ou inaction du président de l’UMP. Pour compléter la connaissance du personnage, je vous suggère de traiter : la sexualité du Sarkozy, la psychanalyse du Sarkozy, la jeunesse du Sarkozy, Sarkozy et la mode... » A cette interpellation, le médiateur rétorque : « Ce n’est pas la première fois que l’on reproche au Monde de favoriser le personnage le plus en vue du paysage politique. » Mais est-ce que justement Le Monde ne devrait pas garder une certaine distance par rapport à l’actualité surtout lorsqu’elle est fabriquée par et pour les médias ?
Quand la nécessité fait l’uniformité
Le Monde manque de recul dans son approche de l’actualité politique car il est dans une logique qui est celle de l’audience comme le montre le mimétisme avec la concurrence dans le choix des angles. Quand Libération publie le 15 mai un « grand papier décalé » sur le regard des femmes sur Ségolène Royal, Le Monde réplique dans son édition du 16 mai par... un « grand papier décalé » sur « La galaxie Royal, Naissance d’une webcandidate » [14]. Les deux quotidiens ont également publié chacun un article sur les attentes et les craintes des militants UMP de base : le 14 Mai 2006 dans Le Monde et le 15 mai 2006 dans Libération [15]. Ils ont enfin privilégié l’un comme l’autre une approche people de la pré-campagne [16].
Pierre Bourdieu expliquait que « c’est la dépendance qui fait l’uniformité » [17]. L’interview donnée par Jean-Marie Colombani au Journal du Dimanche le 21 mai 2006 donne un aperçu de l’importance actuelle de la logique économique pour le journal qu’il dirige. Commentant la nouvelle formule six mois après son lancement, il constate que « le bilan est excellent. Cette formule réalisée tient ses promesses. » Or, dans l’interview, le seul critère pour évaluer cette « excellence » retrouvée est la courbe des ventes : « entre le premier numéro du nouveau Monde et la semaine dernière, comparées à la même période en 2005-2006, nos ventes en kiosques progressent de 0,2%. N’oubliez pas que sur cette même période, entre novembre 2004 et mai 2005, nos pertes étaient de 14,5% ! Notre nouvelle formule nous a permis de remettre le journal sur pied. Le renom et l’image du Monde sont rétablis. »
L’impératif commercial explique, en partie, la banalisation du Monde en général et dans le traitement de la pré-campagne en particulier. Sur le fond, ce suivi de la pré-campagne se caractérise par une pression éditoriale favorable à deux candidats qui confirme les tendances prescriptives observées, notamment, lors de la campagne référendaire de 2005. Pour 2007, pour l’instant, « le politiquement pensable » tient dans l’alternative entre « la justice et l’ordre » (Ségolène Royal) et « l’ordre et la justice » (Nicolas Sarkozy). » [18]
Grégory Rzepski