Deuxième partie
RHÉTORIQUE DE LA GUERRE : DISCOURS MORAL ET DISCOURS IMPÉRIAL
La rhétorique de la guerre relève, évidemment, d’une logique du tiers exclu : « qui n’est pas avec moi est contre moi ». Mais une telle logique ne peut s’imposer sans explication ni justification.
I. Misères de l’histoire et de la causalité : la rhétorique explicative
L’examen des prétendues explications permet de saisir comment l’histoire devient belliqueuse : une histoire taillée sur mesure, dont rend compte une causalité réduite aux acquêts.
1. Une histoire taillée sur mesure
La logique impériale enrôle, dans le discours des médias dominants, une histoire édifiante dont la guerre elle-même constitue le dénouement. C’est une histoire réduite à un récit, mais un récit quasi-mythique où, sous le masque des personnages et sous la surface de l’intrique, travaille une machinerie narrative, dont il est possible d’exhiber les principaux rouages.
À tout récit, son commencement : ainsi en va-t-il des attentats du 11 septembre 2001. « Apocalypse », titre la plupart des quotidiens régionaux en France, qui veulent ainsi donner la mesure d’un événement littéralement extra-ordinaire. Partant de cette apocalypse originelle, les événements s’enchaînent réduits à leur pure factualité.
À tout récit, ses personnages : ainsi en va-t-il des figures opposées de George W. Bush et de Ben Laden. Le comble de l’ennemi, quand il ne s’agit pas du « Grand Satan » américain porte quelques noms propres ou communs devenus les patrons de toute comparaison : Hitler, Staline, fascisme, stalinisme. L’explication tient alors presque exclusivement dans la comparaison, bientôt réduite à une simple analogie. : « X n’est pas Hitler, mais... » ; les talibans ne sont pas des fascistes, mais...ce sont des fascistes islamistes. ». Disant cela, nous n’entendons pas exonérer des criminels de leurs crimes, mais souligner simplement que la rhétorique de la guerre dispense de les identifier précisément.
À tout récit, son intrigue qui rabat l’histoire sur une succession chronologique soigneusement aménagée, dont le principe est simple : si « tout commence avec le 11 septembre », il va de soi qu’à partir du 11 septembre « tout s’enchaîne », inéluctablement
Discours emphatique de l’origine, grandiloquence maigre des analogies, misère factuelle de la chronologie : l’histoire est promue au rang de Grand Récit. Récit mythique des Origines, qui se déploie à partir de l’Origine qui décide, une fois pour toutes, de la place des médias au sein de l’un des camps que leur Récit contribue à façonner ... et de leur participation à « l’effort de guerre ». Il suffit, pour s’en convaincre, de lire Le Monde Télévision, 4 et 5 novembre 2001. Daniel Schneidermann éditorialise sous le titre « Effort de guerre ». Cela se présente comme une leçon de lucidité, inaugurée par une question qui en borde l’exercice : « Que signifie, pour les médias, participer à l’effort de guerre ? Non point fermer les yeux sur les erreurs, les tâtonnements, les bavures de la riposte américaine. Les ouvrir, au contraire. Mais les ouvrir jour après jour, avec endurance, sans oublier l’image originelle de l’agression du 11 septembre. ». Aucun État-major ne saurait se plaindre d’une telle indépendance !
Mais revenons en arrière : que l’histoire fasse tenir toute explication dans la narration n’est pas sans conséquences, on s’en doute, sur l’explication elle-même.
2. Une causalité réduite aux acquêts
Pour contenir la causalité - qu’il s’agisse des causes qui déterminent ou des conditions qui favorisent - dans les limites d’un récit édifiant, il suffit de juger l’événement au lieu de le jauger, d’identifier des auteurs et d’opposer entre elles des substances.
Retour au commencement : les attentats du 11 septembre 2001. D’emblée, l’événement comme crime - ce qu’il fut indubitablement -, par son ampleur même dispense de prendre en compte l’événement comme effet. L’événement comme crime ne peut être que l’effet de criminels. Et la folie meurtrière ne pouvant avoir pour cause que la folie des assassins, le discours journalistique décrète inexplicable ce qui, par définition, ne peut être expliqué. La causalité étant ainsi rabattue sur la responsabilité, il ne reste plus qu’à étendre la liste des responsables : on n’en finirait pas de citer les articles de nos majestés éditoriales qui, des « antiaméricains » aux « antimondialistes », de Ben Laden à José Bové, des « islamistes » aux « laxistes », ont permis d’élargir la liste des ennemis.
Si la responsabilité des auteurs tient lieu d’explication par les causes, leur appartenance à une communauté ou à une mouvance « islamiste », à une organisation ou à un réseau (Al-Qaida) complète leur identité. Que la montée en puissance de variétés précises de l’islamisme politique puisse être un effet, même indirect, de la politique impériale elle-même, ne satisferait pas les exigences du récit belliqueux : les relations et interactions qui ont contribué à façonner des appartenances qui ne sont pas isolables de ces relations s’effacent devant les appartenances elles-mêmes, complètement réifiées. Ainsi, de même que les auteurs (et leurs « alliés » présumés) absorbent les causes, les substances se substituent aux relations.
Dernier acte de la rhétorique explicative : toute tentative d’expliquer est dénoncée comme tentation de justifier. Ainsi la plupart des journalistes peuvent-ils, aux côtés des gouvernements belliqueux, procéder en quelques phrases à la transmutation alchimique des problèmes à résoudre en ennemi à combattre.
Et avec cet équipement explicatif réduit au minimum, l’histoire met aux prises, dans le récit horrifié d’une indiscutable horreur, des enfants innocents et des ogres monstrueux. La guerre se transforme en récit d’épouvante. Mais encore faut-il la justifier.
II. Misères de la morale et de la politique : la rhétorique justificative
La rhétorique justificative complète le prêt-à-porter explicatif et permet de saisir comment, dans le discours des médias dominants, la guerre devient morale. A cet effet, il suffit de rendre la politique translucide et la morale angélique.
1. Une politique translucide
Pour se soustraire aux états d’âme que provoqueraient des analyses qui rendraient à l’histoire son opacité et révèleraient des choix trop explicitement politiques, mieux vaut procéder à une substitution des raisons éthiques aux calculs stratégiques et aux intérêts économiques.
Premier glissement de la stratégie vers la morale : la rhétorique de la guerre défensive. L’effacement des causes rend l’événement - les attentats du 11 septembre - à sa pure factualité, fût-elle extra-ordinaire. Mais le travail de moralisation ne serait pas achevé si ce même événement n’était pas rabattu sur une seule de ses dimensions : on retiendra qu’il fut une agression - ce qu’il fut indubitablement - appelant la légitime défense, pour dissimuler qu’il fut aussi une occasion - ce qu’il fut certainement quand on lui restitue son arrière-plan historique et stratégique - appelant une belliqueuse offensive. Une occasion de conquérir une nouvelle « zone d’influence » : ce motif stratégique est dissimulé derrière le mobile vaguement éthique.
Deuxième glissement de la stratégie vers la morale : la rhétorique de la guerre humanitaire. Envahissante au moment de la guerre du Kosovo, cette rhétorique se déploie également au cours de la guerre d’Afghanistan. Au Kosovo, les experts américains déclaraient avant le conflit que les opérations militaires rendaient vraisemblable un exode massif provoqué par les forces serbes. On l’oublia, préférant déclarer que cet exode était le principal motif de la « guerre humanitaire » alors que, comme le dit fort bien Daniel Bensaïd, « (...) On a cyniquement facilité le crime pour en légitimer la punition » [2]. De même dans la guerre d’Afghanistan, la « guerre défensive » changea en cours d’opération pour se transformer en guerre de libération des femmes Afghanes.
La politique et la guerre deviennent ainsi impérialement transparents : il suffit de tenir les objectifs déclarés pour les objectifs poursuivis (la guerre « défensive » sans autre motif en Afghanistan, comme elle fut « humanitaire » au Kosovo » sans autre raison), puis les effets obtenus pour les cibles visées (le retour des réfugiés au Kosovo, la rétablissement de la « démocratie » en Afghanistan), pour que la politique devienne aussi morale qu’un conte pour enfants.
Au risque de voir la politique se venger de tant d’innocence et imposer à la morale proclamée une flexibilité imprévue, mais non imprévisible.
2. Une morale réversible
La substitution des raisons éthiques aux calculs stratégiques et aux intérêts économiques a pour complément, dans le discours des médias dominants, la substitution de l’éthique illimitée à la politique profane. Alors la morale des intentions et de l’éthique pure, comme l’appelait Max Weber, balaie tout sur son passage : elle absorbe le droit, défie les rapports de force, se joue des relations tortueuses entre les Etats. Mieux : elle sanctifie la guerre. Il suffit de se souvenir de l’emphase de la rhétorique humanitaire [3] et de la ferveur des déclarations en faveur du « droit d’ingérence » pendant la guerre du Kosovo. La plupart des journalistes français les ont sous-traités. L’indignation promise s’est étranglée progressivement face à la guerre de Tchétchénie et est exténuée face au conflit israélo-palestinien. Pendant la guerre d’Afghanistan, elle s’est muée en haine de la barbarie, aveugle à la sienne propre, en dépit de toutes les tentatives de prendre des distances avec les discours de Georges W. Bush sur la « croisade » des démocraties contre « l’axe du Mal ».
En tout cas, la rhétorique humanitaire permet de convertir le cynisme politique en angélisme moral. Mais cette absorption de la politique par la morale - cette conversion du cynisme en angélisme - a pour complément une tentative désespérée de conversion de la morale en politique : où l’angélisme devient la caution de toutes les formes de cynisme.
Mais il arrive pourtant que l’éthique illimitée ne parvienne pas à colorer de ses nobles intentions la politique profane. Le cynisme alors reprend ses droits pour dénoncer l’angélisme supposé des adversaires.
Ainsi, sous le titre neutre et avenant « Les ONG contestent le couplage avec l’action militaire » (Le Monde du 11 octobre 2001, p. 2), Claire Tréan fait état des critiques de « l’humanitaire militaire », mais pour en désamorcer, autant qu’elle le peut, la portée. Le réalisme militaire grince ainsi sous sa plume : « Le couplage entre action militaire et action humanitaire n’est pas non plus sans provoquer quelques états d’âmes chez les travailleurs de terrain ». De simples « états d’âme », dans un milieu qui, précise Claire Tréan, « se torture mentalement - au moins dans sa branche la plus intellectuelle, la française - pour tenter de s’inventer une doctrine salvatrice dans ses relations compliquées avec les Etats ». Ce commentaire méprisant destiné à discréditer les arguments que l’on expose est un modèle de journalisme d’état-major...
D’ailleurs, soutient Claire Tréan, à la différence de la confusion (enfin reconnue !) qui aurait prévalu lors d’actions de guerre précédentes : « La crainte de certaines ONG que l’humanitaire serve d’alibi, voire de déclencheur, à une intervention guerrière est ici sans fondement ». Comme si ce n’était que comme alibi ou déclencheur que l’humanitaire pouvait être mis au service de la guerre... Heureusement, Claire Tréan a trouvé des ONG qui auraient pour particularité... de reconnaître la difficulté des opérations humanitaires : « Ceux-là refusent aujourd’hui de verser dans d’inutiles débats théologiques, même si le zèle humanitaire affiché par les Américains les irrite quelque peu ». « D’inutiles débats théologiques » : quand le moralisme plie, le cynisme reprend ses droits.
La même Claire Tréan - mais on peut trouver pire - dans un dossier spécial du Monde daté des 18-19 novembre 2001 (« Terrorisme, guerre les armes du droit international ») revient à deux reprises sur la guerre actuelle et le droit international, pour réduire à néant les scrupules juridiques.
Dans un premier article, qui sert d’introduction au dossier, on peut lire notamment, en guise de présentation des positions qui critiquent la légalité de l’intervention, cette présentation « objective » : « (...) les organisations de défense des droits de l’homme, pour la plupart pacifistes d’instinct, invoquaient le droit international pour sauver le monde, mais n’y puisaient comme seule proposition organisationnelle que celle de juger Ben Laden pour crime contre l’humanité... » Le journalisme d’investigation a ainsi permis de découvrir des instinctifs qui veulent sauver le monde par le droit ...
Dans un second article du même dossier,- « La question de la légitimité des ripostes aux attentats du 11 septembre » -, Claire Tréan après avoir rapidement exposé quelques critiques sur la légalité de la riposte américaine, tranche le débat avec autorité : la légalité est hors de cause. Et entre autres considérations, on peut lire celle-ci : « A partir du 7 octobre, les Etats-Unis entraient en guerre contre le régime d’Afghanistan. Ils étaient tenus de respecter les règles des conventions de Genève, de même en principe que les autres belligérants, talibans ou moudjahidins. » Pour autant que l’on sache, les Américains ne semblent pas les avoir violées délibérément massivement. Cette problématique humanitaire allait cependant dès lors prendre le pas, dans le débat, sur celle de la légalité onusienne. ».
« Pour autant que l’on sache », même un viol pas massif et pas totalement délibéré reste un viol. Pour Claire Tréan, cela revient à céder à une « problématique humanitaire », celle-là même que l’on invoque pour faire la guerre quand le droit est muet et la politique insuffisamment morale.
– L’universel impérial
Il faut le redire : il existait peut-être des arguments rationnels en faveur de la guerre d’Afghanistan. Mais pourquoi sont-ils absents du discours dominants des médias dominants ? Ou submergés par un autre discours, dont Jean-Marie Colombani - une fois de plus - avait offert le prototype ? Le directeur du « journal de référence » de la presse française, écrivait dans le contexte de la guerre du Kosovo : « Notre chance est bien de vivre aujourd’hui dans cette Europe qui n’est plus ni impériale ni impérialiste et qui peut donc à jamais se prévaloir de valeurs universelles » (Le Monde, 7 mai 1999) [4]. L’Europe ? Ni impériale, ni impérialiste, universelle par principe et pour l’éternité. Et ce qui est vrai de l’Europe l’est aussi, on s’en doute, des Etats-Unis.
Les options sémantiques, les routines ethnocentriques, les contorsions rhétoriques des médias dominants avant et pendant la guerre d’Afghanistan sont de puissants révélateurs. Ils montrent comment, sans injonctions particulières, ces médias n’ont pas besoin de servir directement la propagande des états-majors pour la renforcer de leur propre propagande. Mais surtout, ils mettent en évidence, comment parle par leur bouche, l’universel qui les hante et qui les guide : l’universel impérial.
Henri Maler
Repères bibliographiques
- Daniel Bensaïd, Contes et légendes de la guerre éthique, Textuel, Paris 1999.
- Noam Chomsky, Le Nouvel Humanisme militaire. Leçons de la guerre du Kosovo, Lausanne, Page deux, 2000.
- Serge Halimi et Dominique Vidal, « L’opinion, ça se travaille... ». Les médias et les « guerres justes ». Du Kosovo à l’Afghanistan, quatrième édition revue et augmentée, Marseille, Agone Editeur, 2002.
- Henri Maler, « Kosovo 1999 : Le Monde et la guerre », dans Variations n°1, Paris Syllepse, 2001.