Accueil > Critiques > (...) > Politiques de la dépolitisation (1) : sondages et suspenses

En finir avec les faux débats sur les sondages ?

par Patrick Champagne,

Le débat sur les sondages est de retour. Du moins dans ses versions journalistiques et sondologiques. À la suite des épisodes Brexit, Trump et Fillon, la question des enquêtes d’opinion, a fortiori des enquêtes d’intention de vote, et de leur surexploitation par les grands médias, est en effet revenue sur le devant de la scène.

Certains journalistes et éditorialistes ont ainsi dénoncé le recours trop fréquent aux sondages, à l’instar de Johan Hufnagel qui écrivait le 14 novembre dans Libération que « [l’]injection quotidienne de sondages [...] participe à l’enterrement des débats de fond et de l’analyse des programmes. » [1] Les sondeurs sont montés au créneau pour défendre leur profession (et leurs produits), avec notamment la publication d’une tribune collective sur LeMonde.fr, également le 14 novembre, dans laquelle ils affirment notamment que « pouvoir se fier à des sondages sérieux reste un enjeu démocratique ».

Plusieurs débats ont également été consacrés aux sondages, comme celui organisé le 7 janvier dans l’émission « La Fabrique médiatique » sur France Culture, qui posait la question suivante : « Les journalistes peuvent-ils se passer de sondages ? » Une question posée notamment suite à l’annonce du journal Le Parisien de sa décision de « faire une pause » dans ses commandes d’enquêtes d’intentions de vote - sans toutefois s’interdire de commenter celles des confrères.

L’occasion pour Acrimed de republier un texte de Patrick Champagne, sociologue, membre fondateur d’Acrimed et auteur, entre autres, de Faire l’opinion : le nouveau jeu politique. À la lecture de ce texte consacré, comme son titre l’indique, aux faux débats sur les sondages, et publié sur notre site en... 2006, on se rendra compte que les problèmes et les prétendues solutions n’ont malheureusement guère changé (Acrimed, le 9 janvier 2017).

Lors de chaque période qui précède une élection, et cela depuis l’arrivée médiatique en France, en 1965, de la pratique des sondages dans la vie politique, est posée à leur propos, de manière récurrente, par les journalistes et par les hommes politiques, une double question qui tend à parasiter les campagnes électorales et les débats de fond qui sont censés être abordés lors de cette occasion importante de la vie démocratique : on s’interroge d’une part, sur la fiabilité des sondages (« les sondages se trompent-ils ? ») et, d’autre part, sur leur légitimité (« les sondages peuvent-ils remplacer - ou font-ils - l’élection ? », « faut-il ou non les interdire ? »).


Débats à répétition et croyances inaltérables

Depuis plus de 30 ans, on a droit aux mêmes débats sans que l’emprise des sondages sur la vie politique n’ait changé, bien au contraire : sondeurs et politologues rappellent seulement, comme pour excuser par avance les commentaires pressés ou intéressés qu’ils font des sondages au fur et à mesure de leur publication (commentaires et pronostics qui seront d’ailleurs bien souvent démentis par les votes effectifs), qu’un sondage n’est qu’une photographie à un moment donné de... « quelque chose » (le rapport de force politique ? un état de « l’opinion publique » ?). Quant aux responsables politiques, ils feignent publiquement, lorsqu’on les interroge, de ne pas être dépendants de cette technologie savante mais manifestent, en fait, un intérêt et une croyance dans la fiabilité des sondages, croyance qui est très directement proportionnelle à leur score dans la dernière enquête parue sur les intentions de vote ou dans les baromètres politiques publiés régulièrement dans la presse.

Les déconvenues des politiques, les erreurs d’analyse commises par les spécialistes présents dans tous les grands partis comme les « plantages » des instituts de sondage, loin de conduire à une plus grande prudence dans l’appréciation des résultats bruts produits par ces enquêtes semblent être à peine pris en compte par les milieux politique et journalistique puisque à chaque nouvelle élection, tout le monde a apparemment oublié de tirer les leçons de ce qui s’est passé quelques années auparavant lors des élections précédentes.

La seule chose qui ressort avec évidence de ces débats à répétition est que, quels que soient les critiques et les arguments avancés, les sondages sont désormais devenus, pour les responsables politiques comme pour les journalistes, une pratique dont ils ne peuvent plus se passer. Les interdire serait à la fois impossible (surtout depuis internet qui permet de contourner toutes les interdictions) et inutile parce que cette pratique est désormais inscrite dans le fonctionnement ordinaire de la vie politique.

Sans doute, journalistes, commentateurs et responsables politiques feignent-ils une certaine distance à l’égard de ces enquêtes et rappellent-ils avec insistance que les sondages ne seraient qu’un élément parmi beaucoup d’autres dans les campagnes électorales et dans les prises de décision politiques. Manifester publiquement une forte dépendance à l’égard des sondages ou les prendre en compte de manière cynique n’est guère conforme à l’idée que nombre de citoyens se font des responsables politiques. Il reste que l’omniprésence des sondages dans les débats publics, dans la presse ou dans les conversations privées des uns et des autres trahit la place majeure qu’ils occupent en réalité. C’est pourquoi une critique de la pratique actuelle des sondages, pour avoir quelques chances d’être efficace, ne doit pas seulement en montrer les limites d’un point de vue scientifique mais doit également rendre compte des raisons sociologiques de l’engouement largement magique et irrationnel qu’ils suscitent.

Les sondeurs répondent aux critiques qui leur sont adressées par un nouveau sondage qui est révélateur des limites de leur science (ou de leur cerveau comme disait Marx), et dont la question, du même ordre que celles qu’ils posent habituellement, est en gros formulée de la manière suivante : « Etes-vous pour ou contre les sondages ? » ou « Faut-il croire ou non aux sondages ? » ou encore « Faut-il ou non les interdire ? ». Une analyse critique des sondages ne peut être ni globale - il y a en effet une multitude d’enquêtes par sondage qui sont de nature et de valeur scientifique très variables - ni tranchée par la vox populi. Le non spécialiste qui constate par exemple qu’un sondage sur les intentions de vote effectué à la veille d’un scrutin donne des résultats très proches des votes constatés lors du dépouillement du scrutin pourra être conduit à penser que, en général, les sondages sont fiables alors qu’il s’agit d’un type très particulier de sondage qu’en outre il est possible de vérifier par le vote ce qui n’est pas le cas de la plupart des sondages d’opinion réalisés par les instituts de sondage.


Sondages et sondages

Il y a différents types de sondages et, dans un questionnaire, différents types de questions qu’il importe de distinguer soigneusement et de considérer séparément car relevant de critiques scientifiques totalement différentes. L’interprétation d’un sondage dépend d’une part de l’échantillon retenu (tous les Français en âge de voter, ou telle ou telle fraction seulement de la population comme les jeunes, les sympathisants politiques, les militants, etc.) et du moment où il est fait (à la veille ou à six mois d’une élection, au lendemain d’un fait-divers très médiatisé, avant ou après un événement ou une campagne médiatique, etc.).

Elle dépend d’autre part du type de question qui est posé car toutes les questions ne relèvent pas du même registre. Il importe à cet égard de distinguer deux types de question (qui peuvent être posées dans un même questionnaire). Il y a d’une part les questions d’opinion proprement dites (ce sont les questions du type « vous, personnellement, que pensez-vous de... » ou bien « Diriez-vous que vous êtes plutôt d’accord ou plutôt pas d’accord avec les opinions suivantes... ») qui sont censées saisir « ce que les gens pensent » de tel ou tel problème intéressant les commanditaires du sondage (plus d’ailleurs que les enquêtés). Il y a d’autre part les questions visant à saisir des comportements ou des intentions de comportement économique (achat ou intention d’achat), culturel (visite de musée, fréquentation du cinéma, lecture de livres ou de journaux, etc.) ou politique (engagement militant ou associatif, comportement électoral).

Si l’on ne considère que les seuls sondages d’intention de vote préélectoraux, c’est-à-dire ceux qui sont les plus nombreux dans les médias actuellement et qui sont l’objet de polémiques et de manipulations, il convient de faire les observations suivantes. Un sondage visant à saisir des intentions de vote à 8 jours (ou moins) d’une élection n’a rien à voir avec un sondage de même type réalisé à plusieurs mois d’une élection bien que la question posée soit identique. Dans le premier cas, le sondage saisit des votes réels mais simplement légèrement anticipés, les sondeurs ne faisant que précéder de quelques jours le scrutin : autrement dit le sondage a lieu à un moment où la campagne électorale est quasiment terminée et les choix des citoyens formés. Il n’y a donc pas à s’étonner du fort degré de prévision de ce type de sondage (dès lors que l’échantillon est bien constitué et les biais inhérents à ce type d’enquête redressés) puisqu’il recueille des intentions de votes qui existent parce que l’élection est proche et que les électeurs sont en quelque sorte sommés désormais de choisir. Ce type de sondage doublonne le vote effectif, le révèle par une légère anticipation rendue possible grâce à la technologie du sondage qui permet de faire voter un échantillon représentatif des futurs votants.

Cela ne signifie pas pour autant que la publication, à la veille d’un scrutin, de ce type de sondage n’exerce aucun effet sur une fraction - sans doute très faible - des électeurs et donc sur les résultats effectifs de l’élection. Il y a des électeurs qui, dans leur choix final, peuvent prendre en compte les résultats attendus et révélés par les sondages.

Ainsi, par exemple, lors de l’élection présidentielle de 2002, le duel Chirac/Jospin fut tellement annoncé comme évident par les sondeurs qu’il est probable qu’une petite partie des électeurs situés « à gauche » a pu, en confiance, au premier tour, répartir ses voix sur les candidats de la gauche non socialiste (qui étaient particulièrement nombreux) au point que la seconde position a échappé au leader socialiste au profit du candidat d’extrême droite. Ce résultat non prévu a suscité d’ailleurs des regrets - fondés ou non, c’est une autre question - chez nombre d’électeurs de gauche qui n’avaient pas voté pour le candidat socialiste au premier tour (« si on avait su... »).

Un phénomène de même nature, mais avec un effet inverse, s’était produit lors de l’élection présidentielle de 1995 : devant le risque d’un second tour opposant, selon les sondages préélectoraux, deux leaders de la droite (Chirac à Balladur), une fraction des électeurs « de gauche » avait au contraire, dès le premier tour, voté « utile » en faveur du leader du parti socialiste qui, du coup, était passé en tête lors du premier tour. Il reste que ces sondages réalisés à la veille d’une élection peuvent être lus comme des quasi-pronostics (compte tenu des changements mineurs, mais politiquement importants, qui peuvent survenir en raison de la publication de ces sondages).

Il n’en va pas de même des sondages sur les intentions de vote qui sont réalisés à plusieurs semaines, voire plusieurs mois, d’une élection. Ce sont d’ailleurs, pour l’essentiel, ces sondages qui suscitent réserves, interrogations et aussi manipulations. Ils bénéficient à tort de la croyance en la fiabilité qui est reconnue, à juste titre, aux « vrais » sondages préélectoraux (c’est-à-dire ceux qui précèdent de quelques jours le scrutin) de sorte que, malgré toutes les mises en garde, ils sont perçus et commentés comme une anticipation probable du score électoral.

Or, ces pseudo sondages préélectoraux se distinguent des sondages précédents par deux propriétés.

D’une part, ils présentent un taux de « non réponses » qui, non seulement est très élevé parmi les enquêtés effectivement interrogés mais qui ne tient pas compte des très nombreux refus de répondre globalement au questionnaire. Il s’ensuit que, dans la présentation des résultats de ces enquêtes, on ne peut assimiler les non réponses à de l’abstention et, comme le font les médias, ne prendre en compte, comme dans un vote, que les seules intentions exprimées en faveur des candidats déclarés ou proposés par les sondeurs. On peut même se demander si les enquêtés qui acceptent de répondre à ces sondages ne constituent pas une sorte de sous échantillon de la population caractérisée par un engagement politique plus fort et plus stable que la moyenne et/ou, à l’inverse, par des enquêtés manifestant, à l’égard des enquêteurs en général, une telle « bonne volonté » qu’ils sont amenés à répondre quelque chose aux questions qu’on leur pose même lorsqu’ils ne savent pas quoi répondre.

D’autre part, ces sondages sont réalisés avant la campagne électorale, avant les débats publics, avant toute connaissance de la liste exacte des candidats, bref avant ce processus de prise de position qui s’intensifie à l’approche de chaque élection. On ne vote pas, au moins tendanciellement, sans se demander pour qui ni pour quoi. La question posée par les sondeurs dans ce type d’enquête est : « Si dimanche prochain, vous deviez voter... » Et c’est là que, précisément, réside tout le problème de ces enquêtes puisque justement, « dimanche prochain », on ne vote pas encore. Ce dont politologues, journalistes et responsables politiques ne tiennent pas suffisamment compte dans l’interprétation des réponses obtenues.

Politiques et journalistes n’ont pas le même tempo que les simples citoyens. L’on peut comprendre que les candidats potentiels à une élection puissent souhaiter avoir une idée de leurs chances avant de prendre la décision de se présenter. L’on peut également comprendre (tout en le déplorant) que les médias commandent ces sondages pour pouvoir mettre en scène la compétition politique comme une course sportive dont ils pourront commenter les moindres péripéties et changements de position (même sans signification statistique). Il reste que, plusieurs mois avant une élection, ce n’est pas encore l’heure du choix pour les citoyens ordinaires.

Les campagnes électorales précédentes ont largement montré combien les intentions de vote peuvent se modifier dans et par la campagne électorale, celle-ci faisant partie intégrante du vote et étant un moment important où se forment des opinions et se choisissent les leaders qui les incarnent. On sait, par exemple, que les partisans du « Oui » au traité constitutionnel européen étaient crédités, avant la campagne électorale, dans les sondages, de 65 % (score trompeur puisque ne portant que sur la fraction de la population pouvant ou acceptant d’émettre un avis sur ce sujet très complexe). Ils ne seront plus que 45 % lors du vote effectif en dépit d’une campagne électorale (et médiatique) qui fut très favorable au « oui » [2]. On sait qu’en octobre 1980, à six mois de l’élection présidentielle, Mitterrand était crédité de 18 % seulement d’intentions de vote contre 36 % à Giscard (sondage IFOP) alors que les pourcentages des voix qui se porteront effectivement sur eux seront respectivement, au premier tour, de 25,9 % et de 28,3 %. Ou encore qu’en janvier 1995, Balladur était crédité de 29 % d’intentions de vote contre 16 % seulement à Chirac (prévisions IFOP/SOFRES calculées à partir du sous échantillon des enquêtés ayant manifesté un choix) alors qu’ils feront respectivement 18,6 % et 20,8 % au premier tour de l’élection présidentielle trois mois plus tard.


A propos du « phénomène Ségolène Royal »

Cela étant précisé, il est possible de faire quelques commentaires sur ce que les médias et certains hommes politiques désignent par l’expression « le phénomène Ségolène Royal ». Peut-on dire qu’elle n’est qu’une pure création des sondages et des médias ?

Une première chose est certaine, s’agissant des sondages, c’est que l’on ne peut pas soutenir qu’il est possible de manipuler grossièrement des chiffres qui seraient issus de faux sondages comme ce fut le cas dans les années 1960 et 1970. En effet, non seulement il existe depuis une trentaine d’années une réglementation et un contrôle (très formel) des sondages politiques, mais il existe de surcroît plusieurs instituts en concurrence qui comparent en permanence leurs résultats. Cela ne signifie pas que toute manipulation ait disparue : celle-ci est inhérente au fonctionnement même du jeu politique. Elle s’est seulement déplacée au niveau de l’interprétation des résultats, c’est-à-dire au niveau du sens qu’il faut donner aux produits à bien des égards (mais pas à tous...) factuellement indiscutables de ces enquêtes.

La notoriété médiatique de Ségolène Royal résulte entre autres de la conjonction d’un double processus. D’une part un contexte général, qu’elle a su habilement mettre à profit, qui pose le problème de la participation des femmes en politique au niveau le plus élevé à un moment où se manifeste également, au moins dans les médias, et peut-être chez une fraction des électeurs, un besoin de changement dans les « têtes d’affiche » de la vie politique (encore que Ségolène Royal ne soit pas totalement neuve en politique).

Si le « phénomène Ségolène Royal » n’est pas réductible à une pure création médiatique, on ne peut pas dire pour autant qu’il ne doit rien aux médias. Comme dans la formation des cyclones, le champ journalistique fabrique en permanence, par la logique même de son fonctionnement, des processus circulaires qui s’emballent puis disparaissent sans que personne ne soit en mesure, par sa seule intervention, de les déclencher ou de les arrêter à volonté. Pendant un temps plus ou moins long, ces processus s’autoalimentent en raison de la concurrence entre les différents médias, chacun ne voulant pas être en reste s’agissant de traiter un sujet « qui marche », « qui fait vendre », qui rencontre un public plus ou moins aléatoire ou fugitif mais momentanément important. De plus, les médias aiment bien les affrontements binaires, simples, portés par des personnalités « people » (on sait tout des problèmes conjugaux de Sarkozy, on a tout su tout sur l’accouchement de Ségolène Royal et sur sa vie conjugale avec le premier secrétaire du PS, etc.). L’affrontement politique entre un homme et une femme est un « plus » du point de vue journalistique. Chaque média, quotidiennement, apporte sa pierre au sujet perçu comme porteur et contribue plus encore à le faire exister et à le perpétuer. Ce que mesurent les sondages, c’est en définitive moins les phénomènes d’opinion réels et durables que ces « cyclones médiatiques » largement superficiels. Il s’agit plus de « météorologie politique » que de débats de société.

Mais si le « cyclone Ségolène » ne semble pas devoir s’affaiblir rapidement, c’est qu’il est également autoentretenu par la situation actuelle du parti socialiste et par les luttes internes qui le traversent. Depuis 2002, ce parti n’a pas un leader incontestable mais des prétendants nombreux qui, depuis longtemps, attendent leur tour et se manifestent aujourd’hui à l’occasion de la prochaine élection présidentielle. Le choix du candidat officiel devant se faire à l’issue d’un vote des militants, la logique électorale et les usages manipulateurs des sondages peuvent se déchaîner à l’intérieur même du parti socialiste.

La réalisation de sondages sur les intentions de vote des Français, ou même des seuls sympathisants socialistes, qui semblent promettre la victoire à Ségolène Royal est, pour les uns, utilisée pour faire pression sur le vote à venir des militants - en politique, il faut aussi gagner les élections et pas seulement défendre des idées - et, pour les autres, dénoncée comme un moyen de pression illégitime et même illusoire sur les militants en imposant l’idée, qu’ils jugent contestable, que seule Ségolène Royal serait en mesure de l’emporter. En définitive, les uns mettent en avant ces sondages parce qu’ils leur sont favorables (de « bons » sondages, ça ne se refuse pas) et les autres les refusent en grande partie parce qu’ils ne leur sont pas favorables. Mais il est vrai que avoir de « mauvais » sondages pousse à être plus critique à leur égard. Si les derniers sondages réalisés début octobre créditent la candidate socialiste d’un score au premier tour de 29,5% des intentions de vote (contre 20% et 15% respectivement à Strauss-Kahn et à Fabius) [3], la « chute » de 4,5% de celle-ci par rapport aux intentions de vote saisies un mois plus tôt ne peut que confirmer les doutes à l’égard des sondages de ceux qui estiment que les choix internes au parti doivent être décidés par les militants et non par les sympathisants socialistes et encore moins par l’ensemble de la population.

La pratique des sondages fait qu’une partie importante des débats internes aux partis politiques (et pas seulement au PS) tourne désormais autour du sens qu’il faut donner à l’expression « meilleur(e) candidat(e) ». Est-ce celui qui a le plus de chances de l’emporter (au regard, trompeur, il faut encore le rappeler, des sondages réalisés plusieurs mois avant un scrutin) ou est-ce celui qui exprime le plus fidèlement les idéaux du parti ? Dans l’idéal, les deux, bien sûr. La question est de savoir si ces deux composantes sont équilibrées ou si l’une n’écrase pas l’autre. Tout donne à penser que, comme pour Balladur en 1995, nombre de ralliements internes qui s’observent aujourd’hui dans les partis et qui sont largement médiatisés doivent beaucoup au fait que tel candidat potentiel (Ségolène Royal ou Nicolas Sarkozy aujourd’hui) semblent être en mesure de l’emporter, et donc pourrait être en mesure de distribuer des postes à ceux qui ont apporté leur soutien.

Les sondeurs justifient la pratique des sondages préélectoraux en affirmant que leurs enquêtes permettraient aux Français de désigner eux-mêmes, démocratiquement, leurs candidats. Il n’est pas question d’envisager une quelconque interdiction de cette pratique, interdiction que personne ne pourrait assumer politiquement et encore moins faire respecter pratiquement. On peut seulement mettre en garde une fois de plus les citoyens (et aussi les journalistes qui se veulent « professionnels ») contre les manipulations et surtout contre les dérives démagogiques que cette pratique encourage chez les acteurs du jeu politique. Avec les sondages préélectoraux effectués plusieurs mois avant une élection, c’est, en fait, la logique de l’audimat qui est appliquée à la vie politique. On mesure des applaudissements sans nécessairement savoir à quoi les gens applaudissent. On pousse les candidats potentiels à faire le cirque devant les caméras pour tenter d’agir sur un score largement illusoire dans l’espoir de se faire plébisciter par leurs troupes.

La technologie des sondages ne va pas, contrairement à ce qu’affirment les sondeurs, dans le sens de « plus de démocratie » : avant de s’interroger sur le fait de savoir si tel(le) candidat(e) a de bonnes chances d’être élu(e), il serait peut-être bon de savoir pour faire quoi. Et on peut même se demander s’il ne faudrait pas oublier totalement les sondages préélectoraux et les petits calculs plus ou moins cyniques et manipulateurs qu’ils encouragent afin d’en revenir plus classiquement à une logique inverse de celle qui tend à s’imposer aujourd’hui, à savoir que chaque parti construise d’abord un vrai projet de société en réunissant, pour l’élaborer, militants, experts, spécialistes et ensuite, mais seulement ensuite, voir qui peut, dans chaque parti, le défendre devant les citoyens avec quelques chances de succès.


Patrick Champagne


[3 pages]

 
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Notes

[1Sans que l’on note, dans les semaines qui ont suivi, de recul de la frénésie de sondages sur le site de Libération...

[2Voir sur ce point, dans notre dossier sur le Référendum pour la ratification du Traité constitutionnel européen, notre rubrique « Attention ! Sondages », et en particulier les articles rédigés par Patrick Lehingue. Voir également Henri Maler et Antoine Schwartz pour Acrimed, Médias en campagne. Retours sur le référendum de 2005, Editions Syllepse, 2005.

[3Enquête TNS Sofres-Unilog du 4-5 octobre 2006.

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