Diffusé sur France Cinq le samedi soir et rediffusé le dimanche midi pour ceux qui, malheureusement, l’auraient peut-être raté la veille, le nouveau magazine de Franz-Olivier Giesbert, “Chez F.O.G”, a pour “concept”, comme on peut le lire sur le site de France Cinq, “le débat d’idées” et les “découvertes littéraires” , fils conducteurs répondant au slogan de l’émission qui est de mettre “l’écran au service de l’écrit”...
Si l’on peut avoir des doutes concernant cette nouvelle fonction de l’écran qui semble être surtout mis au service de F.O.G lui-même, l’animateur ayant fortement tendance, dans l’esprit de ses précédentes émissions, à interrompre ses invités pour répondre à la question qu’il leur avait lui-même posée [2], il est certain qu’il y a au moins des “découvertes littéraires” dans cet “écran au service de l’écrit”, et par exemple, une grande découverte, François Fillon, qui y fut invité en tant qu’auteur, samedi 07 octobre, pour débattre avec Michel Rocard de l’avenir de la France [3].
“Sur le plateau de Chez F.O.G, le journaliste reçoit une personnalité de premier plan, issue du monde politique, culturel ou sociétal, qu’il confronte à trois écrivains”, lit-on toujours sur le site de France 5 [4]. Que Michel Rocard soit une personnalité politique, nul n’irait le contester. Qu’en l’entourant d’écrivains, quelque chose se dise qui ait à coup sûr un quelconque intérêt politique reste à démontrer. Mais que François Fillon soit un écrivain, l’intéressé lui-même a du mal à le reconnaître. Et d’ailleurs, François Fillon, annonçant sur son blog son passage Chez F.O.G, est plus mesuré. “Samedi et dimanche, note ainsi l’ancien ministre de l’Education nationale, je débat (sic) avec Michel Rocard et deux romanciers : Flore Vasseur et Louis-Bernard Robitaille”. Sans doute François Fillon aurait-il pu écrire, “je débats”, mais on peut comprendre qu’un ancien ministre de l’Education Nationale soit de temps à autre tenté de se lancer dans des réformes de l’orthographe. De même, à sa décharge, il aurait aussi pu écrire “je débat avec deux autres romanciers” ou “ je débat avec deux autres écrivains”, et il a eu la pudeur de ne pas le faire. Il faut néanmoins préciser qu’il n’en n’avait de toute façon pas besoin puisque France 5 s’en chargerait bientôt à sa place, France 5 qui précise pour l’occasion que “Michel Rocard est confronté à trois auteurs, journalistes, romanciers, philosophes ou personnages du monde littéraire, trois auteurs dont il ne connaît pas l’identité et qui lui tiendont tête sur des sujets d’actualité : François Fillon, Flore Vasseur et Louis-Bernard Robitaille”.
François Fillon n’est guère connu en tant que journaliste, philosophe, romancier, pas plus qu’en tant que personnage du monde littéraire. Et s’il n’est pas connu en tant que tel, c’est qu’il n’est rien de tout cela. Alors, que faisait-il sur un plateau où un homme politique, et un seul, doit être confronté à trois “découvertes littéraires” ?
La réponse est simple, il venait vendre un livre, le sien, celui avec sa photo dessus, La France peut supporter la vérité, autrement dit elle peut l’entendre sans tomber aussitôt hystérique, elle peut la comprendre et même y adhérer jusqu’à soutenir le programme politique de François Fillon, qui dit la vérité, la preuve, regardez comme c’est bien, “c’est un livre qui se lit d’une traite”, affirme Franz-Olivier Giesbert.
L’écran au service de l’écrit, c’était donc ça. Et si l’on veut en savoir davantage, voici un extrait du pitch du livre qui se lit d’une traite :
“Refusant la fatalité, il appelle de ses voeux une rupture, incarnée, selon lui, par Nicolas Sarkozy” [5].
L’écran est donc bien, à sa manière, au service de l’écrit, mais il serait plus simple de dire qu’il est au service tout court, ou qu’il n’est pas qu’au service de l’écrit.
Malgré tout, des écrivains, il y en a bien sûr quelques uns sur le plateau. Deux. A côté de François Fillon, Flore Vasseur dont Une fille dans la ville est le premier roman, paru aux éditions les Equateurs qui se veulent “dans une société lourde et lente, une maison d’édition réactive, réconciliant littérature et journalisme, poésie et investigation”. Le roman de Flore Vasseur, “déjanté”, à en croire F.O.G, dresse “un portrait au vitriol de la société capitaliste”. Puis, à côté de Flore Vasseur, Louis-Bernard Robitaille, canadien, journaliste relatant pour La Presse “l’actualité française et notamment les péripéties de la classe politique”.
Après que Michel Rocard et François Fillon ont exprimé leur accord sur la nécessité de réformer la France, l’animateur demande aux deux auteurs (invités, rappelons-le pour “tenir tête” et servir de “contradicteurs”) si la France peut être réformée.
Réponse de Flore Vasseur :
“Moi, ce qui me surprend, c’est cette espèce d’égoïsme (...) Le pays sera plus réformable quand les gens arrêteront d’être crispés sur leurs acquis”.
Voilà qui a dû beaucoup choquer Michel Rocard et François Fillon, lesquels auraient sans doute préféré parler d’avantages ou de privilèges plutôt que d’acquis. Flore Vasseur est donc bien dans une position contradictoire : elle est d’accord mais, comme les Dupond et Dupont d’Hergé, “elle dirait même plus”.
Trouvera-t-on en Robitaille l’homme qui “tient tête” et rend donc possible le fier débat contradictoire annoncé ? Répondant à la même question, Robitaille souhaite “Bonne chance aux hommes politiques français qui ont affaire aux taxis parisiens, à la SNCF, à GDF, et aux 36500 communes”. Là encore, ni Michel Rocard ni François Fillon ne se seraient permis d’être aussi explicites, et c’est un nouveau Dupond qui s’élève alors contre un autre Dupont pour lancer à son tour le “je dirais même plus” qui permet aux politiques invités de dire franchement ce qu’ils pensent sans avoir jamais à le dire.
Usant à l’excès d’une des plus vieilles et des plus grosses ficelles du débat politique et télévisuel, la ficelle consistant à inviter sur un même plateau des contradicteurs qui sont de toute façon d’accord, le nouveau magazine de F.O.G n’a en réalité rien de nouveau. C’est, comme d’habitude, “une émission de télévision parfaitement unilatérale sous des apparences de neutralité” [6].
L’unilatéralité étant bien réelle, et la neutralité relevant de la fiction, c’est elle qui a de toute urgence besoin d’être mise en scène. Il est ainsi précisé, déclaré, répété, que l’homme politique invité ne connaît pas l’identité des auteurs avec qui il va débattre. Ne pas connaître l’identité c’est ménager un effet de surprise qui laisserait entendre que l’invité, ne pouvant pas préjuger des questions qui lui seront adressées, n’aura pas le temps de préparer ses réponses et qu’il sera donc plus embarrassé, plus franc. Mais ne pas connaître, avant, l’identité de ceux avec qui l’on va parler après, est-ce ne pas les connaître du tout ? Une surprise n’est pas forcément une mauvaise surprise. Michel Rocard connaît très bien François Fillon qu’il regarde avec complicité tout au long de l’émission, il connaît très bien Robitaille qu’il remercie au passage pour une interwiev donnée il y a 25 ans [7], oubliant de remercier par la même occasion F.O.G qu’il connait très bien aussi [8], la seule inconnue semblant être Flore Vasseur, visiblement inoffensive, elle qui sourit sans cesse, écoute tout le monde avec une bonne volonté rare, elle qui n’en revient sans doute pas de se retrouver dès son premier roman à la télévision avec des gens connus, aucun danger de ce côté là.
Autre aspect de la mise en scène, l’incessante dénonciation de la langue de bois opposée au parler-vrai, ce fameux parler-vrai au nom duquel on s’autorise si souvent à dire des bêtises, mais la main sur le coeur. “Chez F.O.G”, dit F.O.G, pas question qu’il y ait de la langue de bois, on parle-vrai, on dévoile le dessous des cartes. Là aussi, rien d’original, on a affaire à une figure rhétorique bien connue dont F.O.G fait néanmoins un usage très personnel. Voici par exemple un extrait de l’entretien avec Michel Rocard, salué en début d’émission comme “l’apôtre du parler-vrai”, où l’expression “parler-vrai” va apparaître, à la fin, de façon étonnante. Interrogé par F.O.G sur la possibilité (présentée comme une nécessité) d’un accord gauche/droite sur les questions d’immigration [9], Michel Rocard répond :
“J’arrive sur ces affaires d’immigration à un diagnostic absolument terrible, qui est qu’il n’y a qu’une politique gouvernementale possible. Il y a un demi milliard d’hommes et de femmes d’Asie, et surtout d’Afrique, qui rêvent d’arriver chez nous, où on vit mieux.
F.0.G - Qui ne pensent qu’à ça.
Michel Rocard - Un demi milliard ! Vous entrouvrez la porte, vous ne tenez plus. Tout gouvernement responsable, quoi qu’il dise, est obligé de fermer la porte. Ça entraîne cette conséquence que tout gouvernement responsable, à part les stages d’étudiants et le regroupement familial, tout gouvernement responsable sait, en gros, que le principe de la politique qu’il nous faut faire est inhumain. Et comme on fait des choses identiques, droite et gauche - ce qui n’est pas identique c’est la manière dont vous nous en faites parler, c’est pour vous, le service du discours, chacun parle à ses électeurs...
F.O.G - On est en pleine hypocrisie, quoi. L’hypocrise politique.
M.R - Pire que ça, ça confine au mensonge... Il y a une mentalité de droite qui se sent sécuritaire, qui croit que la force protège et qui aime bien voir la police cogner, qui croit en tous cas qu’une partie du débat consiste à montrer ses muscles, à montrer qu’on cogne, à montrer de la fermeté, tout en sachant qu’on ne peut quand même pas tout faire, qu’il vaut mieux que quelques étudiants africains continuent de venir faire leurs études en France, qu’il n’est pas question d’interrompre tout le regroupement familial parce qu’on n’est quand même pas des sauvages et que le Premier ministre, le président Pompidou, dans les années 60-74, quand il encourageait une grande immigration, il accueillait des célibataires sans penser que ça poserait des problèmes, c’est dramatique tout ça, et puis, bien entendu, en face, vous avez des gens qui refusent l’inhumanité de ces politiques et qui souhaitent s’adresser à ceux pour qui expulser un enfant scolarisé est un scandale, ce qui est d’ailleurs vrai.
F.O.G - Bien sûr.
M.R - Mais la marge, les enfants en scolarité qui sont expulsés parce qu’ils n’ont pas de papiers, ou le refus du regroupement familial, c’est 0,5% des chiffres dont on parle, et donc, j’ai une certaine tendance à accuser la manière dont nous traitons les questions d’immigration comme une aggravation des affrontements nationaux, sans raisons, et pour le plaisir d’un combat électoral alors qu’il n’y a pas le choix.
F.O.G. - Et bah ça, ça s’appelle du parler-vrai et on passe maintenant à la troisième partie de notre émission.”
On peut se demander ce qui “s’appelle du parler-vrai” et comment comprendre cette expression. Est-ce que “parler-vrai” c’est dire qu’un demi-milliard de personnes sont à nos portes ? D’où vient ce chiffre ? Où sont ces portes qui, à peine entrouvertes, laisseraient aussitôt déferler un demi-milliard d’êtres humains ne pensant qu’à vivre chez nous, tellement on y est bien et tellement le sort des travailleurs immigrés y est connu pour être enviable ? D’où sort également cette incompréhensible marge de 0,5 % dont on voit mal ce qu’elle mesure ? [10] Apparemment, il s’agit d’une marge d’erreur ou d’injustice dans le traitement des dossiers. Donc, parler-vrai c’est dire que dans plus de 99% des cas, les décisions préfectorales sont justes, que les refus de demande d’asile, les refus de visa, de cartes de séjour etc. sont presque à cent pour cent parfaitement motivés. On voit mal comment pourrait se défendre une telle absurdité. Parler-vrai, c’est donc tout simplement dire n’importe quoi en y allant franchement, l’expression même de “parler-vrai” servant d’argument d’autorité visant à en imposer au nom d’un prétendu réel dont la saisie mettrait fin aux vaines polémiques intellectuelles du débat politique.
Là encore, rien de nouveau dans ce prétendument “nouveau” magazine dont la seule nouveauté est décidément d’avoir consacré François Fillon écrivain, ce qui revient à ne pas trop s’embarrasser avec les mots et notamment avec ceux d’auteur, d’écrivain ou encore d’écrit. Comment en effet peut-on présenter François Fillon comme un écrivain sans éprouver la moindre gêne ? Ce n’est possible qu’à condition d’admettre le raisonnement suivant : Toute personne ayant écrit un livre est un écrivain/ François Fillon a écrit un livre/ Donc c’est un écrivain. Syllogisme qui pourrait dans la même veine s’accompagner d’un autre : Un livre est un objet de papier imprimé ayant une reliure. Cet objet de papier est imprimé et il a une reliure. Donc c’est un livre.
Et puisque toute personne ayant écrit un objet de papier imprimé ayant une reliure est un écrivain, il n’y aura pas d’écrivain en dehors de la publication (et pourtant Kafka, et pourtant Amiel), et plus un livre sera imprimé plus le nom qui est dessus deviendra celui d’un authentique auteur.
Faisant cet été la promotion interne de sa nouvelle émission, Franz-Olivier Giesbert déclarait en toute simplicité que “ C’est un magazine culturel, littéraire et politique. Il permet le débat d’idées entre auteurs de talent et hommes politiques sur des sujets d’actualité. En ce sens, l’émission s’inscrit complètement dans l’esprit de France 5 : sérieuse, intelligente, tolérante, ouverte, généreuse”. [11]
On pourrait glisser toute une série de “et je dirais même plus” dans cette déclaration dont la prétention sidère, et contre tous les “je dirais même plus” de ces nouveaux Dupond, il faudrait au moins faire jouer, à titre de précaution élémentaire, une logique du “je dirais même moins”, ou encore du “pas tant que ça”. Par exemple,
C’est un magazine culturel (mais pas tant que ça)
C’est une émission sérieuse, intelligente, ouverte (et je dirais même moins).
Avoir écrit un livre c’est être un écrivain (mais pas tant que ça).
Le parler-vrai vaut mieux que la langue de bois (mais pas tant que ça).
L’écran est au service de l’écrit (mais pas tant que ça).
Philippe Adam, 22 octobre