Témoins impuissants du naufrage du dispositif français, opérateurs et auditeurs francophones ou francophiles devraient pouvoir puiser avec le lancement de France 24 sinon un sentiment de fierté, du moins un motif de consolation.
Depuis les guerres d’Afghanistan (2001) et d’Irak (2003) les Etats-Unis ont lancé deux vecteurs transrégionaux « Radio Sawa » et la chaîne TV « Al-Hurra » se superposant aux grands vecteur transfrontaliers CNN, ABC, NBC, CBS, Fox News etc, alors que la chaîne panarabe « Al-Jazeera », leader médiatique incontesté de la sphère arabo-musulmane, entreprenait, en novembre 2006, dix ans après son lancement réussi, la deuxième phase de son développement avec la mise en route d’une chaîne anglophone.
Au terme de dix ans de tribulations médiatiques, le pôle audiovisuel extérieur français présente un parcours cahoteux doublé d’un dispositif chaotique reposant, dans son volet radiophonique, sur un recrutement fondé sur une vision ethniciste. A en juger d’ailleurs par le précédent reprofilage, le volet radiophonique, réalisé il y a dix ans, en 1996 par le rattachement de RMC-Moyen orient à RFI et son intégration immobilière dans le giron de « la Maison de la Radio », la prudence sinon la circonspection devrait être de règle.
En guise de mutation stratégique, le volet radiophonique du pôle audiovisuel a eu droit, en fait, à un « ravalement cosmétique » de façade. Au pré-positionnement d’un vecteur du XXIème siècle, l’on a substitué le formatage d’une radio des années 1970. La superposition des pesanteurs bureaucratiques de RFI et du sectarisme clanique de RMC MO ne saurait en effet tenir lieu de réforme, encore moins conférer une dimension mondiale à l’unique radio française à vocation internationale.
Opérée au mépris du contexte audiovisuel et politique régional, dans la plus pure tradition bureaucratique et de l’improvisation, sans la moindre audace novatrice, la restructuration a officialisé le cloisonnement traditionnel de la station et a consacré un état de fait longtemps préjudiciable à l’image de la radio.
A la tête du module arabophone restructuré il y a tout juste dix ans se sont ainsi succédés en trois ans, deux directeurs généraux, deux directeurs de l’information, deux régies publicitaires (HMI et Tihama), deux responsables de l’administration générale et des relations humaines, alors que l’organigramme de la station affichait le score impressionnant de seize responsables pour une trentaine de journalistes, soit 50 pour cent des effectifs, record mondial absolu.
Car le plus grand risque qui plane en effet sur la France n’est pas tant sa marginalisation - du fait d’une diplomatie supposée fonder une nouvelle relation avec la sphère arabo-musulmane au terme d’un siècle de politique coloniale calamiteuse - mais sa mise à l’écart du fait d’un comportement erratique.
Un comportement erratique
Dans la nouvelle guerre d’Irak, le principal opérateur radiophonique français Radio France Internationale (RFI) a été le principal diffuseur d’émissions religieuses anglo-saxonnes à destination du monde arabo-musulman, le principal relais des thèses de la coalition anglo-saxonne et leur principal prestataire de service au niveau régional. Triple record difficilement égalable.
RFI a ainsi bénéficié d’un financement américain de l’ordre de 2,2 millions d’euro par an pour ses prestations de service à des vecteurs américains notamment Trans World Radio (961.971, 33 euro) et Broadcasting Board of Gouvernors (BBG, l’autorité de tutelle des vecteurs américains) (1.249.961, 04 euro), représentant près de la moitié de la subvention du Quai d’Orsay à la radio française [3].
Au regard des enjeux, la contribution financière américaine est apparue aliénante pour une radio de souveraineté et au-delà pour la France, le chantre d’un monde multipolaire réduit en la circonstance au simple rôle de « passeurs de plats ».
L’accord franco-américain constitue un contresens diplomatique. Il dénature l’essence même de la radio française dont il fait au mépris du principe de la laïcité et de la neutralité de l’État, le principal relais du prosélytisme religieux anglo-saxon à destination de la sphère arabo-musulmane à un moment critique de l’histoire des relations arabo-occidentales, au paroxysme de l’offensive des prédicateurs néo-conservateurs de l’administration républicaine contre l’ensemble arabo-musulman. Une offensive matérialisée par la guerre d’Afghanistan, en 2001, et la guerre d’Irak, en 2003, ainsi que par la définition d’un axe du mal articulé autour de l’Iran et de la Syrie, deux pays musulmans.
La licence accordée aux prédicateurs anglo-saxons sur les ondes françaises et la sous-traitance technique de VOA (Voice of America) accréditent l’idée d’un vecteur français faisant office de cheval de Troie de la politique américaine dans la zone. Nonobstant les conséquences dommageables de cette politique, la hiérarchie du pôle radiophonique extérieur (RFI RMC Moyen orient) se félicitera publiquement de l’exclusivité d’une interview du Premier ministre britannique Tony Blair, dans une claironnade qui illustre sa tragique méconnaissance des réalités régionales : à savoir que le choix de Londres de faire transiter par un relais français - et non par le prestigieux service arabophone de la BBC -, son message politique vers l’Irak, son ancienne chasse gardée ravie par les Français à la chute de la monarchie en 1958, de même que le choix des Américains de faire transiter par un diffuseur français leur prédication religieuse semblent principalement destiner à frapper du sceau de la complicité et de la duplicité leurs partenaires adversaires Français. Tant de naïveté, voire de vanité, laisse d’autant plus pantois que l’une des conséquences immédiates du succès de l’offensive anglo-américaine a été l’éviction de la France de l’Irak, un pays qui constitue, historiquement, la percée majeure de la diplomatie gaullienne de la seconde moitié du XXe siècle.
Une attitude passéiste, à connotation xénophobe
Sur fond d’une offensive anglo-américaine contre la sphère arabo-musulmane, alors que les médias anglais et américains achevaient leur redéploiement géostratégique dans la zone, la France persiste ainsi dans le domaine de la communication, principalement dans l’audiovisuel, dans une attitude passéiste, à connotation xénophobe. Depuis le sommet de la Francophonie tenu le 19 octobre 2002 à Beyrouth, la hiérarchie radiophonique a procédé, en deux temps, le 29 octobre 2002, puis en février mars 2003, à la mise à l’écart d’une vingtaine de personnes visant dans leur quasi-totalité des collaborateurs de confession musulmane de la station, dans une démarche qui s’inscrit en contradiction avec le « dialogue des civilisations » prôné par le président Jacques Chirac aux assises de Beyrouth.
Le premier dégagement, survenu le 29 octobre 2002, soit une semaine après le Sommet de la Francophonie, a privé le principal vecteur arabophone de la France de la collaboration de certaines des plus prestigieuses signatures du monde arabe, en même temps qu’il a porté atteinte à la crédibilité de la station. Parmi les intellectuels arabes privés des ondes arabophones figuraient notamment Mme Nawal Saadawi (Egypte), une écrivaine réputée pour ses combats pour la promotion des Droits des femmes et le poète palestinien Samir Al-Qassem. Ceux-là même qui seront à nouveau sollicités sur les ondes de Monte-Carlo pour lancer des appels à la libération de Florence Aubenas, la journaliste française prise en otage en Janvier 2005 en Irak.
Le deuxième dégagement est intervenu, en février 2003, en plein débat du Conseil de Sécurité sur l’Irak. Cette opération a parachevé la décapitation éditoriale de la station avec le licenciement du rédacteur en chef central, Riad Mouassass, et son adjoint, tous deux de nationalité syrienne, ainsi que celui de l’unique collaborateur irakien de la station. L’Irakien est licencié au motif fallacieux qu’il avait qualifié Jacques Chirac du « chef du Front de Refus à la guerre d’Irak » et le rédacteur en chef au motif tout aussi fallacieux qu’il a sollicité de la hiérarchie l’autorisation de participer à un débat télévisuel.
Ce chamboulement s’est accompagné curieusement d’un renforcement concomitant de la présence maronite au sein de la hiérarchie arabophone, qui raflait ainsi cinq sur sept des postes de responsabilité, dont le poste de Directeur d’antenne et de Directeur des programmes et le tiers des effectifs. En cédant au tropisme maronite, la hiérarchie accentue l’hégémonie de ce clan au sein de la radio et enfonce la station française dans l’ornière confessionnelle libanaise, la transformant quasiment en radio communautaire. Ce faisant, elle achève d’accréditer l’idée que la France continue de cultiver le jeu des minorités au Moyen-Orient et qu’à l’exclusion des Maronites aucune autre confession ne trouve grâce à ses yeux.
S’il est légitime pour une direction de s’entourer de collaborateurs sinon à sa dévotion à tout le moins loyaux, il est tout aussi judicieux pour un responsable de retenir la compétence comme l’un des critères de son recrutement, tant il est impératif pour un vecteur international de disposer d’une équipe fiable au regard de son auditoire qu’une équipe pleine de dévotion à l’égard de sa propre hiérarchie. La compétence n’est pas antinomique de la loyauté et l’appartenance religieuse ne constitue pas un gage absolu d’aptitude professionnelle encore moins de francophilie.
La bunkérisation du pôle radiophonique arabophone autour d’un fort noyau maronite (la plus importante minorité chrétienne libanaise) expliquerait les déboires de la station dans sa tentative de prendre pied à Beyrouth, malgré la grande amitié du Premier ministre libanais Rafic Hariri pour le président Jacques Chirac. La bunkérisation a obéré la crédibilité de la posture gaullienne de la diplomatie française et provoqué un effondrement de l’audience de la radio. Un sondage de 2003 place en effet la radio française en queue de peloton des grandes stations internationales avec un score dérisoire dans les principaux points d’articulation de la présence française au Moyen-Orient, y compris au Liban où elle se place en 16ème position avec un taux d’audience de 5,5% [4]
La hiérarchie a ainsi procédé au plus fort taux de rotation d’une équipe éditoriale dans l’histoire de l’audiovisuel extérieur avec pas moins de treize cadres de direction rien qu’au sein du module arabophone (trois Rédacteurs en chef, sept Rédacteurs en chef adjoints et trois responsables de programme) ont été licenciés sous le mandat du premier président du pôle radiophonique extérieur. Un communiqué de l’intersyndicale du personnel de RMC Moyen-Orient en date du 6 décembre 2004 adressé aux autorités de tutelle accuse la hiérarchie d’avoir pratiqué « une politique d’irresponsabilité, d’arbitraire et de clientélisme » en se livrant à des « licenciements orientés ».
Que la France se pose en protectrice des minorités opprimées est en soi éminemment louable et honorable mais qu’elle s’érige en parrain exclusif des Maronites est révélateur du rétrécissement du champ de ses ambitions dans la sphère arabe. Sauf à considérer cette tolérance comme un gage déguisé donné à cette communauté en compensation du trop grand soutien accordé par le président Chirac à son ami l’ancien Premier ministre musulman sunnite libanais Rafic Hariri, assassiné le 14 février 2005 à Beyrouth.
Un clan
Plutôt que de se pencher sérieusement sur les raisons de ses déboires, d’assumer la responsabilité de ces décisions et de leurs conséquences désastreuses tant pour la radio que pour l’image de la France dans le monde arabe, la hiérarchie de RFI rejette sur une hypothétique « cinquième colonne » la responsabilité de son échec à obtenir une fréquence à Beyrouth [5]. Après les « emplois fictifs », les hiérarques auront innové avec la notion de « responsabilité fictive ».
Archétype des « Juppé’s boys » qui peuplèrent la Haute administration durant le bref passage de l’ancien maire de Bordeaux au gouvernement (1995-1997), Jean-Paul Cluzel, nommé en janvier 1996 à la tête du holding, a battu un record de longévité à la faveur de la cohabitation socialo-gaulliste. Mais à l’approche de l’élection présidentielle de 2002 alors que l’issue du scrutin paraissait incertaine, il a multiplié sa candidature aux divers postes audiovisuels (AFP, CSA, TV5), dans une évidente tentative de se trouver un point de chute » .
Malvenue déontologiquement, cette boulimie candidaturale a desservi dans l’opinion l’image de la haute fonction publique, accréditant l’idée que le vecteur que ce fonctionnaire est censé servir constitue tout au plus un pis aller, un marche-pied vers des positions plus valorisantes.
Malvenu psychologiquement et socialement, le parachutage fréquent d’énarques parfois sans rapport avec l’information voire avec la communication au sommet du dispositif international audiovisuel s’est apparenté au cours de la dernière décennie à une valse de nantis sur fond de fracture sociale, justifiant a posteriori le mécontentement populaire contre la collision énarchique des élites françaises et leur cécité politique, expliquant pour une part le camouflet électoral du pouvoir chiraquien.
Malvenue enfin stratégiquement, cette agitation de nature carriériste est intervenue fâcheusement alors que les grands concurrents anglo-saxons et arabes procédaient à leur repositionnement consécutif aux attentats anti-américains de septembre 2001 recrutant au prix fort des journalistes confirmés sans que le critère ethnico-confessionnel soit le facteur déterminant.
Tant la BBC que les médias américains d’ailleurs de même que les prestigieuses chaînes transfrontières arabes (Al-Jazeera, Al-Arabia) recourent abondamment à des collaborateurs de confession musulmane ou à des chrétiens pas nécessairement maronites sans que cette appartenance religieuse n’entrave ni leur compétitivité, ni leur crédibilité, ni non plus leur loyauté à l’égard de leur entreprise ou de leur pays d’adoption. Force est de constater dans cette optique que le recrutement sur une base ethnico-communataire paraît bien être une spécificité française, la marque de la survivance d’une mentalité coloniale.
Qu’un vecteur ayant vocation à servir de tremplin au rayonnement culturel de la France dans le Monde arabe fasse l’objet, par un incroyable dévoiement, d’une captation de la part d’un clan familial, qu’un tel dispositif mercantilo-clanique perdure pendant trois décennies, se transformant parfois en tribune politique à des protagonistes du conflit libanais ou à des transactions commerciales [6], qu’une telle excroissance enfin ait pu échapper à la vigilance de l’autorité de tutelle suffisent à expliquer la régression médiatique française.
Au premier rang des pays au début des années 1970 dans le domaine des médias dans la sphère euro-méditerranéenne, la France, en dépit de son incontestable atout représenté par l’héritage gaulliste, se retrouve trente ans plus tard paradoxalement à l’arrière ban des grands pays occidentaux, supplantée même par les nouvelles puissances régionales, telle l’Arabie Saoudite, ou encore le petit État du Qatar avec la chaîne transfrontière « Al-Jazeera ». Alors que la concurrence internationale se met en ordre de bataille dans les années 1980-1990 avec la mise sur orbite de grands vecteurs transcontinentaux à diffusion satellitaire, l’audiovisuel extérieur français, à l’image de sa classe politico-administrative, sombre dans deux décennies de frime et de fric, de gabegie, de copinage, de clientélisme et de népotisme. La France ne s’est jamais remise de cette folle période sanctionnée par de retentissants scandales judiciaires et le collapsus de son dispositif audiovisuel extérieur.
Avec un retard d’un quart de siècle sur son aînée américaine, la France lance sa propre chaîne d’information continue sur le modèle de la chaîne planétaire CNN, alors que l’espace euro-méditerranéen est strié de grands vecteurs transfrontières anglo-saxons ou arabes. Vingt ans après la mise en route de ce projet, la réforme du dispositif audiovisuel extérieur français marque le pas, ballottée entre les restrictions budgétaires, l’incertitude des politiques et l’indécision de leurs conseillers, tous pourtant engagés dans une quête éperdue d’une mythique « chaîne vitrine » qui redonnerait à la France son lustre d’antan. Pis. Le reprofilage de l’appareil extérieur qui se voulait une des grandes réalisations de la présidence chiraquienne, débouche sur un dispositif anachronique en contradiction avec le « dialogue des cultures » que la France se proposait de lancer au sommet de la Francophonie à Beyrouth : un module arabophone à structure ethno-communautariste décriée pour son clanisme, et, en tant que support de la radio méthodiste américaine Trans World Radio, décrié aussi pour son prosélytisme religieux américain.
Contre toute attente, le pôle radiophonique extérieur se présente même comme partie prenante à la lutte menée par les groupes fondamentalistes américains en vue de promouvoir une spiritualisation du monde selon le schéma occidental contribuant ainsi à imposer les valeurs américaines à travers la mondialisation, au détriment des propres intérêts de la France et de sa spécificité culturelle.
Sauf à se résoudre à une marginalisation durable, la percée anglo-saxonne doit conduire la France à une sérieuse remise à plat de sa politique audiovisuelle, tant il est vrai que l’enjeu de la compétition n’est rien moins que la détermination de la nouvelle hiérarchie de puissance au sein des futurs équilibres régionaux résultant de la recomposition du paysage régional dans le domaine de l’information et partant dans l’ordre culturel. Jacques Chirac aborde la dernière ligne droite de sa carrière avec un bilan sujet à caution : Sa responsabilité est clairement engagée dans le naufrage du pôle audiovisuel extérieur dont il a assuré le pilotage à distance avec des conséquences désastreuses comparables par leur impact au sabordage de la flotte française à Toulon en 1942. Son projet phare d’une chaîne d’information continue est tourné en dérision pour ses multiples rebondissements et ses pannes multiples sous forme d’une équation corrosive « CII=Complément inutile et infaisable » [7]
René Naba [8] 6 décembre 2006.