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Les cabotins des ondes

par Mathias Reymond,

Nous reproduisons ci-dessous un article paru dans Le Monde Diplomatique de mai 2006 portant sur les émissions de débat (Acrimed).

Les chaînes d’information continue doivent-elles devenir le salon où des journalistes et essayistes volubiles se relaient continûment pour commenter l’actualité du moment ? Sitôt entendues, sitôt oubliées, ces émissions de « flux » entre vedettes des médias font en tout cas florès en France. Sous l’autorité de Jean-François Rabilloud, Jacques Julliard et Luc Ferry batifolent chaque semaine sur LCI (lire « Connivences de comédie »), là où, quelques années plus tôt, Alain Minc et Jacques Attali s’opposaient avec presque autant de... violence. Autre chaîne d’information continue, mais structure d’émission identique sur i-Télé : Christophe Barbier et Eric Zemmour se chamaillent sans conséquence dans « i-Dispute ».

Sur France Inter, l’économie a son débat hebdomadaire. Jean-Marc Sylvestre (un libéral inflexible également présent sur LCI et sur TF1) affronte Bernard Maris (un keynésien assez souple : il lui est arrivé de prétendre que sept pays européens, dont le Royaume-Uni, « n’ont pas de chômage »). Sur la même antenne, deux journalistes de la presse écrite continuent de s’opposer le samedi matin à 8 h 20. Pendant des années, leur place était occupée par Philippe Tesson et Laurent Joffrin, avant que l’usure et la connivence de ce duo libèrent la voie à d’autres éditorialistes. On a ainsi pu entendre Serge July (Libération) face à Nicolas Beytout (Le Figaro), Denis Jeambar (L’Express) opposé à Patrick Sabatier (Libération), François d’Orcival (Valeurs actuelles) contre Jean-François Kahn (Marianne).

Quand il se répand à ce point, c’est qu’un « concept » est profitable. Sur RTL, Pascale Clark « refait le monde » avec ses « polémistes » de la même façon qu’Eugène Saccomano « refait le match » avec des chroniqueurs sportifs. Cet art d’accommoder sans fin la même recette arrange les finances des médias. D’une part, le coût du commentaire est très inférieur à celui d’une enquête ou d’un reportage. D’autre part, ces émissions, qui bénéficient en général d’un bon créneau horaire (la tranche matinale, ou entre 18 heures et 20 heures), permettent d’engranger d’appréciables recettes publicitaires.

Tout cela, on le sait depuis longtemps aux Etats-Unis. Détaillant l’année dernière, à Londres, les effets de la concentration des médias, le journaliste américain John Nichols avait expliqué : « Le déclin du journalisme d’enquête sociale et l’essor de la communication et du bavardage sont liés à l’obsession de rentabilité. Une enquête, outre qu’elle peut être dérangeante car elle risque de s’intéresser aux entourloupes d’un personnage ou à une entreprise puissante, coûte cher. Il est beaucoup plus sûr et plus économique de remplacer ça par un “débat” plus ou moins animé entre journalistes cabotins capables de pontifier sur tout avec la même assurance, et en faisant des bons mots [1]. »

Ce type de programme, où le pire côtoie l’assez mauvais, ne constitue pas une innovation dans le paysage audiovisuel français. Il y a un quart de siècle, Ivan Levaï animait sur France Inter une émission opposant quatre journalistes – un chiraquien, un giscardien, un socialiste, un communiste – qui relayaient tels des Gramophone les positions des quatre groupes parlementaires du moment. Un peu plus tard, un dialogue civil et badin « opposa » sur Europe 1 Serge July et Alain Duhamel (le second était aussi chroniqueur dans le quotidien du premier – il l’est encore). Donner la parole à ceux qui l’ont déjà partout ailleurs : le principe de tels « débats » n’a pas changé avec le temps. Et le manque d’invention de la forme continue d’accuser le manque de diversité du fond.

Les animateurs se disputent également les services de spécialistes aux compétences estampillées par les autorités. En particulier quand ces derniers sont disposés à se soumettre aux formats des médias. La formule vaut pour le « terrorisme », la « sécurité », la sociologie, l’économie. Invité une première fois le 4 juin 2003 dans l’émission de France 5 « C dans l’air », Elie Cohen était alors venu discuter de la réforme des retraites. Depuis, le directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), administrateur d’Orange, vice-président du Haut Conseil du secteur public et membre du Conseil d’analyse économique est retourné dix fois sur le plateau de la chaîne éducative. Afin de disserter sur les réformes sociales (nécessaires quand elles sont libérales), les grèves (inutiles, voire nuisibles), la déréglementation des services publics (urgente et bénéfique).

Les autres médias n’ont pas résisté longtemps aux charmes de cet économiste aussi péremptoire que subversif. On le retrouve donc désormais à « Campus » et à « Mots croisés » (France 2), à « Ripostes » (France 5), dans « Les matins de France Culture », sans oublier la « petite phrase » de dix secondes pour les journaux télévisés. Un jour qu’il tentait de faire la leçon à un syndicaliste de la Confédération générale du travail (CGT), ce dernier lui fit observer qu’il était « un porteur d’eau des marchés financiers ». Habitué à davantage d’égards, l’expert n’a pas apprécié.

Ancienne responsable de la revue de presse de France Inter, Pascale Clark anime à présent une série de débats d’actualité sur RTL. Elle choisit ses quatre invités quotidiens dans une liste d’une vingtaine de noms. Au final, chacun s’exprime une ou deux fois par semaine. La rotation dépend des disponibilités de calendrier des intervenants, pas de leur compétence à traiter d’un sujet donné. Auteure d’un livre très consensuel sur le journalisme, Géraldine Mulhmann intervient à l’antenne le jour où la grippe aviaire est au menu. Elle n’hésite pas : « On peut manger du poulet ! » La rétribution versée par RTL est modeste (150 euros par invité et par émission), mais Pascale Clark fait confiance aux membres de son panel : « Ils travaillent ! », nous assure-t-elle. Et s’ils « se plient à l’actualité du jour, c’est vrai que parfois ils n’ont pas grand-chose à dire ».

Mieux vaudrait alors qu’ils ne se fassent pas violence, car leurs approximations et leurs erreurs sont courantes. En septembre dernier, pendant les grèves de la Société nationale Corse-Méditerranée, Yves Thréard (Le Figaro) confond les membres du Syndicat des travailleurs corses avec les syndiqués marseillais de la CGT. Trois mois plus tôt, au cours d’un autre débat, Claude Askolovitch commenta le « nettoyage » préconisé par M. Nicolas Sarkozy dans la cité des 4 000 de La Courneuve [2]. Et il bougonne contre la protestation d’un syndicat de magistrats : « Le politiquement correct a bon goût et j’invite le Syndicat de la magistrature à déplacer son siège quelque part dans la cité des 4 000. » Mais ladite organisation n’avait pas encore réagi aux propos du ministre ; c’était l’Union syndicale des magistrats, qui venait de s’insurger.

Rédacteur au Nouvel Observateur, présent sur la chaîne Infosport, pilier de l’émission de Pascale Clark, Claude Askolovitch prétend que ses multiples casquettes le lassent : « Je pourrais ne pas le faire, je serais tout aussi heureux. » Nonobstant sa fatigue, il se répand à la télévision : « bon client » de l’émission « Ripostes », le dimanche, il intervient aussi, on l’a vu, le lundi sur La Chaîne parlementaire. Et ne saurait refuser une invitation sur le plateau de l’émission de Thierry Ardisson, le samedi soir sur France 2. Notre journaliste estime néanmoins être économe de ses apparitions : « Je ne suis pas [Alain] Duhamel non plus... que j’aime bien d’ailleurs. »

Poussés à la surenchère, à la « polémique », les intervenants peuvent céder au langage de charretier. La chose paraît-elle encore plus amusante avec un accent américain ? Ted Stanger, qui râle à temps complet contre les « archaïsmes » français, fait valoir que M. Dominique de Villepin « a intérêt à fermer sa gueule » au lieu d’intervenir contre les suppressions d’emplois à Hewlett-Packard. Quelques jours plus tôt, il avait élaboré sa pensée : « Chaque fois qu’il y a des licenciements comme ça, on pense que c’est la fin du monde (...). Le problème du marché en France, c’est que c’est peu mobile, Sylvain. » Sylvain Attal (Public Sénat, France 2, LCI, etc.) acquiesce d’un : «  Oui, bien sûr, c’est ça. » Ancien directeur de la rédaction du Figaro Magazine devenu directeur adjoint de la rédaction de Marianne, Joseph Macé-Scaron n’eut plus qu’à conclure : « On est d’accord sur le fait que : un, c’est peu mobile ; deux, c’est vrai que la main-d’œuvre coûte cher. »

Pascale Clark a introduit de « nouveaux éléments » dans son équipe, « parce qu’on se donnait la réplique en sachant ce que l’autre allait dire. Il y avait un côté prestation théâtrale ». Pour autant, l’omniprésence médiatique de certains de ses invités ne la gêne pas : « Ce n’est pas une activité en soi d’être polémiste. C’est une activité qui vient en plus. Alors, qu’ils soient partout ou nulle part, ce n’est pas mon problème. »

Mathias Reymond

 
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Notes

[1Le 12 mars 2005. Cité par PLPL, no 25, Marseille, juin 2005.

[2Lire ici-même, « On nettoie les détritus », 27 juin 2005.

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