La prose de Bernard-Henri Lévy (comme son auteur lui-même..) est inclassable. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Le Monde a éprouvé quelques difficultés à définir le genre auquel appartiennent les deux pages de publi-reportage dont il a gratifié ses lecteurs, dans son édition du 28 juillet 2006.
Si l’on en croit l’appel de la « une », il s’agirait d’un « témoignage » : un « témoignage, nourri de rencontres avec la population et certains dirigeants du pays ». Si l’on en croit le « chapeau » de l’article, sobrement intitulé « La guerre vue d’Israël », il s’agirait d’un « récit » : « Comment la population et les dirigeants de l’Etat juif ressentent-ils les événements ? Récit d’un semaine de vie sous les obus ».
En vérité, il s’agit surtout d’un long tract de propagande consacré à la prise de position de Bernard-Henri Lévy sur la guerre en cours et d’un chapitre de son interminable autobiographie.
Peut-être est-ce la raison pour laquelle il figure dans la rubrique « L’été » dans les pages « Débats ». Débat ? Manifestement, il ne s’agit pas d’une « tribune libre » gratuitement envoyée au Monde et publiée au même titre que d’autres. Plus prudent, le site du Monde présente ce récit estival comme un « point de vue ».
BHL a-t-il été sollicité par Le Monde ou s’est-il proposé lui-même pour délayer la prise position belliqueuse qu’il avait déjà exprimée dans Le Point ? Nous l’ignorons. En tout cas, à la lecture de cet article, tous ceux qui seraient tentés de regretter le silence (médiatique) des intellectuels sur l’intervention militaire des Israéliens au Liban [1] ne pourront que déplorer que Le Monde ait rompu ce silence en proposant, en guise de pseudo-reportage et de contribution au débat, deux pleines pages de tourisme de propagande et d’autopromotion.
On le sait : BHL ne laisse à personne le soin de décider à sa place à quelle lignée d’intellectuels prestigieux il appartient. Succédant à Mauriac, il lui emprunte le titre de sa chronique hebdomadaire dans Le Point : « Le Bloc-notes ». Se prenant pour Malraux, il cite autant qu’il le peut (ici, à deux reprises) le témoin et l’acteur de la guerre civile espagnole. Rivalisant avec Sartre, il se veut à la fois philosophe, écrivain, auteur de pièces de théâtre. Et mimant Camus rompant avec Sartre, c’est en excommunicateur qu’il congédie Régis Debray pour cause de délit de concurrence dans un article théâtralement intitulé : « Adieu Régis Debray » (Le Monde, 14 mai 1999). Ce dernier avait eu l’audace, dans une « Lettre d’un voyageur au président de la République » (Le Monde, 13 mai 1999) d’écrire ce qu’il avait vu parce que cela ne correspondait pas à ce que certains, nombre de médias en tête, prétendaient qu’il fallait voir afin de justifier l’intervention occidentale [2]. On sait aujourd’hui que la réalité était plus proche de ce qu’il avait alors rapporté que de ce que BHL et nombre de médias s’évertuaient déjà à nous faire croire [3].
On le sait également (et la rédaction du Monde aussi...) : Bernard-Henri Lévy est un pseudo-journaliste dont la plupart des « reportages » ont livré non seulement des commentaires controversés, mais des informations plus qu’approximatives. On se souvient ou l’on devrait se souvenir du séjour du même BHL en Algérie. En 1998, il devient, pour Le Monde, journaliste de la guerre civile algérienne. En deux articles (« Le jasmin et le sang » et « La loi des massacres », les 8 et 9 janvier 1998), pour nous dire tout le mal qu’il pense des islamistes égorgeurs, il déclame tout le bien qu’il faut penser du gouvernement algérien qui avait d’ailleurs largement organisé son voyage [4]. On se souvient, ou l’on devrait se souvenir, de son « enquête » en Colombie intitulée « Les maux de tête de Carlos Castaño » (Le Monde, 2 juin 2001) [5]. Inoubliables, également ses séjours en Afghanistan et son « roman’quête » sur l’assassinat de Daniel Pearl, etc.
Cette fois-ci, c’est en Israël que notre philosophe-trotteur nous emmène. Comme à son habitude, il ne s’agit pas pour lui de rendre compte d’une situation mais, sous couvert d’une « enquête », de nous servir ses convictions, de publier son journal de voyage et, à cette occasion, de se mettre avantageusement en scène.
De retour d’Israël, comme toujours, Bernard-Henri Lévy ne se borne pas à livrer un témoignage personnel qui assume sa part de subjectivité. S’il est écrit à la première personne, c’est parce que Bernard-Henri, comme partout, a d’abord rencontré BHL.
– Ses goûts : « Haïfa. Ma ville préférée en Israël. »
– Sa biographie, dont on sait qu’il la réécrit et la révise sans cesse [6] : « Dès mon arrivée, oui, dès les premiers contacts avec les vieux amis que je n’avais, depuis 1967, jamais vus si tendus ni si anxieux [...] ». 1967 : date de la guerre des Six jours, dont on ne savait pas jusqu’à aujourd’hui, que BHL, qui avait alors 19 ans (quelle précocité !), en avait été le témoin en Israël même.
– Ses interlocuteurs d’importance qu’il rencontre ou a rencontrés (pour ne pas dire : qui ont absolument voulu le rencontrer) : Tzipi Livni, « la jeune et brillante ministre des affaires étrangères », Amir Peretz qu’il compare à ses prédécesseurs (« J’ai connu, depuis quarante ans, bien des ministres de la défense d’Israël. De Moshé Dayan à Shimon Pérès, Itzhak Rabin, Ariel Sharon [...] », Ephraïm Sneh (« le patron de la zone de sécurité d’Israël au Liban sud à partir de 1981 »), le romancier David Grossman (« l’un des grands romanciers israéliens d’aujourd’hui » pour parler de son dernier livre) et enfin Shimon Pérès (« Je ne voulais pas achever ce voyage sans aller, comme chaque fois mais, cette fois, plus que jamais, rendre visite à Shimon Pérès »).
– Ses œuvres. Si BHL rencontre Ephraïm Sneh dont on croit comprendre qu’il est général de réserve, c’est que celui-ci l’a « convoqué » ». Mais pourquoi ? Une cascade de questions - tempête sous un crâne - ménage le suspense, jusqu’au dénouement : « Mais je m’aperçois vite que, s’il m’a fait venir jusqu’ici, c’est pour me parler d’une affaire qui le passionne, qui n’a rien à voir avec cette guerre et qui n’est autre que le kidnapping, la captivité, la décapitation de Daniel Pearl. »... C’est-à-dire du « roman’quête » de BHL lui-même...
BHL rencontre surtout les lambeaux de son propre imaginaire : un imaginaire qui tient lieu d’analyse de la complexité de la situation.
BHL en Israël, ce serait Malraux en Espagne ! La guerre du Liban de 2006 ? L’équivalent de la guerre d’Espagne de 1936 : semblable aux Républicains Espagnols combattant le fascisme d’hier, l’armée israélienne affronte le fascisme d’aujourd’hui. Telle est la leçon d’histoire qui ouvre l’article de Bernard-Henri Lévy et qui en résume le sens : « C’est, aujourd’hui, lundi 17 juillet, l’anniversaire du déclenchement de la guerre d’Espagne. Cela fait soixante-dix ans, jour pour jour, qu’eut lieu le putsch des généraux qui donna le coup d’envoi à la guerre civile, idéologique et internationale voulue par le fascisme de l’époque. Et je ne peux pas ne pas y penser, je ne peux pas ne pas faire le rapprochement, tandis que j’atterris à Tel-Aviv. » Et encore : « Il faut entendre Zivit Seri expliquer, devant un immeuble crevé par un obus et dont les dalles de béton se balancent au bout de leur ferraille tordue, qu’il était minuit moins cinq, dans le siècle, en Israël. » (souligné par nous)
BHL en Israël raconte BHL à Sarajevo. Une évocation le rappelle : « Zivit Seri, cette jolie mère de famille, toute menue, dont les gestes maladroits, sans défense, m’émeuvent comme m’émouvaient les corps de Sarajevo ». Car Israël est un autre Sarajevo : « La grande faute du Hezbollah [...] est de faire régner un climat de terreur, donc d’inquiétude de chaque instant, qui, là encore, et toutes proportions gardées, me rappelle la façon qu’avaient les Sarajéviens de spéculer à perte de vue sur le fait qu’il s’en est fallu d’un cheveu, d’un hasard, d’un changement de programme de dernière minute, d’un rendez-vous qui s’est prolongé, ou qui s’est abrégé, ou qui a miraculeusement changé de lieu - et voilà, ils se trouvaient au point d’impact de la roquette ! » Une telle angoisse, évidemment, n’est nullement partagée par le libanais ou les Palestiniens de Gaza sous les bombes israéliennes.
La rhétorique belliqueuse de notre pseudo-Malraux (cité à deux reprises pour qu’on ne s’y trompe pas) ne recule devant aucun procédé.
- Jeux de mots pitoyables : « Ce Hezbollah dont chacun sait qu’il est un petit Iran, ou un petit tyran », « les Iranosaures du Hezbollah » ;
- Mensonges éhontés. Tantôt sous forme d’insinuations : « D’où vient que l’on parle si peu, finalement, de ces victimes juives tombées après qu’Israël s’est retiré de Gaza ? ». Tantôt sous forme d’allégations grossières : « une armée plus sympathique que martiale ; plus démocratique que sûre d’elle et dominatrice ; une armée qui, ici, en tout cas, me semble aux antipodes de ces bataillons de brutes, ou de Terminators sans principes ni pitié, qu’ont si souvent décrits les grands médias européens. » (souligné par nous). Notre écrivain n’est pas en panne d’imagination ! Le Monde figure-t-il parmi les grands médias qui alimentent ses fictions ?
Admettons-le : toute prise de position, même quand elle repose sur une argumentation détaillée, peut être simplificatrice. Mais pourquoi faudrait-il qu’elle s’énonce au détriment de toute analyse ?
Car on ne peut tenir pour une analyse de la situation cette déclaration de guerre du Bien contre le Mal : « En fond de décor, ce fascisme à visage islamiste, ce troisième fascisme, dont tout indique qu’il est à notre génération ce que furent l’autre fascisme, puis le totalitarisme communiste, à celle de nos aînés... ». Et contre cette hydre totalitaire : « une armée plus sympathique que martiale ; plus démocratique que sûre d’elle et dominatrice [...] ».
D’un côté, des engins de guerre du Hezbollah, terrifiants : « C’est fou ce que ces engins, quand on les voit de près, créent de dégâts. Et c’est fou le boucan qu’ils peuvent faire quand on ne dit plus rien et que l’on guette juste le bruit de leur trajectoire mêlé à celui du moteur de la voiture - choc sourd et sans fumée de la roquette tombée au loin ; détonation stridente, énervée, quand elle passe au-dessus des têtes ; vibration longue, tenue comme un point d’orgue, quand elle éclate à proximité et fait tout trembler autour de vous. ». Et de l’autre : « un véritable laboratoire de guerre où des savants-soldats déploient une intelligence optimale pour, le nez collé sur leurs écrans, tentant d’intégrer jusqu’aux plus impondérables données de terrain qui leur arrivent, calculer la distance de la cible, sa vitesse de déplacement ainsi que, last but not least, le degré de proximité d’éventuels civils dont l’évitement est, ici au moins, j’en témoigne, un souci prioritaire - et pourtant... ». Et pourtant, en effet, un Liban détruit, un demi-million de réfugiés, des catastrophes écologiques, probablement 700 morts à ce jour, bref des informations rapportées par de vrais journalistes qui font leur travail en prenant de vrais risques.
Quelle compréhension de la situation peut-on attendre d’une telle pseudo-analyse dévorée par un parti-pris aussi outrancier ? Que reste-t-il à « débattre » quand les arguments sont dissous dans un témoignage qui se prend aussi largement pour objet ?
Que BHL soutienne la politique du gouvernement israélien et contribue à son effort de guerre est un choix politique qui, à défaut d’être raisonnable, pourrait être raisonné. Mais qu’il soumette au « débat », avec le soutien du Monde, un tract de propagande, voilà qui en dit long sur l’intellectuel dont il s’agit et sur le journal qui le publie.
Patrick Champagne et Henri Maler, le 1er août 2006.
– Addendum : La méthode BHL [7] -. L’article de Bernard-Henri Lévy repose sur un certain nombre de procédés, toujours les mêmes, qu’il utilise depuis longtemps et qui lui permettent d’intervenir sur tous les conflits avec quasiment les mêmes mots et les mêmes stéréotypes (ou « schèmes de pensée », ...si l’on peut dire). Lors d’une journée d’études (organisée le 18 juin 2003 par le Centre de recherche en information spécialisée de l’Université de Paris 10 avec le concours de l’inathèque de France) qui était consacrée aux « intellectuels de médias », l’un des intervenants, Erwan Poiraud, pointait déjà la méthode BHL à propos d’une émission diffusée sur Arte le 20 septembre 2001 consacrée à l’Afghanistan après les attentats du 11 septembre [8]. Non seulement BHL assume le fait qu’il n’est pas un spécialiste ou un expert de quoi que ce soit, mais il affirme avec tout le culot qu’on lui connaît que c’est précisément ce qui fait sa force à lui. Contre la connaissance froide des experts, il revendique en effet une proximité avec les grands personnages (« Je ne suis pas un spécialiste de l’Afghanistan, mais je connaissais Massoud »). Il met aussi dans la balance les risques physiques qu’il aurait pris, lui, et sa présence sur le terrain, bravant courageusement tous les dangers. (« Moi, j’ai été , il y a deux ans, sur la ligne de front »). Et revendiquant fièrement sa collaboration avec Le Monde, il propose une explication passe-partout à partir de l’évocation du fascisme, mettant dans le même sac Milosevic, Khomeiny, Hitler et les talibans. Il ne manque pas d’évoquer le conflit yougoslave, Sarajevo et son rôle important. Il truffe enfin ses propos des mêmes citations de Malraux sur la guerre d’Espagne (« comme disait un grand écrivain français, Massoud faisait la guerre sans l’aimer ») que l’on retrouve à propos d’Amir Peretz : « Un ministre de la défense répondant si exactement au mot célèbre de Malraux sur ces commandants de miracle qui "font la guerre sans l’aimer" [...] » On pouvait donc savoir d’avance, dès 2001, ce que seraient ses prochains articles. Après son escapade en Israël, on sait encore mieux ce que seront les suivants.