L’article qui s’interroge ainsi est paru dans Le Monde daté du 10 septembre 2006. Signé Pascal Galinier et Philippe Ridet, il est surmonté d’une tout autre question, en forme de titre : « “Ségo-Sarko”, complot médiatique ? »
Complot ?
Quand Le Monde prétend répondre à deux questions en un seul article, c’est que sans doute Le Monde considère qu’elles sont identiques. Le prétexte ? Une citation de François Bayrou, que voici dans sa présentation mondesque :
« Les médias et les sondages sont-ils en train de "faire" l’élection présidentielle de 2007 avant l’heure, voire d’influencer le vote des électeurs, alors même que les militants n’ont, à droite comme à gauche, pas choisi leur champion ? François Bayrou, président de l’UDF, a lancé l’accusation, samedi 2 septembre, au journal de TF1 : "Il y a des puissances très importantes qui, en particulier, ont des intérêts dans les médias, et qui poussent à ce choix tout fait : Nicolas Sarkozy d’un côté, Ségolène Royal de l’autre." »
Quels que soient les motifs de François Bayrou - conviction rationnelle ou positionnement tactique - force est de constater qu’à aucun moment il ne dit que les médias « font » l’élection, contrairement à ce qu’affirment nos journalistes. Il observe, simplement, qu’il existe des « puissances très importantes » qui « poussent » à un « choix tout fait ». Cela, qui peut le nier ?
Qui peut nier qu’à grand renfort de sondages, de commentaires de sondages, de mise en scène de la moindre prestation de ces deux pré-candidats, la quasi-totalité des grands médias préparent déjà le second tour en traçant le périmètre du débat légitime et en circonscrivant le choix entre deux candidats potentiels ?
Encore une fois, qui peut le nier ?
Le Monde pourtant s’y emploie, en multipliant les contorsions.
Le Monde voue une grande passion au débat démocratique. Bayrou parle de « puissances ? Le Monde traduit : « En clair : Dassault, propriétaire du Figaro, Bouygues, principal actionnaire de TF1, et Lagardère, qui contrôle, entre autres, Europe 1 et 17,27 % du Monde SA, la société holding du Monde, pousseraient ces médias à favoriser le duel/duo Sarkozy-Royal. »
Traduction=trahison. Les puissances étant incarnées par des personnes, il suffit de les réduire à quelques « grands » patrons (Dassault, Lagardère...) pour que ceux-ci deviennent les auteurs individuels des maux qui sont en réalité imputables, non à des individus comme tels, mais aux forces dont elles défendent les intérêts. Simplification pédagogique ? Certainement pas ! Nos pseudo- pédagogues sont de vibrants polémistes.
Certes, François Bayrou n’est guère rigoureux (son adhésion à Acrimed est donc remise à plus tard...). Mais il ne dit pas que les journalistes politiques ont toujours un fil à la patte et obéissent jour après jour aux injonctions des responsables des rédactions, des patrons et des actionnaires. Mais qui peut nier l’existence de telles interventions ? Et pourquoi ne pas se demander pourquoi les commentateurs les plus en vue sont si bien ajustés à ce que l’on attend d’eux qu’il n’est généralement pas nécessaire de leur rappeler ?
Tout cela importe peu à nos ardents analystes : en glissant des puissances invoquées par François Bayrou aux PDG de conglomérats, ils ont trouvé. Quoi ? « [...] La vieille thèse du "complot médiatique", recyclée par le leader centriste ».
Si cette thèse est stupide, son attribution gratuite au patron de l’UDF, et sa dénonciation inspirée à n’importe quel propos sont l’oeuvre des fabricants en gros et des petits détaillants... de boucliers de vent contre toute critique des médias, qu’elle soit « centriste » ou radicale.
Surtout n’imputez pas à des forces économiques et sociales, à des formes d’appropriation et de domination, à des intérêts identifiables et à des puissances identifiées, le moindre effet sur les médias.
Surtout ne traitez pas les entreprises médiatiques elles-mêmes comme de telles forces : il se trouvera toujours un véritable journaliste amoureux des nuances, ou un prétendu sociologue épris de « complexité », pour déclarer que votre démarche est abstraite ou, pour faire plus savant, « systémique ».
Vous voulez être précis ? Ne nommez, surtout, ni les porteurs de ces forces, ni leurs agents d’exécution : les mêmes, mais revêtus cette fois de leurs toges de moralistes, s’indigneront de vos critiques ad hominem.
Et dans tous les cas, qu’il s’agisse de forces anonymes ou de personnages de renom, toute tentative d’expliquer le monde médiatique par ses causes et ses acteurs, vous vaudra de figurer parmi les tenants, le plus souvent imaginaires, de la « vieille thèse du "complot médiatique" ». De quoi laisser dormir en paix tenanciers des médias et journalistes conformes qui, sous couvert d’information, ne se privent pas d’intervenir politiquement. De quoi protéger par des effets de manche de procureur (ou d’aspirant aux « tribunes libres »...), le statu quo économique, social et médiatique...
Surexposition ?
Une fois évacué le débat sur « les puissances très importantes qui, en particulier, ont des intérêts dans les médias », si lourd de questions embarrassantes, les journalistes du Monde nous en proposent un autre, beaucoup plus convenable.
« Au-delà de la vieille thèse du "complot médiatique", recyclée par le leader centriste, le débat sur la surexposition de certains candidats au détriment des autres est légitime, même s’il ressurgit quasiment à chaque élection. On se souvient de la campagne pour la présidentielle de 1995, où journalistes et sondeurs avaient enterré un peu vite Jacques Chirac, au vu des sondages très favorables dont bénéficiait Edouard Balladur, alors premier ministre. En octobre 1994, un baromètre de la Sofres donnait Jacques Delors et Edouard Balladur à égalité, avec 50 % chacun d’intentions de vote au second tour d’une élection présidentielle. On sait ce qu’il advint six mois plus tard : M. Chirac fut élu face à Lionel Jospin. »
On le sait en effet, et il est bon de le rappeler. Mais alors pourquoi, sans attendre les ordres de qui que ce soit, préparer à nouveau un second tour hypothétique, en se livrant à une sondomanie frénétique ?
Car c’est bien un second tour hypothétique que préparent médias et sondeurs, comme le montre la suite.
« Qu’en est-il aujourd’hui ? Un relevé minutieux des titres de "une" des journaux, au cours des six derniers mois, confirme la place occupée par les deux favoris des sondages. Le Figaro et L’Humanité ont accordé chacun 13 titres à la "une" à Nicolas Sarkozy, contre 7 à Ségolène Royal pour le quotidien de Serge Dassault, et... une seulement pour le quotidien communiste. Libération est plus équilibré, avec 8 titres sur M. Sarkozy et 5 pour Mme Royal ; ainsi que Le Parisien (9 "unes" contre 8). »
Et Le Monde ?
« Le Monde, pour sa part, de début mars à aujourd’hui, a placé 32 fois le nom du président de l’UMP dans des titres de "une", et 13 fois celui de la candidate à l’investiture socialiste. Mais il est aussi le seul à avoir cité deux fois M. Bayrou - dont une manchette agrémentée d’un dessin de Plantu où le leader de l’UDF apparaissait en compagnie de Ségolène Royal et François Hollande. »
Savourons au passage ce « mais », de toute beauté, qui, confraternellement, confirme que Le Monde est une exception exceptionnelle. Et apprécions ce relevé minutieux : il fournit de précieux indices. Sans dire un mot sur le contenu des articles, généralement dédiés à la mise en scène du duel « Ségo-Sarko ».
Après la presse écrite, l’audiovisuel :
« Les télévisions et radios, elles, ont beau jeu de rappeler qu’elles sont contrôlées par le CSA, qui comptabilise les temps de parole des différents partis.[...] ».
Hors du CSA, point de salut et totale irresponsabilité ? Pourquoi nos journalistes d’investigation ne rappellent-ils pas les règles de comptabilisation établies par le CSA ? Pourquoi ne montrent-ils pas que cette comptabilité, sous couvert d’équité, ne tient compte, hors campagne électorale, que des formations parlementaires, les agrège à peu près n’importe comment, et distribue généreusement le temps de parole en trois tiers : un pour le gouvernement, un pour la majorité parlementaire, un pour l’opposition ?
A l’abri du CSA, nos journalistes pressés sont déjà passés à l’argument suivant :
« "La grande leçon de 1995, c’est que le soutien des médias ne garantit pas une élection", prévient Arlette Chabot, directrice de l’information de France 2 - qui sait assurément de quoi elle parle : elle demanda en direct, en janvier 1995, à Jacques Chirac s’il avait l’intention de se retirer de la course à l’Elysée alors qu’il était au plus bas dans les sondages... »
Si l’on comprend bien, sous prétexte que les médias ne feraient pas l’élection, ils pourraient faire n’importe quoi durant toute la durée de la campagne ?
Et comme la pensée lumineuse d’Arlette Chabot éclaire toutes les rédactions (à l’exception, peut-être, de celle de France 2...), les journalistes du Monde se laissent irradier : « Quant à M. Bayrou, "il a lancé ses accusations en direct sur... TF1, non ? C’est pour le moins paradoxal...", ironise Mme Chabot. »
L’humour d’Arlette Chabot est de service public : c’est sans doute la raison pour laquelle il nous échappe. Faut-il comprendre que la possibilité même de lancer une critique est un critère suffisant de démocratie ? Qu’il ne faut pas critiquer les médias privés dans les médias privés ? Ou doit-on supposer (on n’ose !) qu’elle aurait préféré que François Bayrou intervienne sur une chaîne moins regardée - cuisine-tv ou Thalassa, par exemple - pour mettre en cause l’indépendance des médias ?
Communication ?
Ayant ainsi réglé la question légitime de la surexposition, nos preux investigateurs ... assènent une sévère leçon de vie en retournant l’accusation contre Bayrou lui-même. Ce qui est en cause, (lui) expliquent-ils, ce n’est pas le traitement médiatique de la précampagne... mais la différence des stratégies de communication des candidats.
« En fait de complot, le leader centriste pourrait s’interroger sur sa stratégie de communication et sur celle de ses rivaux. »
On n’est pas certain de bien saisir le sens de ce retournement de l’accusation ? L’omniprésence de deux candidats potentiels s’expliquerait par leurs stratégies de communication ? Mais d’où vient alors que nos très indépendants journalistes acceptent de les servir ? L’importance prise par les conseillers en communication est d’autant plus grande que les médias se comportent, en chambres d’enregistrement de leurs stratégies. Et pour ne pas les subir totalement, il arrive qu’ils les commentent... Que devient le débat politique quand il est à ce point frelaté ? Et l’autonomie des journalistes ? La description qui suit se garde bien de répondre à ces questions :
« A cet égard, la "rentrée" de Nicolas Sarkozy, lors de l’université d’été de l’UMP, du 1er au 3 septembre, peut s’analyser comme un modèle de communication politique ; sur le mode du "pot-au-feu" : si le plat est copieux, on peut en accommoder les restes les jours suivants. Ouverte par une interview au Figaro Magazine le vendredi 1er septembre, la session s’est poursuivie par l’apparition du rappeur Doc Gyneco le samedi, et s’est close par le discours du futur candidat le dimanche, en présence de la moitié du gouvernement et... de Johnny Hallyday. "Jamais on n’avait autant parlé d’une université d’été", se réjouit Franck Louvrier, responsable de la communication de l’UMP. »
Bien vu, bien dit. Mais quelles conséquences pour les journalistes ? Aucune apparemment, comme le confirme la suite : « A peine éteints les feux de Marseille, mardi, les quotidiens embrayaient sur la polémique autour de la carte scolaire, lancée aussi bien par Mme Royal que par M. Sarkozy - mais sur laquelle on n’a guère entendu M. Bayrou, qui fut pourtant ministre de l’éducation, en 1993 et en 1995. »
L’aveu est de taille : tous les candidats sont sommés de se prononcer sur les débats préparés par deux d’entre eux et mis en scène par les médias. Tout le reste n’est que maladresse, non de journaliste, mais de conseillers en communication :
« Les communicants du président de l’UMP n’ont que l’embarras du choix : ils reçoivent, chaque semaine, 15 demandes d’interview. Les médias sont choisis selon le message que souhaite adresser le candidat et le positionnement politique du titre et de son lectorat. Ainsi le Fig Mag a été retenu pour évoquer des sujets de société qui heurtent la droite, tels que le mariage gay, et rassurer un électorat déboussolé par le relatif virage à gauche du candidat, qui avait marqué ses interventions du printemps. A l’inverse, c’est au Monde que M. Sarkozy s’était adressé pour dire son refus de la double peine. »
Donc ? Quelle conséquence tirer de ce constat ?
Pour Le Monde, aucune.
Et de la surexposition du duo « Ségo-Sarko » ?
Celle-ci : le surlendemain Le Monde (daté du 12 septembre 2006), en toute indépendance, a consacré sa page 3, qui n’est certes pas la moins lue, à une minutieuse investigation (en recueillant pas moins de SEPT témoignages) sur ces Français qui « ont voté jusque-là à droite et envisagent de choisir Ségolène Royal », ou qui « se pensaient à gauche et pourraient voter pour Nicolas Sarkozy ». Titre : « J’hésite entre Ségo et Sarko ».
Sébastien Fontenelle et Henri Maler