Dans son édition du 23 août 2006, Le Monde titre « Economie : les propositions des experts » sur une première page qui renvoie à l’éditorial (« Débat économiques » en page 2) et, sur une pleine page, à deux articles de Claire Guélaud : « Les économistes veulent encadrer le débat politique » et « Idées reçues, enjeux réels et propositions sur l’économie et le modèle social français en 2007 ». C’est la prochaine parution d’un « Cahier » du "Cercle des économistes" qui est l’objet de cette attention particulière.
Audace et pédagogie
Le titre du premier article, « Les économistes veulent encadrer le débat politique » [c’est nous qui soulignons], pose problème. Présenter le "Cercle des économistes" (une trentaine d’universitaires, plutôt libéraux et médiatiques pour certains comme Patrick Artus, Jean-Paul Betbèze, Pierre Cahuc, Elie Cohen, Olivier Pastré ou Jean Pisani-Ferry) comme un porte-parole de l’ensemble des économistes est inexact.
A la présentation en trompe-l’œil du titre succède une entrée en matière sous la forme de questions parfois biaisées (« Qui protéger, de l’emploi ou du salarié ? ») ne laissant pas de place à une autre alternative (« les deux » par exemple), ou intégrant déjà des préceptes néolibéraux : « Faut-il privatiser l’énergie ? » et non « Faut-il remunicipaliser l’eau ? ».
Le ton est donné. Dans la forme, on retrouve la rhétorique bien connue de l’expertise, de la pédagogie et de l’audace réformatrice. La journaliste Claire Guélaud souligne ainsi que les professeurs du "Cercle des économistes", « agacés par la pauvreté du débat en France sur l’économie, quand ils ne sont pas exaspérés par la mauvaise foi ou par l’absence de courage, (...) veulent faire œuvre de pédagogie et sérier les "vraies" contraintes qu’imposent à la France son appartenance à l’Union européenne, plus particulièrement à la zone euro, et son insertion dans une économie mondialisée. » [C’est nous qui soulignons.]
Naturalisation de l’ordre économique existant
La journaliste fait ici le choix d’accompagner une ligne idéologique, de présenter sans contradiction les opinions de ce groupe d’économistes. Elle ne cite d’ailleurs même pas quand elle écrit qu’« aucun parti politique ayant vocation à gouverner ne peut prétendre ignorer ces données que sont l’ouverture aux pays émergents, la concurrence fiscale et les contraintes budgétaires, les règles ou des normes internationales du capitalisme, le vieillissement démographique et la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE). »
De tels propos relèvent de « la naturalisation de l’ordre économique existant » évoquée par Frédéric Lebaron dans sa réflexion sur la construction de l’opinion économique par les médias [1]. Comment peut-on en effet mettre sur le même plan des politiques mises en place par des gouvernements ou des institutions (« les contraintes budgétaires », « la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) »,...) et « le vieillissement démographique » ? [2]
En « naturalisant » ainsi, Le Monde se positionne. L’éditorial du 23 août 2006 a, sur ce point, le mérite de la franchise. Quand il déplore qu’en économie, « la France (...) peine surtout de ne pas apporter de réponses à des "sujets" lourds et de ne pas faire de choix », le quotidien souligne que l’existence de « contraintes incontournables » est l’une des « deux saines leçons (...) à retenir du discours des professeurs ». L’autre serait que, malgré les « données », « il existe des différences politiques très marquées entre des solutions de gauche ou de droite sur chacun de ces "sujets", sur la politique fiscale, sur le degré de mutualisation des dépenses de santé, sur le SMIC ou sur les OPA. » Mais certaines solutions doivent faire l’unanimité (par exemple : « il faudra (...) travailler plus longtemps et retarder le départ à la retraite ») pour « éviter qu’on en revienne en 2007 à de vieux faux débats dont la classe politique raffole ». N’en déplaise « notamment à l’extrême gauche et parmi ceux qui, comme en 1995, seraient tentés de prôner une "autre politique" moins orthodoxe. »
Un « double programme » et des convergences
Dans leur « Cahier » à paraître, les membres du "Cercle des économistes" proposent « les bases de ce qui pourrait être un double programme économique, l’un de droite, l’autre de gauche », selon les termes de Claire Guélaud. Elle en a tiré un « abécédaire » qui, d’après le chapeau du deuxième article, « Idées reçues, enjeux réels et propositions sur l’économie et le modèle social français en 2007 », « permet de repérer quelques-unes des lignes de fracture et des points de clivage entre droite et gauche. »
A « Administration », on lit par exemple : « Faut-il conserver les administrations et le statut de la fonction publique avec ses concours, ses corps, son avancement à l’ancienneté ? Ou s’inspirer des réformes engagées en Suède au début des années 1990 pour accroître l’efficacité de l’Etat en mettant en place des agences autonomes et décentralisées, responsables de leur budget et de leurs ressources humaines (recrutement, licenciement, rémunérations au mérite) ? »
Cette formulation du problème renvoie à ces oppositions « simples et clairement polarisées : mobile/immobile, ouvert/fermé, moderne/ dépassé... » par lesquelles passent la naturalisation décrite par Frédéric Lebaron. « Conserver les administrations et le statut de la fonction publique » ou « accroître l’efficacité de l’Etat » [c’est nous qui soulignons], est-ce vraiment une alternative ? Qui peut raisonnablement souhaiter un Etat moins efficace ?
Concernant les impôts, dans l’abécédaire, il est difficile de percevoir les « différences politiques très marquées » évoquées dans l’éditorial. Claire Guélaud cite Christian Saint-Etienne expliquant qu’en 2007, « dans la moitié des pays de l’UE (...), le taux de l’impôt sur les sociétés (IS) devrait converger vers 12 %, le taux marginal maximal de l’impôt sur le revenu (IR) vers 30 %, le taux effectif d’imposition sur l’épargne vers 12 %, l’imposition sur la fortune (ISF) étant supprimée dans la plupart des pays de l’Union. » Le même professeur estime que le « différentiel maximum admissible » serait de « 6 % pour l’IS, l’IR et pour la fiscalité de l’épargne. D’où une proposition centrale : un taux d’IS de 18 %, un taux marginal d’IR de 36 % et une épargne taxée à 18 % et l’ISF transformé en un impôt sur les revenus de la fortune. » Le « différentiel maximum admissible » entre une politique de gauche et de droite serait donc de 6 % selon M. Saint-Etienne ? Ou selon Le Monde qui aurait pu faire le choix d’interroger d’autres économistes sur les questions fiscales ?
De même, à « SMIC », Claire Guélaud écrit : « le salaire minimum représente 47 % du salaire moyen en France contre 32 % aux Etats-Unis. Ce niveau élevé contraint les entreprises à verser un salaire plus élevé en moyenne que la productivité relative dans de nombreux secteurs. Ce système réduit les inégalités salariales mais décourage l’emploi des peu qualifiés. Il est favorable aux salariés en place, mais générateur d’exclusion. » Un « niveau élevé » (pourtant relatif...), la France décalée par rapport aux Etats-Unis, des entreprises « contraintes », des salariés « en place » qui bénéficient du « système » : la construction de la problématique est biaisée par la présentation et la conclusion s’impose d’elle-même. L’article poursuit d’ailleurs ainsi : « Dès la fin 2004, le rapport Camdessus avait préconisé de geler le Smic à son niveau actuel et de recourir à l’impôt négatif - la prime pour l’emploi - pour doper le pouvoir d’achat. » Y-a-t-il donc vraiment un débat sur le niveau du SMIC ?
« Les économistes » ?
Les professeurs du "Cercle des économistes" sont censés avoir, selon Le Monde, des « sensibilités politiques différentes ». Cette diversité aurait permis l’élaboration de ce « double programme économique, l’un de droite, l’autre de gauche ». Sur certains thèmes, pourtant, les « sensibilités politiques différentes » semblent converger [3]. Peut-être parce que la diversité des membres du "Cercle" n’est pas si grande que ça ? Peut-être aussi parce que le "Cercle" n’est pas tout à fait représentatif de la population des économistes en France. En effet :
- un tiers de ses membres sont au Conseil d’Analyse Economique [4] ;
- un tiers de ses membres sont professeurs à la très sélect Université Paris Dauphine ;
- un tiers de ses membres sont cadres en entreprises ou consultants [5]
Jean-Hervé Lorenzi, président, cumule ces trois qualités. Parmi les membres, on trouve également un chroniqueur quotidien sur France Culture (Olivier Pastré) et un administrateur d’Orange (Elie Cohen).
Toutes ces caractéristiques font du "Cercle" un échantillon assez particulier d’économistes. On constate, bien sûr, des différences puisque certains membres ont écrit des rapports pour des gouvernements socialistes (Jean-Michel Charpin) et d’autres des rapports pour des gouvernements UMP (Pierre Cahuc). Cela semble suffire au « journal de référence » pour évoquer des « origines diverses » et des « sensibilités politiques différentes ».
Cette représentation de la controverse économique est significativement limitative. En guise de « vrais débats », Le Monde circonscrit la confrontation d’idées à ce qui lui semble décent à gauche et à droite. Comme en écho à Alain Minc, Président du Conseil de surveillance du Monde, qui déclarait sur LCI le 1er avril 1995 : « Je me plaisais à imaginer ce qu’aurait été la campagne si elle avait opposé Jacques Delors à Edouard Balladur. Je crois qu’on aurait évité cette extraordinaire pulsion démagogique qui a saisi la société française et qui voit les hommes politiques arroser les revendications comme on arrose des pots de fleurs. Finalement, c’est drôle la vie d’un pays : on était à un millimètre d’une campagne de pays très développé, très sophistiqué, entre le centre droit et le centre gauche, à l’allemande, et on a une campagne beaucoup plus marquée par le vieux tropisme français du rêve, de l’illusion et du sentiment que la politique domine tout. » [6]
Quand Le Monde titre « Les économistes veulent encadrer le débat politique », on doit donc comprendre que la ligne éditoriale du journal conçoit et accepte le débat politique sous réserve qu’il soit encadré par les considérations économiques de certains économistes, ceux dont les leçons sont « saines »...
Proximité et gratitude
A ces « professeurs », Le Monde accorde de la considération et de la place. Chaque année, le "Cercle" distingue le « meilleur jeune économiste » en partenariat avec Le Monde Economie. Sur la période allant du 15 août au 1er septembre 2006, en plus de la « une », de l’éditorial et des deux articles de Claire Guélaud, on relève :
- dans la même édition du 23 août, un article des pages économiques intitulé « Pour les experts, les bons chiffres trimestriels ne doivent pas faire oublier les problèmes structurels » citant Patrick Artus (coordonnateur du « Cahier » du "Cercle" à paraître en septembre) ;
- les bonnes pages du prochain livre de ce même M. Artus et de Marie-Paule Viard intitulé « Comment nous avons ruiné nos enfants » publiées en quatrième de couverture du 15 au 20 août ;
- la chronique du 27 août 2006 (« Retour de la croissance : le bon débat ») d’Eric Le Boucher qui cite encore Artus Patrick ; [7]
- un point de vue de Jean-Marie Chevalier, membre du Cercle, publié le 1er septembre, sur la fusion Suez-GDF (« Les vrais enjeux industriels de la fusion »).
Ces faveurs montrent aussi que Le Monde sait témoigner sa gratitude. Comme il l’explique sur son site internet [8], « le Cercle des économistes consacre chaque année en juillet un week-end de travail et de réflexion à un thème de débat économique d’actualité, concernant l’avenir de l’Europe. » Ces rencontres ont lieu à Aix-en-Provence et sont sponsorisées par de généreux mécènes (en 2006, par exemple : Areva, le Groupe Caisse d’Epargne, le Groupe Suez ou Total entre autres). L’animation est confiée à des journalistes (TF1, France Culture, Europe 1, La Tribune), parmi lesquels ceux du Monde (Frédéric Lemaître, Éric Le Boucher, Eric Fottorino ou Serge Marti) sont en bonne place, et ce depuis 2002. Porter les « vrais débats » est un métier difficile...
Grégory Rzepski et Mathias Reymond