Une réduction de l’opinion
Parmi les prétendants à l’investiture par le PS, la plupart des journalistes politiques (ou assimilés) ont présenté Mme Royal comme la candidate de « l’opinion ». Ainsi, pour Isabelle Mandraud dans Le Monde (18.11.2006), « l’originalité de Mme Royal, son lien avec l’opinion , ses libertés par rapport aux dogmes du parti font aussi partie des raisons de son succès. » [1]. Sur RTL (17.11.2006), Bertrand Delay, va dans le même sens : « la stratégie de Ségolène de jouer l’opinion au-dessus du parti a marché. » De son côté, Jean-Michel Blier, au JT de France 3 (17.11.2006), évoque une victoire construite « en s’appuyant d’abord sur l’opinion . »
Quelle est cette opinion ? Pour paraphraser Gallup, c’est celle que les sondages enregistrent. Mais c’est aussi celle que les éditorialistes des médias dominants croient représenter. Comme l’écrit Patrick Champagne, « les instituts de sondage sont (...) parvenus à imposer dans les champs politique et journalistique, et donc bien au-delà, le fait que l’ « opinion publique » est réductible à ce qu’ils mesurent » [2]. Des expressions comme « lien avec l’opinion » ou « jouer l’opinion » reposent sur la croyance qui identifie les résultats des enquêtes d’opinion à ce que l’on appelle « opinion ». L’un des effets de cette croyance, en l’espèce, est que le petit monde médiatico-politique est persuadé du rôle décisif que les sondages et les médias ont joué dans l’ascension de Mme Royal.
Cette réduction de l’opinion aux résultats des enquêtes d’opinion est explicite dans certains commentaires. Ainsi celui de Christophe Barbier qui, sur LCI (17.11.2006), explique qu’« elle a réussi son hold-up sur le Parti socialiste avec les armes du XXIè siècle : des sondages et des images. Les militants l’ont plébiscitée parce que les sympathisants et derrière les sympathisants, les sondés ont dit c’est elle que l’on veut, c’est elle qui a une chance de battre Nicolas Sarkozy. » Rappelons que les instituts de sondages se sont contentés d’interroger des échantillons de Français (supposés être) représentatifs de ceux que les instituts de sondages désignent comme étant des « sympathisants » socialistes sur leurs intentions de vote au premier ou au second tour, et ce, à plusieurs mois du premier tour...
Des médias et des instituts de sondages acteurs du champ politique
Pris en défaut à maintes reprises ces dernières années, les instituts de sondage (et leurs relais médiatiques) tiendraient leur revanche avec les résultats du scrutin organisé pour l’investiture socialiste. Ainsi, pour Alexis Brézet, dans Le Figaro (17.11.2006), quotidien « de droite » amateur de sondages : « Ses concurrents dénonçaient " l’instrumentalisation des sondages " ? Les sondages ne se sont pas trompés. » La presse « progressiste » abonde dans le même sens puisque, selon Gérard Dupuy dans Libération (18.11.2006), quotidien « de gauche » amateur de sondages : « On les [les sondeurs] siffle quand ils se trompent ; donc bravo ! »
Ces bravos provoquent la même satisfaction modeste chez deux « professionnels » des sondages. Dans sa chronique sur France Culture (17.11.2006), Olivier Duhamel estime que « le succès de Ségolène Royal atteste d’abord de la très grande symbiose entre l’intérieur et l’extérieur du Parti socialiste ». Même « avis » chez Jérôme Jaffré (toujours sur France Culture, le 18.11.2006) : la désignation de Mme Royal « ça veut dire la perméabilité du Parti socialiste avec la société française, il n’y a pas d’écart majeur entre les adhérents du parti socialiste et les électeurs, il n’y a pas d’écart important. »
A plus de cinq mois du premier tour, difficile pourtant de caractériser des entités comme « les électeurs » (pour Jaffré) ou « l’extérieur du Parti socialiste » (pour Duhamel). Cette posture « sondologique » dissimule une réalité : les médias comme les instituts de sondage sont des acteurs à part entière du champ politique et non pas de simples observateurs. Ils ont été impliqués (mais à quel degré ? Difficile à dire...) dans le succès de Ségolène Royal sur ses rivaux socialistes [3]. La victoire de Mme Royal et de « l’opinion » au sens des commentateurs est donc aussi vécu par ces mêmes commentateurs comme un succès des médias et des instituts de sondage dans le rapport de force qui structure le champ politique, une réaffirmation du « pouvoir propre de la presse face au pouvoir politique » [4].
On peut interpréter en ce sens l’importance accordée par les commentateurs à la notion de « démocratie d’opinion » (opposée classiquement à la démocratie représentative ou à la démocratie partisane) dans l’analyse de la victoire de Mme Royal. Sur son blog, Pierre-Luc Séguillon explique, par exemple, que « c’est à partir d’une popularité acquise dans l’opinion qu’elle s’est efforcée avec succès d’imposer le caractère incontournable de sa désignation comme porte drapeau des socialistes dans la campagne présidentielle. (...) La démocratie de représentation a cédé progressivement la place à la démocratie d’opinion . » [5] Même analyse chez Michel Noblecourt dans Le Monde (30.11.2006) : « Mme Royal a gagné en recourant aux armes de la démocratie d’opinion et de la démocratie participative ». Pour Claude Imbert dans Le Point (23.11.2006), à l’avenir, « la démocratie d’opinion dictera ses volontés et, par exemple, des primaires à l’américaine. Elle s’imposera à la politique comme le suffrage universel s’est imposé à la démocratie. »
« Tenir compte des sondages, des médias... »
Le rapport de rivalité entre médias et partis traditionnels dans le champ politique s’est, en outre, retrouvé dans les nombreuses condamnations, dénonçant un « appareil devenu incompréhensible politiquement et doctrinalement » selon Stéphane Rozès de l’Institut CSA (dans Le Nouvel Observateur, 23.11.2006) et, surtout, dans les railleries convenues qui prennent pour cibles des « éléphants » défaits. Sur LCI (20.11.2006), Christophe Barbier commente, par exemple, en ces termes le succès de l’élue picto-charentaise : « Elle a été la candidate des sondages contre les éléphants , contre une vieille idée du Parti socialiste. » De même, pour Elise Lucet, au JT de France 2 (le 17.11.2006), « Ségolène Royal n’était pas la candidate idéale pour les éléphants du parti. Elle a d’ailleurs mené sa campagne avec sa propre équipe, en bousculant souvent la hiérarchie du PS. » Autre style mais même idée chez Claude Imbert dans Le Point (23.11.2006) : « De l’épaisse chrysalide d’un vieux parti, l’opinion aura donc fait sortir un papillon. Et du marigot des éléphants , une hirondelle. »
Un papillon s’est donc envolé... Mais il faudrait aller plus loin si l’on suit Gérard Grunberg (du CEVIPOF) qui, interrogé par Libération (17.11.2006), se fait presque comminatoire : « converti au " royalisme ", le parti devra se montrer beaucoup plus pragmatique et en finir avec ses exercices rhétoriques dont il est si friand. Sous l’influence de Royal, le PS a déjà été amené à s’ouvrir d’avantage à la société, à tenir compte des sondages, des médias. Pour rester le grand parti présidentiel de la gauche, il ne peut plus vivre en vase clos. » S’ouvrir donc. A qui ? A quoi ? Aux médias et aux sondages, un peu plus encore.
« Mutation idéologique »
Pour Jean-Claude Casanova (France Culture, le 17.11.2006), reste à « voir si cela se poursuit dans l’ordre intellectuel, c’est-à-dire si dans ses idées le parti socialiste se rapproche aussi de la société. » De la société ou des options idéologiques défendues par la grande majorité des prescripteurs d’opinion ? Les sommités éditoriales ne s’embarrassent plus de ce genre de distinction. Quasi unanimes à souhaiter la « modernité » et les « réformes » libérales, Mme Royal est leur candidate à gauche pour défendre ce projet. Sera-t-elle à la hauteur de leurs espérances ? Christophe Barbier (sur LCI, le 17.11.2006) n’en doute pas : « elle a (...) réalisé à elle toute seule la mutation idéologique profonde que le PS a raté au lendemain du 21 avril 2002. Eh bien, aujourd’hui, c’est le parti d’Epinay, le parti de Mitterrand, qui disparaît »
Au lendemain du 21 avril 2002, dans L’Express, ce même Christophe Barbier expliquait déjà que « le Premier ministre a sombré parce qu’il a voulu affronter un monde nouveau avec des méthodes archaïques. » [6] Comme l’a ensuite montré PLPL, « le résultat du premier tour [des élections présidentielles de 2002] aura d’abord fourni le prétexte d’une radicalisation libérale » des commentaires médiatiques. Ceux-ci attribuèrent alors massivement « l’échec du parti socialiste à son archaïsme doctrinal » [7] En juin 2006, la parution du programme du PS avait également donné lieu à un déchaînement de commentaires unanimes en ce sens [8]. Avec la désignation de Mme Royal, on assiste à un phénomène similaire. Dans la semaine qui suit sa désignation par les militants du PS, le « débat » entre commentateurs s’organise entre ceux qui, comme Christophe Barbier, voient en elle une incarnation de la « modernité » contre le « vieux dogme » socialiste et ceux qui la somme de devenir cette incarnation de la « modernité ».
Ségolène Royal contre l’« archaïsme doctrinal » d’une « vieille gauche »
Jean-Pierre Elkabbach figure dans la première catégorie. Confiant, il explique ainsi sur Europe 1 (17.11.2006) qu’« on voit bien, à travers l’élection de Ségolène Royal, que le pays veut être sécurisé et dynamisé . » Sans doute parce que Mme Royal n’est « jamais émue ou impressionnée par les dogmes et par les tabous » selon Jean-Michel Aphatie (sur RTL, le 17.11.2006). Dans Le Républicain lorrain (18.11.2006), Philippe Waucampt croit pouvoir affirmer que « le positionnement sur les thèmes de la sécurité, du travail, de l’autorité et des valeurs correspond à un réel besoin des Français. » Et Jean-Marcel Bouguereau, dans La République des Pyrénées (17.11.2006) d’expliquer que « sur la sécurité, les 35 heures et le chômage, l’enseignement et la carte scolaire, elle pose les bonnes questions et ses propositions ont été, tout au long de cette pré-campagne, au centre du débat politique. »
Une candidate dynamique, positionnée sur le thème de la sécurité et qui ne se laisse pas intimider par les « tabous »... Mais surtout une candidate qui modernise le PS. Elle est ainsi « le porte-drapeau d’une gauche renouvelée » pour Jean-Christophe Giesbert dans La Dépêche du Midi (17.11.2006). Et ce, dans la mesure où « elle a su inventer un socialisme pragmatique, en rupture avec les naïvetés qui avaient perdu Jospin en 2002 » selon Jean-Michel Thénard dans Libération (17.11.2006).
Plus précis, Jérôme Jaffré explique sur France Culture (18.11.2006) que « ce que les adhérents ont approuvé, c’est l’idée que s’ils partaient à la conquête de l’Élysée en 2007 sur les dogmes traditionnels du Parti socialiste, eh bien le 15% de Lionel Jospin de 2002 ne seraient plus un accident électoral mais une répétition somme toute d’une vieille gauche qui n’arrive plus à s’adapter à la situation. » Pour Jean Levallois, dans La Presse de la Manche (18.11.2006), « elle est celle qui, quoi qu’il arrive désormais, tourne de manière volontariste une page de l’histoire socialiste , caractérisée jusqu’alors par un double échec, quant à sa rénovation, et quant à sa vision d’un monde éternellement figé, avec une reprise des mêmes thèmes depuis tant d’années. »
A l’inverse, les bonimenteurs, se sont en général complus, au nom de la modernité qu’ils croient incarner eux-mêmes, à critiquer la position de Laurent Fabius (comme par exemple Yves Thréard, directeur adjoint du Figaro sur RTL, le 17.11.2006 :« Fabius, il avait pris un parti-pris vieux . ») jugée archaïque au regard de la modernité incarnée par Ségolène Royal et Dominique Strauss-Kahn (comme Olivier Duhamel, sur France Culture, le 17.11.2006 : « Que DSK et Ségolène, ces deux socialistes modernes recueillent ensemble plus de 8 sur 10 des votes exprimés hier par les militants socialistes donne une idée de l’ampleur du chemin parcouru. »).
Une leçon de pluralisme éditorial
Il y a là une belle unanimité. Cette approche de l’investiture de Mme Royal (« moderne », « dynamique », etc.) a fédéré les radios publiques et privées, la presse quotidienne nationale comme la presse régionale, la presse hebdomadaire « de droite » et celle « de gauche ». Le quasi consensus dans l’analyse fait écho au quasi consensus éditorial des médias dominants depuis le début de la campagne. Ceux-ci n’ont en effet cessé d’œuvrer à une réduction du périmètre idéologique du débat à la manière d’un Jérôme Jaffré évoquant dès mars 2006, dans Le Monde, « l’inquiétude que suscitent une gauche trop à gauche et une droite trop à droite » et l’intérêt de la démarche de Mme Royal « plus proche des attentes des citoyens, qui rêvent du bon équilibre entre la tolérance et le respect de l’autorité, entre l’ouverture à l’économie de concurrence et le maintien de la cohésion sociale », en bref, une candidate PS pas « trop à gauche ». [9]
Mais certains éditorialistes restent néanmoins vigilants. Si l’investiture de Mme Royal est une belle promesse, elle devra être concrétisée. Ainsi Jacques Julliard qui, dans Le Nouvel Observateur (23.11.2006), hebdomadaire « de gauche », met en garde : « Que le Parti socialiste se décide à suivre le conseil d’Edouard Bernstein à la social-démocratie : " Qu’elle ose enfin paraître ce qu’elle est ! " Qu’on en finisse avec l’imposture du double langage, radical dans l’opposition, ramollo au pouvoir. » Ainsi Bernard-Henri Lévy qui, dans Le Point (23.11.2006), hebdomadaire « de droite », prévient « Ou bien elle [Mme Royal] va de l’avant dans ce qu’elle a, visiblement, de meilleur ; elle profite du mouvement qu’elle a créé et de la prodigieuse liberté qu’il lui donne pour continuer son bon travail de briseuses d’idoles, tabous et autres totems qui étouffent le discours progressiste depuis tant et tant d’années ; (...) elle liquide les résidus de conformisme marxiste qui n’en finissent pas de coller à la soi-disant gauche de la gauche ; elle finit de nous réconcilier avec le marché ; (...). Ou bien elle suit, au contraire, l’autre pente (...) qu’elle appelle déjà la nostalgie de l’"ordre juste"(...). Gauche moderne ou populisme ? (...) Nous en sommes là. »
La presse est évidemment libre de ses commentaires. Ce qui pose problème, c’est le caractère quasi unanimement favorable des réactions médiatiques au succès de Ségolène Royal ainsi que l’appui pseudo scientifique que leur apportent les sondologues. La désignation de Mme Royal est en fait perçue, par les éditorialistes, comme l’aboutissement victorieux d’une bataille idéologique menée depuis de longs mois pour réduire le périmètre du politiquement pensable. Un travail politique rendu possible par la tentative de réduire l’espace du débat public au seul espace médiatique.
Grégory Rzepski. (Avec Jamel Lakhal pour la transcription des journaux télévisés. Les citations de la presse quotidienne régionales sont extraites de la revue de presse du Nouvelobs.com)