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L’Institut Montaigne « sauve » la presse : le marché, remède universel... ou presque

par Christiane Restier-Melleray,

L’Institut Montaigne, think tank qui se proclame indépendant, a publié fin août 2006 un rapport formulé à l’affirmatif, intitulé rien moins que : « Comment sauver la presse quotidienne d’information » Ses préconisations péremptoires (adopter un « plan Marshall » de trois ans afin de permettre aux entreprises de s’ouvrir au tout marché) s’inscrivent sans surprise dans une perspective économique ultra libérale. Mais si la question des contenus est rapidement traitée (la concentration économique ne pouvant qu’engendrer le pluralisme [1]), la question de la déontologie est quant à elle évacuée par les auteurs en se plaçant sous les auspices du tout marché et ... d’ Acrimed.

Ce rapport n’est qu’apparemment volumineux (116 pages) puisque sa densité - nombre de signes par page - est deux fois moindre que celle d’un article scientifique. Ses préconisations n’en sont pas moins définitives : il s’agit d’en finir avec le protectionnisme français. Les experts consultés sont loin d’être représentatifs des acteurs du secteur professionnel [2]. Trois arguments méritent qu’on s’y arrête.

Argument n°1 : Le marché a irrémédiablement sanctionné le modèle français

Le constat alarmant repose sur un diagnostic économique tant rétrospectif que prospectif, il se fonde sur la reprise de chiffres et d’analyses déjà largement connus et portant sur la dimension économique, technique et technologique de la question.

Mais il prétend innover en se doublant d’une enquête IFOP-Institut Montaigne [3] qui est présentée comme « éclairant » et « révélant une véritable crise de l’offre ». Selon le sondage, ces jeunes « portent un jugement sans appel [c’est nous qui soulignons] sur la presse écrite payante » [p.16]. On en retiendra [p.19] que la désaffection envers la presse quotidienne de ces sondés, assimilés par le rapport et l’IFOP à l’ensemble des « lecteurs irréguliers », est expliquée par trois facteurs principaux : « l’immobilisme des quotidiens, tant sur le fond que sur la forme, ressenti en dépit du lancement de plusieurs nouvelles formules ; une certaine réticence des lecteurs à investir suffisamment de temps et d’argent dans cette presse dès lors que s’affirme un rapport consumériste à l’information ; le rejet des engagements politiques traditionnellement propres à la presse parisienne [c’est nous qui soulignons]. »

Le problème est traité de façon expéditive par une démonstration ordonnée en trois chapitres libellés : « 1°/ la situation est réellement grave, 2°/ aujourd’hui les entreprises françaises comme les journalistes français ne peuvent être que perdants des bouleversements annoncés, 3°/ le mythe, très installé en France, du small is democratic empêche de se donner une chance de réussir  ». Et les deux chapitres de cette troisième partie apportent la solution : il s’agit tout d’abord d’en finir avec « l’héritage encombrant de l’Après-guerre : les lois anticoncentration » et, enfin, d’appliquer des mesures obéissant à un impératif : « pas d’information pluraliste sans groupes plurimédias ».

Argument n°2 : Seul l’ultra marché peut encore sauver la situation

Les remèdes préconisés (voir ci-dessous le résumé des propositions) s’ordonnent donc autour des quelques mesures emblématiques :
- la suppression des lois anti concentrations, assortie d’une aide massive aux restructurations, suivie de la suppression de toutes les aides directes à la presse : seuls les grands groupes auraient ainsi une chance de survivre et de vivre.
- l’aide à la mutualisation privée (et non pas publique et pluraliste) des moyens d’impression, ainsi qu’une réorganisation de la distribution favorisant encore plus qu’aujourd’hui les grands groupes de presse ;
- la mise en cause des droits existants des salariés des médias, par des dispositions régressives : modification du régime des droits d’auteur (intégrés au contrat de travail) ; démantèlement du syndicat du Livre ; alignement sur le régime de droit commun, par une renégociation complète de la convention collective de la presse quotidienne, des indemnités de licenciement actuellement liées à la clause de conscience ou de cession des journalistes, c’est-à-dire en finir avec la protection spécifique du statut de journaliste...

Argument d’autorité économique (la loi du marché) doublé d’une enquête portant sur ce que sont censés attendre les futurs consommateurs d’information, la boucle est bouclée : il faut s’adapter à cette demande dont il nous est dit qu’elle a été scientifiquement cernée par les sondeurs.

Argument n° 3 : L’information exige ce que le marché et la concurrence proposent

La question de la qualité du produit, donc de la déontologie de l’information, ne pouvait pas ne pas être abordée, elle n’est cependant qu’effleurée : « ...le débat sur la déontologie de l’information en France mériterait sans doute un examen approfondi. Mais l’analyse qui est conduite ici conduit [sic] à formuler autrement ce problème » et on embraye sur « peut-on sérieusement faire un travail de journalistes sans moyens financiers... » [p.12]. Plus loin, à la question « l’information, un contenu comme les autres ? » [p.35] il est répondu que « la presse d’information a découvert qu’elle relève désormais de logiques économiques mondiales  ». Certains, nous dit le rapport, « posent la question de la dépendance exclusive des rédactions à l’égard des annonceurs. Quel titre en effet pourra se permettre de critiquer les activités des entreprises qui le financent par leurs achats d’espace ? Dans quelle mesure la presse gratuite peut-elle produire une information qui ne soit pas alignée sur les desiderata de lecteurs cibles ?  » [p. 38], ce qui pourrait conduire à se demander s’il ne faut pas « envisager un renforcement des règles déontologiques dans la presse ? » [p. 38].

Mais ce serait sans compter sur les bienfaits du marché : « Pourquoi la concurrence n’aurait-elle pas pour la presse les effets bénéfiques qu’elle peut avoir dans les autres secteurs de l’économie ? Les lecteurs sont-ils à ce point naïfs et dociles qu’ils ne peuvent distinguer entre une information formatée selon les besoins des annonceurs ou tout simplement bâclée par des journalistes peu motivés et une information courageuse, critique et fiable ? D’ailleurs, une partie des lecteurs n’a-t-elle pas déjà fait son choix, délaissant certains titres et plébiscitant, par ses achats, un certain critère d’exigence à l’égard de la qualité et de la déontologie de l’information ?  »

S’il s’agit de poser la question du respect de la déontologie de la presse française, « valeur à protéger ? » [p.40], on notera le point d’interrogation, c’est nous qui soulignons] comptons donc sur les vertus de la concurrence plutôt que sur une autorité déontologique comme la Commission britannique des plaintes contre la presse, le risque « sera aussi grand pour la déontologie et la qualité de l’information » [p.41]. « Ne rien faire - ou plutôt laisser faire les lecteurs - semble une meilleure solution » [p. 41].

Et puis, et puis :

« Avec le développement d’Internet et des sites critiques sur les médias, à l’instar du site Acrimed , il semble qu’il est de plus en plus difficile pour un titre de bafouer les règles déontologiques qu’il s’est lui-même prescrites sans être aussitôt dénoncé. Les blogs contribuent également au repérage des dérives déontologiques : toute faute, tout écart est vite repéré et se répand sur la toile beaucoup plus rapidement et probablement bien plus efficacement que ne pourrait le faire un observatoire de la presse. »

Le marché comme maître, l’Etat comme serviteur et ... Acrimed comme caution ! [4]

Christiane Restier-Melleray

Annexe : Les propositions du rapport

Celles-ci existent en deux versions :
- une version détaillée incluse dans le rapport dont on peut télécharger le fichier .pdf sur le site de l’Institut (voir p. 93-104)
- une version résumée que nous reproduisons ci-dessous.

Le résumé est, sur de nombreux points, beaucoup plus aseptisé. Le voici.

Comment sauver la presse quotidienne d’information

Proposition 1  : Mettre en place un plan de réformes de la presse sur trois ans dans lequel l’obtention des aides serait strictement conditionnée à la restructuration des entreprises de presse. Les titres abusant des largesses de l’État seraient, après audit et suite à une période de trois ans, obligés de rembourser les aides perçues à titre exceptionnel. Adopter ensuite une loi prévoyant, au nom de la liberté de la presse, la suppression définitive des aides directes.

Proposition 2 : Supprimer définitivement les bureaux de placement tenus par le Syndicat du Livre - CGT. Financer des plans sociaux dans les imprimeries et mettre fin au monopole de l’embauche détenu par la CGT en dédommageant généreusement les intéressés.

Proposition 3 : Accorder des aides spécifiques aux titres ou groupes qui lanceraient dans les trois ans la construction ou la modernisation d’imprimeries indépendantes en province ou se regrouperaient pour imprimer sur un site commun en région parisienne. Réserver une part du plan d’aide de trois ans aux entreprises qui décident d’imprimer à l’étranger, soit en construisant leur propre imprimerie, soit en passant des accords avec des imprimeries locales, pour développer leur distribution à l’international.

Proposition 4 : Mettre en place une politique d’informatisation ambitieuse des circuits de distribution pour mieux ajuster les quantités mises à disposition par les éditeurs. Accélérer les négociations en cours sur la suppression de mise en place d’un titre chez les détaillants où il n’y a pas de vente pour trois parutions successives.

Proposition 5 : Supprimer le périmètre d’exploitation réservée pour les kiosquiers, mais exclusivement pour la distribution de la presse quotidienne. Contribuer en contrepartie à l’augmentation des revenus des kiosquiers en allégeant leurs charges fiscales et sociales. Proposer sur une période de trois ans des indemnités de départ aux kiosquiers qui rencontreront des difficultés économiques et favoriser la vente des quotidiens dans les bars et restaurants et chez les buralistes.

Proposition 6 : Mettre en place un système de distribution à la demande avec réservation et paiement des titres à l’avance, directement au détaillant, ou alors sur Internet ou par mobile.

Proposition 7 : Favoriser la prise en main des quotidiens par les jeunes qui entrent au lycée ou dans des établissements d’enseignement professionnel en proposant aux éditeurs de leur offrir un abonnement de trois mois.

Proposition 8 : Assouplir le dispositif anticoncentration concernant la presse quotidienne en autorisant tous les groupes européens à posséder un quotidien national payant et un gratuit.

Proposition 9 : Pour la presse quotidienne régionale, supprimer les seuils anticoncentration.

Proposition 10 : Modifier le régime des droits d’auteur pour les articles et les photographies de presse quand ils sont produits par des journalistes ou photographes salariés en intégrant cette rémunération supplémentaire directement dans le contrat de travail.

Proposition 11 : Aligner sur le régime de droit commun, par une renégociation complète de la convention collective de la presse quotidienne, les indemnités de licenciement liées à la clause de conscience ou de cession des journalistes. Cette mesure permettrait d’éviter l’hémorragie financière dont sont victimes les entreprises de presse qui se restructurent ou changent de propriétaire. Compte tenu du caractère spécifique de la presse, on peut imaginer, au surplus, le principe d’une indemnité supplémentaire, forfaitaire et égale pour tous et, en cas de reprise, limitée à une juste et raisonnable proportion des capitaux investis pour renflouer le journal. La nouvelle convention doit être négociée avec les syndicats de journalistes - la meilleure des contreparties à la remise à plat de la clause de cession étant une augmentation très significative des salaires des journalistes en poste.

 
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Notes

[1Voir p. 89 et suivante la mise en exergue volontairement provocatrice du « pluralisme » des groupes plurimédias de Murdoch, Mediaset ou Bertelsmann

[2Martine Esquirou, Vice-présidente relations extérieures Thomson, Présidente du groupe de travail ; Alexandre Joux, Rapporteur ; Jean-Luc Allavena, Ancien directeur général adjoint de Lagardère Media ; Jean d’Arthuys, Président-directeur général, M6 Thématiques ; Agnès Audier, Ingénieur en chef des Mines ; Francis Balle, Professeur, Paris II ; Frédéric Filloux, Directeur de la rédaction, 20 Minutes ; Katherine Menguy, Directrice déléguée, L’Expansion : Philippe Micouleau, Ancien président-directeur général de l’AGEFI ; John Rossant, Vice-président de la communication et des affaires publiques, Publicis ; Eric Dupin, journaliste , maître de conférences à l’IEP de Paris ; Michael Golden, Vice-Chairman de New York Times Company, Publisher du International Herald Tribune ; Bernard Riccobono, Président-directeur général, CIPP.

[3Enquête qualitative auprès de dix personnes recrutées à partir de deux critères : lecture irrégulière déclarée des quotidiens nationaux et insatisfaction à l’égard de cette presse, doublée d’un volet quantitatif auprès de 668 jeunes de 15 à 34 ans interrogés par téléphone en deux vagues en janvier 2006

[4Interrogation triviale : reste à savoir comment, dans cette logique libérale encourager le repérage totalement désintéressé des « dérives déontologiques » ? Financer l’Institut Montaigne serait peut-être plus intéressant que verser son écot et donner de son temps à Acrimed. Le don d’un particulier à l’Institut Montaigne lui permet en effet, précise le site, de "bénéficier des avantages fiscaux en vigueur, car, en septembre 2005, les services fiscaux ont accordé à l’Institut Montaigne l’habilitation à recevoir des dons ouvrant droit, en faveur des donateurs, à des réductions d’impôts (soit une réduction d’impôt de 66% de ses versements, dans la limite de 20 % du revenu imposable (report possible durant 5 ans)". A y bien réfléchir il ne reste peut-être à Acrimed qu’à se plier à la logique libérale et se faire rétribuer comme expert par le think tank de Claude Bébéar ?

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