Des questions bien peu politiques
Sur les 9’40 de l’entretien, on peut considérer que moins d’un tout petit tiers de la durée environ (2’40) a un rapport ténu avec la chose politique. Il s’agit des deux premières questions qui portent sur les urgences auxquelles la future présidente aurait à faire face et sur ce « qui ne fonctionne pas » actuellement en France : deux questions vagues qui reçoivent des réponses générales.
La suite de l’entretien se focalise exclusivement sur la personne de Ségolène Royal, de son frère impliqué dans l’affaire du Rainbow Warrior et de son compagnon, François Hollande. Après une question sur le doute émis par Claude Allègre (« votre ministre de tutelle quand vous étiez ministre déléguée ») sur ses aptitudes à exercer la fonction présidentielle, et alors que Ségolène Royal tente de revenir sur le terrain politique en évoquant les solutions pour réduire les inégalités, PPDA se désintéresse avec superbe du sujet et s’inquiète plutôt de savoir si elle se sent « capable d’affronter toutes ces attaques personnelles qui fleurissent, hélas, lors des campagnes présidentielles ». Le « hélas » est savoureux puisque les journalistes font leur miel de ce type d’attaques au détriment, évidemment, du débat politique.
Suivent trois questions totalement vaines sur la polémique que susciterait le rôle de son frère dans le sabotage du Rainbow Warrior et surtout sur les confidences qu’il lui aurait faites à ce sujet (elle ne savait rien, dit-elle, mais c’est tellement excitant d’imaginer qu’elle était dans le secret qu’il faut au moins deux relances pour s’en assurer).
Suivent enfin deux questions sur le compagnon : la première pour savoir s’il est « de mèche » avec elle pour la mise en orbite de sa candidature et la deuxième, angoissante, « que les gens se posent », pour s’enquérir de ce que deviendra François Hollande si elle est élue présidente : « restera-t-il premier secrétaire du PS, deviendra-t-il premier ministre ou ministre de votre gouvernement ? ». On sent la gourmandise de PPDA qui voit déjà le jeu politique s’immiscer ainsi dans l’espace familial et l’intimité du couple.
La dernière question enfin est la plus significative de toutes puisqu’elle situe exactement l’enjeu de cet entretien si creux : « est-ce que vous comprenez pourquoi vous attirez la lumière, les regards, depuis quelques temps, d’où est venue cette cristallisation ? ». Devant une telle déclaration, on sent Ségolène Royal presque gênée, hésitante, qui se donne le temps de répondre : « je veux penser que c’est grâce à ma liberté de parole »... Veut-elle se persuader qu’elle n’est pas seulement ce à quoi la mise en images de son interview l’a pourtant réduite : une icône médiatique ?
Une mise en abîme médiatique
Sur la centaine de plans que contiennent les 580 secondes d’entretien (soit une moyenne de 5,8 secondes par plan ce qui n’est pas du tout un rythme excessif pour la bonne perception de la séquence), la moitié environ (53) est constituée de plans de Ségolène Royal seule à l’image (avec Paris la nuit comme fond animé mais peu distrayant) avec une alternance conventionnelle de deux valeurs différentes dans le même axe (plan poitrine et plan taille). PPDA est seul à l’image en plan poitrine à une quinzaine de reprises et uniquement quand il pose une question (soulignons qu’il n’y a pas de plans de coupe sur lui quand elle parle et il ne l’interrompt quasiment jamais !).
A une quinzaine de reprises, ils sont tous les deux présents en même temps à l’image dans un plan d’ensemble du studio (elle à gauche et lui à droite de l’écran) avec un fond neutre : une image dans les tons « bleu TF1 » représentant des formes abstraites qui pourraient être des contours de pays.
En revanche, à seize reprises, alors qu’ils sont tous les deux dans le plan, d’autres images sont insérées comme fond : elles sont toujours grand format, « en cinémascope », et séparent presque exactement les deux protagonistes qui apparaissent de trois quarts profil et très éloignés l’un de l’autre. Ces images sont en plein milieu de l’écran : on ne voit qu’elles, les deux interlocuteurs disparaissent au profit de ces images. Or que nous montrent et nous racontent ces images ?
A deux reprises elles ont un rapport direct, quoique complètement superfétatoire, avec les propos échangés : quand PPDA évoque lourdement l’implication du frère de Ségolène Royal dans le sabotage du Rainbow Warrior, on a droit à quelques images archiconnues du port d’Auckland avec le bateau coulé.
Et avant de lui poser la dernière question particulièrement flagorneuse (voir plus haut), il fait référence au prix de l’humour politique que vient de lui décerner le Press Club : apparaît alors ce qui doit être le trophée.
Pour le reste ces images n’ont aucun rapport significatif avec le contenu de la conversation : elles ne peuvent en aucun cas être considérées comme des illustrations. Elles font pourtant sens, et même massivement : ce sont des images de propagande au sens fort du terme.
Mis à part la première (un panoramique de droite à gauche qui permet de découvrir successivement les photos de Dominique Strauss-Kahn, Ségolène Royal et Laurent Fabius), qui apparaît pendant la question posée par PPDA et avec lequel elle n’entretient aucun rapport puisque la question ne porte pas sur la compétition interne au PS, les autres images, sans doute issues de reportages de TF1, montrent Ségolène Royal en campagne.
- Quand PPDA évoque le compagnon auquel il consacre tout de même deux questions, les images montrent : Royal et Hollande se souriant avec affection sur un banc de l’Assemblée Nationale ; la même souriante, avec derrière elle une grande photo de François Hollande tout sourire ; le couple se regardant de nouveau tendrement en souriant ; etc.
- Plus intéressantes sont encore les autres images : on a droit à deux images du site de la candidate (« Désir d’avenir » sans qu’il y soit fait référence dans la discussion) ; deux images de Ségolène Royal, charmante, lors d’un meeting avec à l’arrière le symbole du PS, une autre à l’Assemblée Nationale sagement assise en tailleur rose sur les sièges en velours rouge foncé et surtout une dizaine d’images de la candidate favorite des sondages serrant des mains, souriante au milieu de fans, les flashs qui crépitent comme pour une rock star, devant une caméra, interviewée par des journalistes ; ou sinon on la retrouve en Afrique au milieu de femmes. Une autre image enfin montre des fans agitant des pancartes (« pour nous c’est elle » ou « les Bouches du Rhône avec Ségolène Royal »)
Bref, toutes ces images sont parfaites pour illustrer un "propos" médiatique qui n’est pas explicitement tenu (ou un reportage qui n’est pas montré) et pourrait être le suivant : Ségolène Royal est une star, elle est aimée des gens au milieu desquels elle est à l’aise, elle est populaire, elle est un phénomène médiatique et, en cela, elle est légitime à la télévision, pour la télévision. Et la télévision nous montre qu’elle y est doublement à sa place : comme invitée et comme sujet d’une narration télévisuelle dans un formidable pléonasme visuel. D’ailleurs, on en a la preuve dans un plan, lors de l’entretien, où on la voit de profil sur le plateau avec, en fond d’image, elle-même dans une position analogue mais en plus grand. On a ainsi deux Ségolène Royal pour le prix d’une : la vraie et la figure de la construction médiatique.
On comprend dès lors que la superficialité, la généralité et la légèreté des propos tenus n’aient guère d’importance ou mieux, soient même nécessaires d’un point de vue programmatique puisque le vrai programme, ce sont les images : la présidentielle qui s’annonce sera une bataille d’images.
Alain Verse