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Tribune

La revue Science & Vie envahie par le paranormal et la religion

par Jean-Paul Krivine,

Nous publions ci-dessous, sous forme de « tribune » [1] et avec l’autorisation de l’auteur, un article de Jean-Paul Krivine paru dans le numéro 274 d’octobre 2006 de la revue Science et pseudo-sciences éditée par l’Association française pour l’information scientifique (AFIS). - Acrimed

Il est loin le temps où Science & Vie informait ses lecteurs sur les dangers de l’irrationnel et sur les prétentions scientifiques des partisans du paranormal. Singularité de la presse grand public (Science & Vie est largement diffusé, près de 300 000 exemplaires), ce magazine s’honorait de ne pas succomber aux sirènes des fausses sciences, et poursuivait sa mission d’information scientifique auprès d’un large public. Michel Rouzé, fondateur de Science et pseudo-sciences, était lui-même un collaborateur régulier de Science & Vie. On se souvient d’une rubrique épinglant régulièrement tel produit homéopathique, telle proclamation astrologique. Le courrier des lecteurs témoignait de certaines des réactions provoquées, mais aussi de la constance de la rédaction dans son argumentation sans complaisance.

Depuis plusieurs années, il semble que la ligne éditoriale ait changé. La revue Science et pseudo-sciences a déjà dénoncé plusieurs dossiers ou articles, peu sérieux scientifiquement, et largement complaisants[[Voir par exemple Science et pseudo-sciences n° 269 - Dieu et la Science- ou Science et pseudo-sciences n° 263 sur l’alchimie]. Le dernier numéro Hors Série de Science & Vie (n° 276 de Septembre 2006) nous offre un exemple remarquable de parti pris et d’approximations. « Les miracles : concevoir l’inconcevable », tel est le thème qui y est développé.

Des « faits avérés »

Les miracles sont une réalité. La lecture du magazine ne laisse aucun doute. Un « petit florilège des prodiges chrétiens » est exposé (page 18), des stigmates à la lévitation, en passant par les apparitions et la vision. Pas de conditionnel, pas de distanciation (comme par exemple, « au dire des croyants »). Suit alors, sur une vingtaine de pages, une minutieuse description du mécanisme d’homologation des miracles de Lourdes : les différents comités et instances, les trois étapes pour l’homologation d’un dossier, les sept critères de validation, la mise en œuvre de « procédures fiables », avec longues citations d’ecclésiastiques visant à nous convaincre que les guérisons observées « sont réelles, avec toutes les preuves accumulées par les documents médicaux avant et après ». Mais rien ne remplace le vécu pour frapper le lecteur. Anna Santaniello, 95 ans maintenant, miraculée à Lourdes en 1952, fait l’objet d’un article digne de Paris Match.

Au final, 67 miracles (sans guillemets) en 150 ans, sur 7000 cas « reconnus comme inexplicables ». « La guérison n’a a priori rien à voir avec la science », et dès lors, aucun modèle statistique n’est applicable : « ce n’est pas la répartition des cas en fonction du sexe, de l’âge, de la catégorie sociale ou de la pathologie qui peuvent renseigner sur un quelconque effet bénéfique d’un pèlerinage à Lourdes » (pages 64 et 65). Et pourquoi ? Dieu tirerait-il au hasard les cibles de ses miracles ?

Inexplicable est un terme qui revient d’ailleurs souvent. Là où « inexpliqué » relève de l’objet même de la science, « inexplicable », avec son statut définitif, ouvre le champ aux miracles, à l’intervention divine. L’éditorial (page 3) donne d’ailleurs le ton en affirmant que « le fait est désormais qu’on questionne l’inexplicable à partir d’un ensemble d’interactions empiriquement établies ». Questionnement dont il ne faut pas attendre une explication, mais simplement de quoi « conforter [les] convictions rationalistes » des non-croyants en leur permettant de démasquer les superstitions, là où les croyants pourront en faire « l’outil rationnel d’un filtrage sévère, qui, in fine, génère une singularité miraculeuse par défaut d’explication » (!).

Science et miracles

Pierre Lagrange, sociologue des sciences, apporte la mise en perspective idéologique du dossier (page 6, « Sciences d’élites et croyances populaires »). Selon lui, il faut réviser cette « conception dépassée et fausse » que le progrès scientifique ferait reculer les superstitions. En fait, pour lui, il faut substituer à cette notion de progrès scientifique celle d’une opposition entre « culture savante » et « culture populaire ». Au passage, quel mépris pour le « populaire ». Là où le siècle des lumières, en mettant en avant l’universalité de la science, a prôné l’accès de tous à la connaissance, la sociologie relativiste de Pierre Lagrange voudrait renvoyer « le peuple » à sa « culture », celle des miracles et des croyances, gardant pour l’élite, la « culture scientifique », c’est-à-dire la science moderne. S’agissant de cultures, ni la « culture savante », ni la « culture populaire » ne peut prétendre à une plus grande validité. Le rapport à la réalité étant gommé, les miracles s’en trouvent légitimés, et ne peuvent plus alors être réduits à une quelconque superstition. La sociologie relativiste mène vraiment à tout...

Ian Hacking, philosophe au Collège de France apporte une bouffée d’oxygène dans le dossier, jusque-là sans aucune distanciation envers la religion. Se référant à David Hume, le philosophe écossais du XVIIe siècle, il rappelle que « les témoins et les auteurs [d’un prétendu miracle] peuvent être honnêtes et sincères, mais il est probable qu’ils se soient trompés ou que leur témoignage ait été corrompu : c’est en tout cas beaucoup plus probable que d’imaginer que l’évènement s’est déroulé exactement comme il est décrit ».

Au passage, Science & Vie réussit à mettre en exergue un morceau de phrase de l’interviewé, tiré de son contexte, et laissant entendre le contraire de ce que dit l’auteur. « Depuis 30 ans il y a un débat sur l’applicabilité de la théorie des probabilités aux questions sur les miracles » (page61). Mais il faut se reporter à l’ensemble de l’interview, pour apprendre qu’il s’agit de « débats devenus de plus en plus obscurs, [...] des exercices de scolastiques », et qu’ils concernent certains philosophes, et non pas des mathématiciens ou des scientifiques. A force de trop vouloir faire passer une idée...

Télépathie, métapsychique, Vierge de Fatima

Impossible de continuer, faute de place, à analyser en détail l’ensemble du Hors Série de Science & Vie. Quelques articles intéressants abordent la question des rémissions spontanées, la « force de guérir », ou l’effet placebo (il faut regretter toutefois que cet effet placebo bien réel et objet de recherches scientifiques, soit parfois présenté comme dérangeant, et aux limites de la science : « le placebo encombre et n’a pas de légitimité », « des actions qui en toute logique ne devraient pas se produire ».

La fin du dossier devient par contre hallucinante pour une revue qui se prétend scientifique. « Le laboratoire de l’inexpliqué » (page 109) vante les mérites de l’Institut de Métapsychique (clairvoyance, télépathie, psychokinèse). « Récits aux portes de la mort » (page 82) nous ressert les éternelles expériences de « corps flottant », de » tunnels obscurs » et de « lumière qui rayonne d’amour » relatés par « ceux qui ont frôlé la mort ». Enfin, « Miracles à Naples » (page 118) est un reportage sur la « liquéfaction du sang de San Gennaro ». Si la parole est bien donnée aux sceptiques qui expliquent comment ce prétendu miracle peut se reproduire simplement, avec une chimie élémentaire, la conclusion laisse planer le mystère, « les scientifiques continuent de chercher la vérité ». Quant aux voyants de Fatima, le dernier mot est laissé à l’évêque qui a instruit l’affaire, affirmant « digne de crédit les visions des enfants ».

Science & Vie et la religion
Une évolution frappante en quelques années

La religion était encore, tout récemment, un objet de démystification pour cette revue. En octobre 2003, Science & Vie publiait un numéro (1033) qui s’appelait « Religion à l’école : on y enseigne de fausses vérités ». Toutes les affirmations non fondées de la religion y étaient dénoncées.

En juillet 2005, Science & Vie a publié « Saint Suaire : la science aveuglée par la passion ». Là aussi, pas d’ambiguïté dans le propos. En 3 ans, ces « fausses vérités » ont quitté brutalement leur statut d’inepties pour devenir des objets scientifiques ! La démonstration, entre les deux dates, n’est jamais apparue.

Science & Vie et le paranormal
Une autre évolution frappante en moins de 10 ans

Août 1997
Août 1997

« Pas la moindre manifestation “surnaturelle” », « Télépathie ou téléspectacle ? ». C’était Science & Vie... mais en Août 1997. On pouvait y lire : « Faut-il croire aux phénomènes paranormaux ? Pour en avoir le cœur net, les scientifiques de tous les pays multiplient les expériences sans a priori. Mais en dépit de leur ouverture d’esprit, ils n’ont jamais mis en évidence la moindre manifestation “surnaturelle” ». La conclusion de l’article de 1997 fait aujourd’hui rêver : « Mais le combat est inégal, car les faux prophètes du paranormal détiennent l’arme absolue : les médias, télévision en tête. Pour cause d’audimat, la télé est en effet devenue le principal vecteur de la montée des croyances parascientifiques ».

En 2006, la course à l’audience a gagné Science & Vie, la télépathie n’est plus téléspectacle, mais au centre de l’attention de « quelques chercheurs obstinés » au sein de « laboratoires de l’inexpliqué ».

Revue scientifique ?

On se frotte parfois les yeux à la lecture de ce numéro Hors Série de Science & Vie d’octobre 2006. Quand on se félicitait, il y a dix ou vingt ans, qu’une revue de vulgarisation scientifique soit achetée régulièrement par des centaines de milliers de français, on ne peut maintenant que regretter qu’une caution scientifique soit aussi largement donnée à des affirmations idéologiques, des approximations scientifiques et des pseudo-sciences réfutées depuis longtemps. Le Science & Vie non complaisant attirait des centaines de milliers de lecteurs. Il s’agit donc plus vraisemblablement d’un choix éditorial que d’une simple recherche d’un lectorat supposé (à tort) friand de balivernes et de miracles.

Jean-Paul Krivine

 
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Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’Association Acrimed, mais seulement leurs auteurs.

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