Vers le monopole
Quebecor Media Inc. a annoncé en octobre 2005 l’acquisition du groupe Sogides Ltée, dont font partie les Éditions de l’Homme, Le Jour, Utilis, Les Presses Libres et le groupe Ville-Marie Littérature (autrement dit VLB éditeur, L’Hexagone et Typo), ainsi que le gigantesque réseau de distribution des Messageries ADP. Le jour même, sans attendre la décision du Bureau fédéral de la concurrence, les sites internet des maisons d’édition détenues par Sogides arboraient la Bonne Nouvelle. Pierre Lespérance, ancien propriétaire de Sogides, emboîtait le pas des responsables marketing de son nouveau patron et se réjouissait avec eux de la chance que le nouveau géant des médias allait offrir à l’édition québécoise [1]. Il faut dire que la transaction prévoyait qu’il soit engagé par Quebecor Media Inc. à titre de directeur des éditions, et qu’il garde ses intérêts financiers dans le réseau des libraires Renaud-Bray, non concernées quant à elles par le rachat.
Est-il vraiment question, comme l’affirme le communiqué de presse envoyé par Quebecor le 12 octobre, d’offrir par « amour du livre » un « éventail plus complet de livres québécois », et de faire « rayonner les auteurs d’ici en Europe [2] », ou s’agit-il plutôt d’une transaction strictement commerciale où, sous de jolies couleurs, le livre est traité comme n’importe quelle autre marchandise ? L’expérience des concentrations par fusions et acquisitions dans les univers éditoriaux français, italien ou encore étasunien inciterait plutôt à la circonspection, voire à la méfiance : la création de situations de domination, voire de quasi monopole, s’y est révélée une grave menace pour ce que l’on appelle le pluralisme culturel, c’est-à-dire, au premier chef, pour toute pensée critique. Y a-t-il maintenant péril en la demeure pour le livre québécois ?
On n’en finirait pas de dresser la carte des régions de l’Empire Quebecor. En y ajoutant le puissant domaine Sogides, la maison dirigée par Pierre Karl Péladeau va encore accroître son emprise sur l’édition québécoise et accentuer la concentration verticale dont il jouit par la grâce d’un réseau médiatique de plus en plus omniprésent.
Le phénomène de la concentration verticale dans le monde de l’édition est mieux connu désormais grâce au livre de Janine et Greg Brémond [3]. Pour le rappeler, imaginons un roman, si possible écrit par un(e) auteur(e) déjà assis(e) sur sa notoriété. Disons que ce roman est publié par une maison d’édition contrôlée par Quebecor Media Inc. et réalisé grâce aux bons soins de l’imprimeur Quebecor World. Imaginons à présent que ce roman fasse l’objet d’une critique élogieuse sur les ondes de « Sous les jaquettes », l’émission littéraire de la chaîne de télévision TVA, et dans les colonnes d’Ici Montréal et de Clin d’œil, tous propriétés du même groupe [4]. Voyons enfin l’heureux élu aboutir, par l’entremise des Messageries ADP nouvellement acquises, aux devantures des magasins Archambault, appartenant, eux aussi, à Quebecor.
Tel est le résultat de la concentration verticale : le conglomérat contrôle chaque étape de la production, de la diffusion et de la promotion du livre, il a à sa disposition tous les maillons de la chaîne. Bien sûr, il ne peut être certain de créer chaque fois un succès de librairie, et les critiques littéraires qu’il emploie disposeront toujours, du moins l’espère-t-on, de leur libre arbitre. Il n’empêche que toutes les pièces de la machine travaillent pour amener le lecteur à avoir l’impression qu’il choisit le roman en toute liberté alors que son choix a été en fait dirigé par une savante opération de marketing. La promotion bien dirigée aboutit à la manipulation pure et simple, particulièrement lorsqu’il s’agit d’un produit où l’on se fie volontiers au jugement d’autrui avant d’en faire l’acquisition.
Un argumentaire bien réglé
La situation que crée le rachat de Sogides peut être comparée, toutes proportions gardées, à celle qu’a connue la France fin 2002 [5].
Après la débâcle de Vivendi Universal Publishing, le groupe Hachette, filiale de l’industrie d’armement et d’aéronautique Matra-Lagardère, tenta de racheter les lambeaux de l’ex n° 2 mondial de la communication. Cette fusion aurait donné naissance à un immense conglomérat, qui aurait contrôlé notamment près de 60 % du secteur du livre de poche, 98 % des dictionnaires français et 65 % de la distribution. Ainsi se serait formé, avec le concours des kiosques Relay placés un peu partout dans les gares et les aéroports, un ensemble monopolistique sans précédent en France, que les groupes de moindre taille (Gallimard) pas plus que les éditeurs indépendants comme Actes Sud n’auraient pu concurrencer. La fusion avorta finalement après l’intervention de la commission européenne, qui jugea, après avoir été alertée par un collectif d’éditeurs et d’intellectuels, que le rachat total mettait en danger la libre concurrence. Il fallut à Hachette céder la plus grosse part du gâteau qui, sous le nom d’Éditis, alla au groupe d’investissement Wendel.
Cette étrange ressemblance entre les situations française et québécoise ne concerne pas seulement les situations économiques. Elle apparaît aussi dans les discours d’escorte qu’ont employés les deux ogres pour justifier l’opération et lui donner une petite saveur de sauvetage culturel. Passons en revue les cinq éléments-clés de l’argumentaire déployé par Quebecor et son porte-parole Luc Lavoie [6] :
1) L’amour du livre et de la littérature. On ne peut qu’acquiescer et se garder de tout procès d’intention. On se demandera cependant avec d’autres esprits chagrins quelle littérature il s’agit là d’aimer et de défendre. Nulle raison de craindre pour le sort des œuvres de Paul Zumthor ou de Nicole Brossard, aux tirages plus confidentiels, répond d’emblée Luc Lavoie en nous mettant sous le nez les réalisations précédentes de Quebecor, à savoir le triomphe des mémoires de Janette Bertrand (célèbre comédienne et journaliste) et les best-sellers du biographe de Céline Dion, Georges-Hébert Germain. Voilà de quoi en effet apaiser quiconque.
2) La préservation du patrimoine québécois, c’est-à-dire (implicitement) la préférence accordée par le patron de Sogides ltée, Pierre Lespérance, à Quebecor plutôt qu’à des sociétés étrangères. L’argument pourrait porter, mais encore faudrait-il savoir, puisque Quebecor est coté en bourse, dans quelle mesure le conglomérat appartient encore à des actionnaires québécois.
3) Le rayonnement du livre québécois à l’étranger, grâce au partenariat commercial dont le distributeur Sogides dispose avec le conglomérat français Éditis. On se réjouit de cette bonne intention, mais non sans avoir à l’idée que cette meilleure diffusion concernera davantage les très vendeurs livres de cuisine que les recueils de poésie de l’Hexagone. À ces arguments visant à redorer son blason, Quebecor en ajoute deux, cette fois d’ordre économique mais tout aussi discutables.
4) Le respect de la concurrence, puisque l’intégration de Sogides ltée ne procurera à Quebecor Media Inc. que 15 % du marché de l’édition du livre. Il est vrai que Socadis, l’autre mammouth de la distribution, a de quoi assurer la concurrence, mais ce dernier ne peut faire jouer le système de la concentration verticale, d’une redoutable efficacité, sur lequel repose Quebecor. On objectera également que des chiffres similaires n’ont pas empêché les géants Mondadori en Italie et Bertelsmann en Allemagne d’exercer une dangereuse mainmise sur l’édition de leur pays. Enfin, les chiffres deviennent plus impressionnants si on les lit par secteurs : Quebecor Media Inc., c’est désormais 75 % de l’édition populaire et de l’édition de livres pratiques et 30 % du marché de la littérature générale au Québec.
5) La stabilisation et la consolidation d’un milieu « fragmenté et vulnérable aux soubresauts du marché », selon l’expression de Luc Lavoir. Fragmenté entre un grand nombre de maisons aux ambitions et aux intérêts divers, le milieu de l’édition l’est par nature : c’est même cela qui assure le pluralisme de la production esthétique et intellectuelle. La réponse que risquera d’apporter le nouveau géant à cet éparpillement, c’est le nivellement par le bas. Quant à la vulnérabilité, bien réelle, du marché de l’édition, elle est due pour bonne part à la baisse des investissements publics par l’entremise de la désormais famélique Société de développement des entreprises culturelles (SODEC).
Pour la plupart, les arguments de Quebecor avaient été avancés par Matra-Lagardère, sans convaincre les milieux spécialisés ni la commission de Bruxelles [7]. Toutefois, le Québec n’est pas la France, et les organismes subventionnaires publics (Conseil des arts du Canada et SODEC) disposent en principe de moyens de pression pour conserver un maximum de diversité éditoriale. En outre, il existera encore à l’avenir des maisons à haut prestige symbolique et économiquement solides, telles les Éditions du Boréal et Leméac, ainsi qu’une myriade de petites niches éditoriales souvent porteuses de la nouveauté en littérature. Mais, d’un côté, le levier des subventions fédérales empêchera-t-il Quebecor de procéder à de nouvelles rationalisations, qui ne manqueront pas de se faire aux dépens des secteurs les moins rentables, dans la mesure où ces subventions sont généralement accordées en fonction du chiffre d’affaire et non de critères qualitatifs ? Et, de l’autre côté, jusqu’à quand les groupes et les maisons d’édition de faible ampleur pourront-ils résister à l’ogre Quebecor ? Face à ces questions, les réactions plutôt molles du milieu de l’édition [8] laissent craindre un rédhibitoire excès de confiance : la menace que fait peser un Quebecor surpuissant sur l’édition littéraire québécoise est pourtant bien réelle.
Anthony Glinoer
Professeur adjoint à l’Université de Toronto