Philippe Val, directeur de Charlie Hebdo, chroniqueur sur France Inter, convive privilégié de la télévision et ancien membre (fondateur) d’ATTAC ne cesse de vociférer contre les altermondialistes depuis plusieurs années. Nouvelle manifestation de cette animosité sans limite contre cette « gauche antilibérale qui est à bout de souffle » : « Déjà le mot antilibéral me pose vraiment un problème. (...) Le libéralisme ça n’est pas... c’est aussi une doctrine politique. Là, on en fait un repoussoir, en faisant de l’antilibéralisme économique un antilibéralisme politique, alors qu’on est en train de commémorer 56 Budapest. C’est quand même hallucinant qu’on en soit à faire une campagne en France sur l’antilibéralisme ! On est dans une société heureusement libérale politiquement, c’est-à-dire que les mœurs sont libres. »
Passons sur l’allusion à l’insurrection hongroise de 1956 qui laisse finement entendre que la gauche antilibérale prépare une nouvelle invasion de chars d’origine indéterminée. Quand Philippe Val polémique, le trait est toujours léger. Mais notre libelliste est aussi un journaliste. Il vérifie ses informations, les recoupe patiemment et, soucieux de déontologie, ne diffuse aucun mensonge. Or il est tout simplement faux d’affirmer que la gauche de gauche amalgame « libéralisme économique » et « libéralisme politique ». La veille (22 octobre 2006), dans l’émission France Europe Express (France 3), José Bové et Clémentine Autain rappelaient encore que la liberté des mœurs n’était pas remise en cause par la « gauche antilibérale » et que la critique se faisait exclusivement sur le plan économique. Mais, peut-être Philippe Val qui affiche pourtant une connaissance universelle n’est-il qu’un ignorant.
Pas essoufflé, Val poursuit : « Chacun dit : c’est moi qui ai fait gagner le non dans la gauche antilibérale, les trotskistes disent que c’est eux les vrais militants, le Parti Communiste dit que c’est eux parce que c’est eux qui avaient l’appareil. Ce n’est ni les uns, ni les autres. Ce qui a fait gagner le non, c’est les voix du Front National et de de Villiers. Donc, il n’y a pas assez d’électeurs pour un candidat dans cette gauche antilibérale. » Polémiste, certes, mais journaliste scrupuleux. Philippe Val est allé puiser aux meilleures sources - son propre cerveau - pour décréter que la victoire du « non » au référendum est venue des voix de l’extrême-droite, pour négliger la campagne unitaire menée par la gauche de gauche et pour oublier... les sympathisants du Parti Socialiste.
Avec Serge July, également polémiste d’un soir, mais polémiste toujours, Philippe Val a trouvé un allié de poids dans le respect de la vérité, cette vertu des sommités du journalisme. L’éditorialiste de RTL, ancien patron de Libération, pontifie et lâche : « il y a 3 partis trotskistes. Les 3 se présentent aux élections présidentielles à chaque fois. » Philippe Val fait l’écho : « à chaque fois. » A chaque fois ? C’est dans le souci des détails, apparemment anodins, que se manifestent les qualités d’un journaliste. A chaque fois ? C’est faux. 2002 est la seule échéance qui a vu s’affronter des candidats issus des formations trotskistes. [1] L’émission continue...
Autre grand moment, mais de science politique cette fois, avec l’intervention de Ioulia Kapoustina, journaliste russe et membre de l’équipe d’Arrêt sur images (France 5) : « Le fait que les socialistes ne font pas une rupture claire et nette avec l’extrême-gauche, ça me surprend beaucoup. Puisque quand on regarde à droite entre l’UMP et les lepénistes, l’extrême-droite, on voit qu’il y a une division même si Nicolas Sarkozy chasse un peu du côté de l’extrême-droite, chasse l’électorat d’extrême-droite. (...) Il y a une division nette. Pourtant du côté de la gauche cette division n’est pas faite. Et franchement venant d’un pays qui a connu le trotskisme, le léninisme et toutes les étapes adjacentes, ça me surprend beaucoup. » Renvoyer dos-à-dos l’extrême-gauche et l’extrême-droite, en les donnant pour essentiellement identiques, est en effet un classique du genre chez les prescripteurs d’opinions.
Cette envolée lyrique offre à Nicolas Poincarré l’occasion de donner la parole au seul partisan de la gauche antilibérale, Claude Cabanes, chroniqueur à l’Humanité : « Claude Cabanes, Ioulia vous a traité de dinosaure... » Réponse de grande classe de l’intéressé : « Mais elle est tellement charmante que je veux bien être son dinosaure. » Avec ce genre de réplique, on pressent que la polémique n’altère pas le débat d’idées. Un débat que Claude Cabanes tente désespérément d’entretenir en se référant au « peuple de gauche ».
Mal lui en prend. Ioulia Kapoustina sort de ses gonds et offre aux auditeurs une synthèse de ses connaissances en sociologie électorale : « Mais ça n’existe plus le peuple de gauche ! (...) Comme ça n’existe plus le peuple de droite ! Les gens ne votent plus en fonction des idéologies, ils votent en fonction de ce qui leur plait. (...) Mais regardez les gens qui ont voté Le Pen, le 21 avril, c’est aussi des ouvriers, c’est le peuple de gauche par excellence, et partout ils ont voté à l’extrême-droite. »
L’objection de Claude Cabanes est à la hauteur de la qualité intellectuelle du débat : « On ne va pas recevoir des leçons de Moscou, quand même ! »
Prétextes à des débats entre « spécialistes de la pensée jetable », les sujets évoqués dans ce type d’émission ne sont jamais traités sur le fond, juste effleurés pour susciter la polémique. Attaquée de tous bords avec des arguments souvent fallacieux, défendue par un journaliste qui cède au démon du cabotinage, la gauche antilibérale était ce soir-là à la fête. Sujet suivant.
Mathias Reymond