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Tribune

Projet de loi sur le numérique et l’audiovisuel du futur : Intervention de Jack Ralite au Sénat

par Jack Ralite,

Nous publions ci-dessous, sous forme de « tribune » [1], le texte de l’intervention de Jack Ralite au Sénat lors de la séance du 20 novembre 2006 consacrée à l’examen du « Projet de loi relatif à la Modernisation de la Diffusion Audiovisuelle et Télévision du Futur » (Acrimed)

SENAT
PROJET DE LOI RELATIF

à la Modernisation de la Diffusion Audiovisuelle et Télévision du Futur
Séance du 20 novembre 2006
Intervention du Sénateur Jack Ralite au nom du groupe CRC


Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Mes chers collègues,

A sa première lecture, le projet de loi « modernisation de la diffusion audiovisuelle et télévision du futur » a l’allure d’une évidence, d’un déplissement présenté comme naturel de données techniques : numérique, haute définition et télévision mobile personnelle. Il nous est proposé un alphabet de décisions, apparemment de bon sens, qui ne devrait pas poser d’autres questions que celles d’un rêve entrant en application, le rêve légitime de mettre à portée de main « d’infinies combinaisons avec les mots, les sons et les images, chacun pouvant créer, échanger, diffuser, bref l’ouverture d’un immense espace de liberté créé par les techniques numériques », selon une expression, du président de la SCAM, Ange Tasca.

Je souhaite tout de suite dire qu’appréhender ainsi ce projet de loi c’est se mettre un bandeau sur l’esprit. Bien sûr les nouvelles technologies sont un atout historique incontestable dans le domaine audiovisuel et les dénigrer, les sous-estimer, les rejeter, serait grave. Mais les nouvelles technologies en soi n’existent pas. Tout dépend de qui les possède, comment il s’en sert et avec quelles finalités. Or chacun le sait, le progrès technique est ligoté par des grandes firmes qui en font une « religion technologique » donc une fatalité, une évolution naturalisée censurant toute « dispute » à son propos. Ce messianisme au service d’intérêts privés ignore l’intérêt général et confond le prétendu « confort » des consommateurs avec la civilisation humaine.

Certes, des citoyens, dont le nombre croit, braconnent leur liberté dans ce système. Mais soyons conscients, pour reprendre l’expression du philosophe allemand Peter Sloterdijk, que « le fait central des temps modernes n’est pas que la terre tourne autour du soleil mais que l’argent court autour de la terre ». Le marché est roi et bouscule sans pitié les êtres dont il attaque l’intime, l’irréductible humain. L’être est marchandisé. Or cette loi est étrangement silencieuse sur cette réalité qui l’anime pourtant. Malgré sa prétention à définir un nouveau mythe « la télévision du futur » qui a priori intéresse tout le monde, elle a été pensée exclusivement par des experts entrepreneuriaux dans une langue dont le style exclut ses lecteurs.

Elle est frappée, originellement, d’un déficit démocratique : « Il y a déficit démocratique quand le cercle des gens qui décident ne correspond pas au cercle des gens qui subissent les conséquences de la décision. » dirait Habermas. Il est vrai que Madame Parisot, présidente du MEDEF, c’est-à-dire des gens qui décident, considère que « la pensée s’arrête là où commence le code du travail ». Comme nous ne saurions abonder dans ce sens, pensons sur ce texte qui devrait en fin d’analyse avouer son code du travail c’est-à-dire son code de la route ou plutôt son absence.

La première caractéristique de ce projet de loi est qu’il confirme et élargit immensément le poids des puissants. Enumérons le total des cadeaux qu’il leur fait :
- Cadeau aux trois opérateurs audiovisuels historiques privés (TF1, Canal + et M6) d’un canal supplémentaire qui pourra émettre sur tout le territoire gratuitement ou en étant payant.
- Cadeau d’un accès automatique au futur réseau de télévision mobile personnelle pour les « nouveaux entrants » de la TNT dont les chaînes de Bolloré, Bertelsmann-RTL groupe, Lagardère Hachette et Canal + / TPS.
- Cadeau du marché de la haute définition aux industries de l’électronique grand public et aux installateurs, un marché réservé de millions de personnes. Et ça publicise bougrement pour ce Noël 2007 !
- Cadeau du marché de la télévision mobile personnelle aux trois grands opérateurs de télécommunications, Orange, filiale de France Télécom, SFR, filiale de Vivendi donc liée à Canal +, Bouygues télécom filiale du groupe du même nom, et intimement lié à TF1. On sait que ces trois grands avaient conclu une entente illégale condamnée l’an dernier par le Conseil de la concurrence, à laquelle succède aujourd’hui le parachutage législatif d’une autre entente, des mêmes, concernant un marché potentiel gigantesque de 50 millions d’usagers actuellement.

La deuxième caractéristique est que ces cadeaux, plus que discutables, se font sans aucune contrepartie réelle quant aux contenus de l’offre de programmes. Celle-ci va se transformer en profondeur, notamment dans le cadre de la télévision mobile personnelle. Quoiqu’il en soit, la multiplication même des canaux de diffusion pose à nouveau avec acuité la question des contenus. Peu après le vote de la loi du 30 septembre 1986, les Etats généraux de la culture inscrivirent dans la « Déclaration des Droits de la Culture », traduite en 14 langues : « quand un peuple abandonne son imaginaire aux grandes affaires, il se condamne à des libertés précaires ». Ils établirent la nécessité « d’une responsabilité publique et sociale » dont la première disposition est « l’audace de la création », l’artiste étant premier, les marchands venant ensuite, s’ils viennent. Aujourd’hui, ce sont les marchands qui viennent d’abord et pilotent la création. Quand TF1 a été privatisée on a parlé du « mieux disant culturel ». Aujourd’hui que TF1 avoue fabriquer des « cerveaux disponibles » pour le marché publicitaire, qu’en est-il ? Qu’en est-il quand un peuple est ainsi soumis aux grandes affaires prédatrices ? Je crois qu’il est temps d’établir une éthique du domaine numérique sous toutes ses formes.

La troisième caractéristique c’est qu’il ignore superbement le service public dont on sait pourtant la fragilité. On aurait pu imaginer, alors que se construit un nouveau paysage audiovisuel, que l’Etat y apporte une vraie contribution. Or, non seulement il ne donne rien mais le projet va jusqu’à ne rien prévoir de public sur les futurs canaux de la télévision mobile personnelle.

La quatrième caractéristique c’est l’oubli des télévisions de proximité et des télévisions associatives. Elles n’ont été jusqu’ici que fort peu aidées mais leurs potentialités de développement, avec le passage au numérique, sont évidentes. On sait leur importance pour une vitalité démocratique, décentralisée et plurielle de l’espace public. Le « dividende numérique » est décidément préempté par certains, comme un véritable « droit d’affaire ». C’est pourquoi nous proposons qu’une réelle place soit réservée aux médias associatifs sur le futur spectre numérique élargi, et que soient prises des dispositions financières qui rendent leur existence viable.

La cinquième caractéristique est la quasi absence de référence au public. Or il est concerné par les programmes, la couverture du territoire et le coût de l’adaptation ou de l’achat de ses équipements. Il n’est nommé qu’une fois à propos des programmes en télévision mobile personnelle qui devraient se limiter, lit-on, à « la demande du public », expression éminemment marketing qui fait penser « à l’homme infiniment seul ... placé parmi les choses comme une chose » selon l’expression de Rilke. Par ailleurs, tout le monde sait qu’à l’échéance prévue pour l’extinction de l’analogique, tout le territoire ne sera pas couvert en technologies numériques laissant nombre de téléspectateurs, dont certains seront modiquement aidés, face à leurs écrans noirs.

La sixième caractéristique de ce texte est l’absence de démocratie qui préside à son débat et qui marque les dispositifs prévus. Notre commission a auditionné un certain nombre de personnes mais pas tout l’arc-en-ciel de celles concernées. Notre rapporteur a bien sur largement auditionné, son rapport et le travail des administrateurs le prouvent, mais c’est en commission que tous les intéressés devraient venir et qu’une « dispute » ait lieu avant la séance dans l’hémicycle. On notera aussi la création d’un Groupement d’intérêt public (GIP) dont l’échéance de l’existence n’est pas précisée, laissant planer la possibilité de sa pérennisation et par là même l’institutionnalisation d’une présence explicite des Affaires dans la décision publique. Le CSA est, par ailleurs, constamment minoré dans ses interventions alors qu’il devrait être démocratisé pour gagner en pertinence et en considération. Enfin, nous siégeons en urgence. Cela simplifie peut-être la délibération, mais « compresse » la démocratie.

La septième caractéristique de ce projet c’est l’absence de la radio dont je veux croire qu’un texte spécifique précisera son passage au numérique. Pourtant nous regrettons cette segmentation de l’ensemble radio / télévision et disons la légitime inquiétude des radios libres, indépendantes et de proximité.

La huitième caractéristique c’est que le texte soustrait aux obligations d’interopérabilité les acteurs industriels de la télévision mobile personnelle, que permettait l’article 30-3 de loi de 1986. Avec cette soustraction, le coût de l’accessibilité à l’offre télévisuelle incombe indûment au téléspectateur. C’est scandaleux quand on se souvient des débats houleux à ce propos lors de la discussion de la loi sur le droit d’auteur, et quand on pense aux accords récents de Microsoft avec Linux via Novell. Microsoft se présentant comme favorable à l’interopérabilité et à sa garantie pourvu qu’on soit dans l’espace qu’il protège parce qu’il le domine. Ce qui se met en place aujourd’hui c’est l’inter-profitabilité au détriment de l’interopérabilité.

Dans ces conditions, comment ne pas convenir que ce texte offre à la télévision du futur de bien curieuses fondations où manquent l’esprit public, la considération pour les publics, la création et le pluralisme. C’est une sous-traitance de nos imaginaires aux financiers, ratifiée par la loi. Ce n’est pas une loi « gagnant/gagnant » mais une loi « gagnant / perdant » où les perdants sont la création, les publics et l’espace public.

Je veux encore insister sur deux choses :
- cette loi ne peut pas être votée sans une délibération sur les moyens dont l’audiovisuel et la création dans l’audiovisuel ont besoin. Je suis favorable à une taxation de tous ceux qui, à un titre ou un autre, sont branchés sur l’ensemble numérique comme les fournisseurs d’accès internet, les opérateurs de téléphonie mobile, les fournisseurs de vidéo à la demande à laquelle s’ajoute une majoration de la contribution des éditeurs de services au COSIP. Une augmentation limitée de la redevance pourrait même être envisagée.
_- Par ailleurs, il n’est pas question pour nous que soit abordé, dans ce contexte, le problème de la redéfinition de l’œuvre audiovisuelle. D’autant qu’elle est à l’ordre du jour à Bruxelles et au CSA avec l’évidente intention des affaires d’élargir l’application de la notion de création donc leur part de rémunération. A travers l’orientation de ces débats c’est la mise en cause du droit d’auteur qui est en jeu. Il s’agit d’une question fondamentale. Je ne nous vois pas trancher ce jour cette question de civilisation qu’est l’œuvre et sa relation très étrange avec son regardeur.

La loi que vous nous présentez, Monsieur le Ministre, n’est pas une loi de régulation, mais une loi de régularisation et d’intensification des droits d’affaires. Le contexte général du paysage de la communication internationale va dans ce sens.

Ainsi, le rachat des entreprises du câble en France par des fonds de pensions américains (UPC-Noos repris récemment par CIVEN) est un exemple de primauté de la rentabilité sur le service. La conférence internationale de Tunis sur la société de l’information de novembre 2005 n’a, quant à elle, pas abouti à une régulation internationale d’internet devant le lobbying des USA en faveur d’une prorogation de la gestion privée du système d’adressage du net, pour leur propre sécurité stratégique et économique (courrier de Condoleeza Rice à Jack Straw, secrétaire d’Etat aux affaires étrangères de Tony Blair alors président de la CEE). Enfin, Google s’emparent peu à peu et à un rythme effréné du fond documentaire de la mémoire du monde, et traitent avec les Etats en direct et en puissance.

Ce contexte, dans lequel je ne veux pas oublier l’inadmissible offensive européenne contre la copie privée, l’augmentation des coupures publicitaires à la faveur du réexamen actuel de la directive Télévision sans Frontières, les multiples concentrations industrielles du secteur, est animé par un nouvel « Esprit des lois » : le droit à la concurrence libre et non faussée et le droit politique à la dérégulation de l’économie.

Cette loi en est la stricte illustration.

Il faut lui opposer, et c’est la moindre des choses, une charte du numérique établissant des droits d’accès au numérique, une solidarité numérique, une éthique du numérique, une responsabilité numérique, un projet éducatif au numérique, une charte qui fera place largement aux créations originales envisageant la diversité des outils désormais disponibles dont Paul Valery disait qu’ils pourraient même aller « jusqu’à faire bouger la notion même de l’art ». Toutes choses qui ne peuvent être « votées en urgence » mais nécessitent un trajet d’élaboration à travers des assises n’ignorant aucun acteur, public ou privé, s’élargissant au Monde et d’abord à l’Europe, garantissant toute leur place à une information pluraliste et critique et garantissant le mariage de la « belle numérique » et de la « bête fabuleuse » des créations.

C’est ainsi qu’on donnera un sens au passage au numérique dans une société qui se « compromette » avec la personne humaine et qui respecte la dignité de chacune et de chacun.

Dimanche dernier, j’étais comme vous Monsieur le Ministre, à la projection du très beau film de René-Jean Bouyer sur André Malraux produit par France 5 et France 3, et je les félicite. André Malraux écrivait précisément à propos de l’audiovisuel que nous étions contemporains du « puissant effort des usines du rêve producteur d’argent » et leur opposait celui à construire « des usines du rêve producteur d’esprit ».

Ce projet de loi qui se veut d’avenir, en est encore à la première considération de Malraux. Je nous propose de passer, ? c’est une véritable urgence ? à la deuxième considération.

Pour cela j’en appelle avec Georges Balandier au « nécessaire réveil du politique bien au-delà de la simple veille en état de gouvernance. Il faut en effet lui redonner une ambition qui se réalise en dépassant la seule vision experte. Il faut, peut-on dire, infléchir le devenir techno-scientifique du monde car ce devenir ne suffit pas à faire un monde humanisé enfin possesseur de la capacité d’être moins un générateur de puissance et davantage un producteur de civilisation ».

 
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Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’Association Acrimed, mais seulement leurs auteurs.

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