N’ayant ni capitaux à investir, ni projet éditorial à proposer, ni PDG à introniser, nous nous sommes jusqu’alors abstenus d’intervenir publiquement sur (et dans) la crise que traverse le quotidien Libération. Nous n’avons pas apporté notre contribution lacrymale au torrent de larmes (sur l’indépendance et le pluralisme de la presse) qui ont été déversées à cette occasion. Et nous avons encore moins multiplié les sarcasmes (sur l’orientation éditoriale et les options économiques du quotidien) : il n’existerait aucun motif de se réjouir de la disparition ou de l’affaiblissement d’un titre, surtout quand c’est l’emprise des investisseurs privés qui décide de son sort. Ni pleurnicher (ou faire mine de...) ni ricaner (ou pouffer derrière son mouchoir), mais d’abord comprendre.
L’engrenage
C’est un engrenage apparemment inexorable, analysé par Pierre Rimbert dans « Libération de Sartre à Rothschild » [2] (dont nous avons publié un extrait), qui a conduit Libération au bord du dépôt de bilan. L’existence même du quotidien semble désormais ne pouvoir être sauvegardée qu’au prix des plus lourds sacrifices.
Cet engrenage, indissociablement économique et politique, résulte de la concordance entre, d’une part, une orientation éditoriale qui, sous couvert de modernité et d’ouverture, a célébré la contre-révolution libérale et, d’autre part, une stratégie d’entreprise qui, sous couvert d’un enrichissement présenté comme le gage de son indépendance, a confié les destinées du journal à des investisseurs privés de plus en plus voraces.
Ce n’est pas l’emprise de ces investisseurs qui a unilatéralement infléchi l’orientation du titre ; ce n’est pas cette inflexion qui, à elle seule, a motivé les investisseurs. Mais cette emprise et cette inflexion sont devenues interdépendantes : interdépendance entre, d’une part, l’ancrage politique du journal, dont la chefferie éditoriale est fière d’avoir contribué à réhabiliter l’économie de marché dans sa version la plus rude et, d’autre part, les options économiques de l’entreprise, dont la capitainerie gestionnaire a largement ouvert la porte à des capitaux privés. Jusqu’ici, cette conjonction n’a pas été défaite en dépit des fractures et des oppositions successives et, notamment, de la grève contre le « plan social » de novembre 2005 qui n’ont pas pu entraver la course vers l’abîme.
Si les professions de foi capitalistes de la direction de l’entreprise - Serge July en tête - n’ont pas été contestées par les principaux responsables de la rédaction, c’est que leurs convictions politiques en matière non seulement d’économie de la presse, mais d’économie tout court, les prédisposaient à accepter la félicité-fatalité d’une soumission de plus en plus grande. Et l’indépendance rédactionnelle dont jouissent, pris un a un, les journalistes de Libération a masqué à nombre d’entre eux, la dépendance collective d’une rédaction et de salariés de plus en plus tributaires des actionnaires extérieurs.
En attendant, la nomination de Laurent Joffrin comme PDG de Libération n’est guère de bon augure, car il est - hélas - par sa position de porte-drapeau de l’actionnaire principal et par ses prises de position, passées et présentes, l’homme de la situation : c’est la situation, en effet, qui semble requérir un homme dont les professions de foi libérales - mais de gauche... - offrent des garanties... à ceux qui partagent ces professions de foi...
Vive le libéralisme, version éditoriale
En février 1984, l’émission « Vive la crise ! » diffusée par France 2 était complétée par un supplément de Libération. Ce supplément a confirmé un tournant pris peu après la victoire de Mitterrand en 1981 ; rien n’est venu le corriger depuis, bien au contraire. Or qui a dirigé ce supplément ? Laurent Joffrin.
Joffrin I s’y montrait fort enthousiaste : « Comme ces vieilles forteresses reléguées dans un rôle secondaire par l’évolution de l’art militaire, la masse grisâtre de l’Etat français ressemble de plus en plus à un château fort inutile. La vie est ailleurs : elle sourd de la crise par l’entreprise, par l’initiative, par la communication. [3] » Critique de l’Etat, libertaire en apparence, libérale en vérité : ce « château fort » était aussi et surtout celui l’Etat social... ou de l’Etat qui dispense les aides publiques à la presse. À chacun ses errements... Mais rien ne prouve que Joffrin II soit revenu sur les siens.
Certes, depuis, la célébration du néo-libéralisme et de sa version mondialisée s’est, de plus en plus souvent, entourée des précautions habituelles sur la nécessaire « régulation ». Certes, elle n’a pas empêché Libération sur certaines questions dite « de société » (comme la lutte des « sans papiers » par exemple) de préserver des marges de contestation, comme elle a laissé à quelques-uns de ses journalistes la possibilité de faire entendre d’autres voix. Mais la ligne directrice est restée la même.
Le quotidien de la gauche libérale restera-t-il ce qu’il fut ? Joffrin II, dans de multiples déclarations [4] annonce qu’il souhaite que Libération devienne le porte-voix de la révolte et de la contestation sociale contre tous les pouvoirs, qu’il renonce au journalisme « de surplomb » (S’agit-il de celui qui méprise ses lecteurs en leur infligeant des leçons d’adaptation au monde comme il va ?). Mieux : on l’entend dire qu’il souhaite que Libération devienne « la maison commune de la gauche » (en précisant - ce sont ses propres mots : de la « gauche réformiste » et de la « gauche radicale »). Une telle conversion laisse songeur de la part d’un tel néophyte du pluralisme interne ; elle suppose de tels bouleversements qu’on se demande comment une partie de l’équipe de Libération pourrait l’accepter. En un mot, cette conversion ressemble beaucoup à celle d’un caméléon.
Gardons-nous pourtant d’injurier l’avenir au nom du passé et du présent. Mais le présent reste celui qui permit à Gérard Dupuy d’écrire, dans un éditorial (Libération, 18-19 novembre 2006) que Ségolène Royal doit imposer le « vote utile » à l’ensemble de la gauche : « [...] les sondeurs (on les siffle quand ils se trompent ; donc : bravo !) ne semblent pas trouver cette tâche trop ardue pour elle. Ce n’est pas la pitrerie des primaires “antilibérales” télécommandées qui les fera changer d’avis. ». Ou à Renaud Dély, rédacteur en chef au service politique, de distiller dans ses éditoriaux le venin dont il vient de rédiger la synthèse dans Les tabous de la gauche, le livre qu’il vient de publier chez Bourin Editeur [5].
Faut-il le préciser ? Nous ne souhaitons pas les voir figurer (eux et quelques autres) parmi les futurs licenciés. Mais croire qu’ils vont abandonner le libéralisme sectaire et les postures de surplomb serait aussi naïf que de penser que Laurent Joffrin est engagé par ses promesses : elles n’engagent que les journalistes et les lecteurs de Libération qui les croient.
Mais surtout : comment l’indépendance collective de la rédaction pourrait-elle être garantie (et, a fortiori, reconquise) quand le journal serait amputé des moyens matériels et statutaires de l’exercer ? Par la force de caractère des journalistes et la grandeur d’âme du timonier ? C’est ce que semble croire Laurent Joffrin, en gardien d’une nouvelle ligne Maginot.
Vive le libéralisme, version managériale
Serge July, à l’époque de Joffrin I, avait assuré que la prévenance des actionnaires, en assurant la richesse du journal, était le meilleur garant de l’indépendance de Libération (avec l’actionnariat des journalistes et leur droit de veto). Joffrin II, à l’époque de Joffrin II, ne dit pas autre chose. Mais l’actionnariat des journalistes est une nouvelle fois minoré et leur droit de veto en passe de disparaître.
De l’indépendance de la rédaction, Laurent Joffrin devrait être, par les fonctions qu’il est amené à occuper, le garant. Il n’est donc pas inutile de rappeler quelle idée il se fait de cette indépendance. En deux occasions au moins, il s’est déjà prononcé sur le sujet : dans un appel à pétition (en septembre 2004) et dans l’émission « Le Premier pouvoir » sur France Culture (2 octobre 2004). Nous renvoyons les lecteurs aux articles que nous leur avons consacrés [6]
Question d’Elisabeth Lévy à Laurent Joffrin , sur France Culture : « Est-ce que vous avez l’impression que la presse Lagardère est une presse aux ordres, soumise aux intérêts économiques, soumise aux marchands d’armes ? ». La réponse de tombe : « Non ! » Mais le souci de la nuance permet de confirmer que l’absence de soumission directe n’annule guère la soumission : « « Mais il y a toujours une puissance diffuse : il y a des gens qui sont tellement puissants qu’ils n’ont même pas besoin de parler pour qu’on tienne compte de ce qu’ils pensent. » [7].
Lucidité bravache et soumission volontaire ?
« Un danger plane sur la presse : celui de la mise sous tutelle », proclamait Laurent Joffrin dans son appel « Pour des Etats Généraux du journalisme » (qui a reçu l’approbation de... 877 internautes). Avant de concéder quelques lignes plus loin : « Certes, les journalistes ne peuvent s’enfermer dans une tour d’ivoire et ignorer les contraintes commerciales ou économiques qui permettent d’assurer l’équilibre financier - et donc l’indépendance - des titres où ils travaillent ; de même ils ne seraient pas fondés à définir seuls, s’agissant des commentaires et des éditoriaux, l’orientation politique de leur titre en s’affranchissant de toute concertation avec les actionnaires ». Et sur France Culture, répondant à Elisabeth Lévy, il confirmait : « Evidemment les journalistes ne peuvent pas s’ériger en commune libre et décider tout seuls de l’orientation idéologique. », avant de préciser quelques temps après : « Quand on crée un journal, on ne va pas tout d’un coup donner les clés à une équipe de journalistes qu’on aurait recrutés pour les besoins de la cause. Il est logique que le propriétaire fixe une orientation . »
On se demande dès lors où va se nicher l’indépendance de la rédaction et qu’est-ce qui la garantit ? Laurent Joffrin, dans son appel : « « En revanche, ils [Les journalistes] ne sauraient abandonner, sous la pression d’intérêts extérieurs, les règles élémentaires de traitement de l’information sous peine de perdre leur crédit et de mettre en danger leur propre entreprise. ». Et sur France Culture : « En revanche, ils [Les journalistes] doivent garder une indépendance quasi-totale sur les méthodes de travail, c’est-à-dire qu’ils doivent appliquer un certain nombre de méthodes de traitement de l’information qui sont connues, qui ne sont pas du tout une panacée, mais, enfin, quand on ne les respecte pas on est sûr de faire un journal de parti pris, un journal mal fait ».
Ainsi, Laurent Joffrin rêve d’une séparation entre les éditoriaux et les commentaires assujettis à la concertation avec les actionnaires et des informations n’obéissant qu’aux règles du métier. Comme si on pouvait céder sur l’orientation politique d’un titre sans céder sur l’indépendance de l’information et réduire l’indépendance de la rédaction à une indépendance d’exécution.
Evidemment, nul besoin pour protéger cette niche qui préserve chaque journaliste pris individuellement d’une ingérence directe des actionnaires de reconnaître un statut juridique à la rédaction et de la doter d’un droit de veto sur l’orientation du titre et sur le choix de sa direction. Il suffit... il suffit d’une charte. L’appel citait en exemple « la charte définissant les droits et les devoirs des journalistes et des actionnaires » dont s’est doté Le Nouvel Observateur ». Et sur France Culture, Laurent Joffrin, pour faire respecter l’ « indépendance quasi-totale sur les méthodes de travail » propose « qu’on développe le système des chartes, qui est un très bon système, qui n’est pas du tout suffisant, mais qui est une chose qu’on peut faire tout de suite, et qui est assez efficace néanmoins. ». Leur efficacité ? Etablir un « contrat de confiance avec le lecteur » que le propriétaire ne pourrait pas transgresser. » Le renard est donc libre de gérer l’entreprise, de contribuer à fixer l’orientation éditoriale et de laisser les poules qu’il consent à employer se doter d’une charte déontologique.
« Laurent Joffrin pense (presque) comme moi » aurait pu déclarer Edouard de Rothschild lorsqu’il affirmait, en arrivant à Libération : « C’est un peu une vue utopique de vouloir différencier rédaction et actionnaire » (France 2, 30.9.05). L’opposition des salariés de Libération au plan de licenciement est sans doute, pour nombre d’entre eux, une façon de combattre en faveur de cette utopie. En attendant que puisse triompher cette autre : une presse définitivement débarrassée de l’emprise des pouvoirs politiques et financiers.
Henri Maler
– À noter : L’effort d’information accompli par les journalistes de Libération sur l’évolution de la crise que traverse le quotidien. En témoignent, la rubrique sur « Ce qui se passe à Libération » , accessible sur le site du journal et le site de la Société des lecteurs de Libération (lien périmé, juillet 2010)