Accueil > Critiques > (...) > Journalisme et/ou communication ?

La Voix du Nord n’a pas vu les loupés de Lille 3000

par Thibaut Cara,

La ville de Lille vient de lancer à grands renforts médiatiques trois mois de manifestations dédiées à l’Inde. La soirée de lancement, qui comprenait une parade dans le centre-ville, a eu lieu samedi 14 octobre. Le plus grand quotidien de la région, La Voix du Nord, est littéralement tombé sous le charme. Au point de taire les quelques ratés qui ont émaillé cette fête d’ouverture...

En décembre 2003, la ville de Lille lançait l’opération Lille 2004 Capitale européenne de la culture, qui allait la placer pendant presque un an sous les feux des médias nationaux et internationaux. Les organisateurs sont ainsi très fiers de rappeler, comme le rapporte Le Journal du dimanche de ce 15 octobre, que « 4 000 journalistes venus du monde entier » avaient couvert l’événement [1] et que « le prestigieux Financial Times a même nommé la petite Lille (200 000 habitants, 1 million avec l’agglomération) "ville française du futur". »

A l’occasion de Bombaysers de Lille 3000 (trois mois de manifestations aux couleurs de l’Inde), la ville devrait revivre, à une moindre échelle peut-être, cette surexposition médiatique [2]. Ce sera en partie grâce au voyage de presse organisé les 13 et 14 octobre. Deux jours pendant lesquels les journalistes de la presse nationale et internationale ont été bichonnés. De façon logique, la presse locale annonce l’événement depuis de longs mois. De façon tout aussi logique, celle-ci a accordé une place conséquente à la fête d’ouverture de ce 14 octobre, qui aurait attiré environ 130 000 personnes.

Cependant, tous les spectateurs ont-ils assisté au même événement que celui décrit dans les colonnes de La Voix du Nord du lendemain (dimanche 15 octobre) ? « Manifestation haute en couleurs », « stupéfiants effets pyrotechniques », « foule en liesse », « marée humaine »... Bref, comme le résume le titre qui barre la une du quotidien lillois, « Lille [était] sous le charme d’un nocturne indien ». Aucune fausse note, donc, pour cette ouverture. Aucun bémol non plus dans le sempiternel micro-trottoir de bas de page : « féerique », impressionnant », « déferlement de couleurs », « si harmonieux », « sublime »...

Parmi tant de louanges, la place manquait sûrement pour mentionner ces trois quarts d’heure de retard sur l’horaire prévu pour le début de la parade. De même, seuls les chanceux placés au premier rang, le long du parcours de la parade, ont pu voir les 1 400 danseurs bénévoles tant annoncés. Les autres ont dû se contenter d’apercevoir quelques morceaux de voiles colorés s’agiter au-dessus des têtes. Pas une ligne là-dessus. Il est vrai que les photographes de presse et les cameramen étaient plus vernis : des nacelles élévatrices avaient été disposées aux endroits stratégiques pour leur permettre de faire de belles images. Rien non plus dans La Voix du Nord sur le long temps mort entre le passage des danseurs et l’arrivée des chars qui composaient la parade. Au point que l’allée centrale était depuis longtemps à nouveau occupée par la foule quand ces derniers sont arrivés. D’autres spectateurs avaient déjà plié bagage.

On pourrait ajouter à la liste la longue demi-heure d’attente avant que le feu d’artifice (d’ailleurs pas annoncé clairement dans le dépliant officiel) ne se décide à démarrer. Ou encore cette sono d’une des scènes principales, sur la Grand place, qui a disjoncté à de nombreuses reprises, laissant les spectateurs un peu perplexes devant ces danseurs qui s’agitaient dans le vide. Visiblement, La Voix du Nord n’était pas là pour le constater ou n’a pas jugé utile de le signaler... Et pourtant, sa majestueuse façade donne précisément sur la Grand place de Lille. Le quotidien a préféré fixer son attention, justement, sur cette même façade, parée d’un décor lumineux rappelant un « palais de maharadjah ». La quatrième de couverture de son édition dominicale comporte même une photo pleine page, dont la légende précise qu’à l’allumage des « 13 000 lampes », « des "Oh !" et des "Ah !" s’élèvent du bas. Les flashs crépitent. Un journal paré aux volutes indiennes, voilà qui est du plus bel effet dans la nuit lilloise. » Toute la soirée, La Voix du Nord a d’ailleurs fait défiler sur son panneau d’information un message précisant qu’elle est « partenaire de Lille 3000 » et que l’illumination de sa façade se fait « grâce au concours d’EDF... » Les seules critiques de La Voix du Nord sont finalement exprimées... par ses lecteurs, dès lundi 16 octobre, sur le site internet du journal...

La fête était-elle pour autant un bide ? Non, mais à côté des nombreux aspects sympathiques, rapportés en long et en large, il aurait été plus honnête de signaler également les loupés. Faut-il voir dans ce compte-rendu sélectif un rapport avec le partenariat signé il y a quelques semaines par le journal et le comité d’organisation de l’événement ? Ce partenariat s’est déjà matérialisé, entre autres, par la publication le 20 septembre d’un supplément de 40 pages annonçant le programme des trois mois de manifestations. Ecrit par des journalistes de La Voix du Nord et de Nord Eclair [3], ce cahier ne manque jamais de préciser, en note de fin d’article, le nom des partenaires de chaque spectacle, constitués d’institutions et d’entreprises (pour les plus connues : EDF, Auchan, SFR, Accor...).

Nord Eclair aussi a signé ce partenariat et le supplément en question a également été diffusé encarté dans ses éditions. Ses journalistes, tout en partageant l’enthousiasme général, ont pourtant traité l’ouverture de Bombaysers de Lille 3000 avec davantage de distance [4].

Dès la première page, le ton est plus mesuré : « Fierté, ébahissement devant les décors, mais aussi critiques sur le démarrage de la fête...les avis étaient partagés. » Nord Eclair a ainsi remarqué le retard important pris par le cortège, estimé l’« attente plombante entre les enchaînements », fait « un constat criant : l’absence d’écrans géants » (qui rendait « impossible de suivre la parade dans son intégralité »), noté « des applaudissements polis, rarement de la clameur » (là où La Voix du Nord parle de « foule en liesse »...). Ce qui n’empêche pas le quotidien d’être également touché par de jeunes danseurs de hip-hop de la région lilloise qui ne s’étaient sûrement jamais produits devant tant de public. Ni de sacrifier à la photo, prise sur les marches de l’opéra de Lille, de « Martine Aubry, habillée en princesse indienne » et qui « avait adopté la zen attitude » pour cette soirée de lancement [5]. Le mari de la maire de Lille (absent de la photo) était, quant à lui, « vêtu en maharadjah », nous précise la journaliste. En d’autres occasions, Martine Aubry ne s’est pas privée de fustiger la « peopolisation » de la vie politique...


Compléments [6]

Faut-il y voir un besoin d’auto-justification après les critiques de la fête (pas toutes d’une grande finesse, d’ailleurs...) émises par des lecteurs sur son propre site internet ? Toujours est-il que La Voix du Nord est revenue mardi 17 octobre -le journal ne paraît pas le lundi- sur le lancement de Lille 3000.

Extraits :

_ - «  La parade. - Une petite heure de flottement au démarrage (combien de spectacles commencent avec beaucoup plus de retard ?). On a beau faire, la place de la Gare reste un bel entonnoir. Une fois mise en route sur le coup de 20 h 30, la parade s’est joyeusement écoulée, haute en couleurs, pétaradante, enluminée des volutes de feu de La Salamandre venus en éclaireur (dans tous les sens du terme). »

- «  Frustrations, satisfactions. - Bien sûr, de logiques frustrations des badauds qui n’ont parfois vu passer danseurs, géants et fallas... que de très loin. Principe d’une fête de ville. D’ailleurs, l’absence de barrières, qui a fait se poser bien des questions, a permis à la foule de faire corps avec le cortège avant l’apothéose pyrotechnique au quai du Wault. Tout ça, répétons-le, a bien fonctionné : impressionnante cette vision de la foule telle la mer Rouge devant Moïse... (on s’égare peut-être). »

Dernière précision : le journal régional du soir de France 3, dimanche 15 octobre, ne s’est pas non plus attardé sur les faits exposés plus haut. Le groupe France Télévisions, La Voix du Nord et Radio France constituent la liste des « partenaires média », comme les nomment les organisateurs de Lille 3000.

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Dans son discours officiel d’ouverture, prononcé le 14 octobre, Martine Aubry, maire de Lille, est revenue sur les retombées médiatiques de Lille 2004. Ses services ont dénombré « 2 500 reportages audiovisuels en France et à l’étranger » et « 3 500 articles de presse ».

[2Vendredi 13 octobre, France Inter avait ainsi délocalisé à Lille son « sept-neuf trente », animé par Nicolas Demorand, tandis que France Culture programmait un peu plus d’une heure d’émission consacrée à l’événement. Mardi 17 octobre, ce sera au tour de l’émission de Stéphane Bern, « Le Fou du Roi » (France Inter), d’investir le Théâtre du Nord, avec pour invitée Martine Aubry.

[3Les deux quotidiens sont édités par le groupe Voix du Nord (lui même propriété du groupe belge Rossel). Le groupe Voix du Nord édite également un quotidien gratuit (Lilleplus), un quotidien à Calais (Nord Littoral), une quinzaine d’hebdomadaires locaux et possède une chaîne de télévision diffusée sur le câble.

[4L’équipe de M6 Lille, dans son « Six minutes » du dimanche 15 octobre, a également relayé quelques critiques sur l’organisation. En revanche, pas un mot de travers dans Lilleplus du 16 octobre, le quotidien gratuit du groupe Voix du Nord.

[5Une photo quasi identique figure dans Le Journal du Dimanche du 14 octobre. De son côté, La Voix du Nord ne l’a pas publiée.

[6Publiés le 6 novembre 2006 : mieux vaut tard que jamais...

A la une

Sortie du Médiacritiques n°52 : Médias et écologie

À commander sur notre site ou à retrouver en librairie.