L’étrange calculette du CSA
Avec la hauteur qui sied à l’analyste distingué, Olivier Duhamel s’interroge : « Comment traiter les candidats sur les télévisions et les radios hertziennes nationales ? » Selon lui, « A l’origine tout était simple. Il y avait peu de candidats et peu de chaînes de télévisions : 6 candidats en 1965, lors de la première présidentielle au suffrage universel ; et 2 chaînes de télévisions, l’une et l’autre publiques. Le général de Gaulle qui se méfiait des partis et voulait que la présidentielle ne repose que sur le lien direct entre les candidats et le peuple a choisi la règle d’une stricte égalité (...). Aujourd’hui, tout s’est compliqué. Les chaînes hertziennes nationales se sont multipliées, les unes publiques, les autres privées. Le nombre des candidats a explosé (...). Le CSA, autorité indépendante, en charge de l’audiovisuel, a donc dû adapter les règles. »
Voir dans le CSA une autorité indépendante, alors que sa désignation et sa composition dépendent presque totalement des gouvernants, prête à sourire [1]. Mais l’essentiel est ailleurs : l’appréciation par le chroniqueur de la recommandation du CSA en date du 7 décembre [2] et de son application.
Cette recommandation (d’après le site gouvernemental vie-publique.fr qui la résume), « encadre le temps de parole (interventions du candidat) et le temps d’antenne (reportages) des candidats déclarés ou présumés à l’élection présidentielle selon 2 principes : l’équité et l’égalité. Du 1er décembre 2006 à la veille de la publication de la liste des candidats par le Conseil constitutionnel (le 20 mars approximativement), les temps de parole et d’antenne sont soumis au principe d’équité : ils doivent être proportionnels à la représentativité du candidat, établie notamment en fonction du nombre de suffrages obtenus aux élections précédentes. Ensuite, et jusqu’au 8 avril, veille de l’ouverture de la campagne officielle, le temps de parole des candidats devra être le même pour tous, le temps d’antenne restant proportionnel à la représentativité des candidats. Enfin, du 9 avril jusqu’au 2nd tour de scrutin (dimanche 6 mai 2007), l’égalité seule s’appliquera. » Dans sa chronique, Olivier Duhamel expose ces règles, qu’il défend ardemment : « On le voit : il n’est à aucun moment question d’accepter un bipartisme médiatique [...] ».
Le problème, c’est qu’on ne voit rien du tout. Ceux qui pensaient que la démocratie repose sur le respect scrupuleux des droits des minorités se sont trompés de CSA. D’abord, la période préliminaire, pour le CSA, n’a commencé que le 1er décembre 2006 alors que depuis plus de 10 mois, les préparatifs de la campagne ont mobilisé l’attention de tous les médias, en pré-campagne ... pour le second tour de l’élection présidentielle. Mais cela ne compte pas et ne se compte pas. Il est vrai que pendant cette période prévalait officiellement une autre règle : un tiers pour le gouvernement, un tiers pour la majorité parlementaire, un tiers pour l’opposition parlementaire. Et pour les autres ? Officiellement, rien, bien que la parole leur soit, chichement et occasionnellement, concédée. En outre, aux trois mois environ que dure la période officiellement « préliminaire » succède une période « intermédiaire » dont l’existence, du strict point de vue du pluralisme médiatique, ne se justifie en rien, puisque tous les candidats officiels sont déjà connus. Encore une vingtaine de jours de gagnés pendant lesquels les télévisions devront marier « l’égalité » et « l’équité ».
L’étrange calculette d’Olivier Duhamel
En ce qui concerne les « principes » d’« équité » et d’« égalité », on aura déjà relevé qu’ils ne s’appliquent que tous les 5 ans. Que « l’équité » dure 3 mois et 20 jours, l’équité-égalité 18 jours, et l’égalité stricte entre tous les candidats 11 jours jusqu’au premier tour (28 jours si on compte l’entre deux tours où il ne reste ... que deux candidats). Mais, face à un expert-comptable de la trempe d’Olivier Duhamel, il faut, de surcroît, savoir faire des additions.
Le chroniqueur de France Culture précise en effet que « le CSA relève avec précision le temps de parole accordé à chaque candidat (autrement dit, ses interventions et celles de ses soutiens) et le temps d’antenne (qui y ajoutent les moments consacrés à un candidat). » Oui mais le CSA ne tient aucun compte, comme il pourrait le faire, des heures de diffusion. Il ne tient pas compte non plus de la nature des émissions et des conditions d’expression des candidats. Si cela lui échappe, c’est sans doute parce qu’il est ce qu’il est. Mais c’est surtout parce que le paysage audiovisuel est ce qu’il est. En raison de l’assujettissement aux mesures d’audience publicitaires, c’est évidemment aux heures de grande écoute que l’on verra les candidats susceptibles de réaliser les meilleurs scores d’audience. Le CSA s’en fout, Olivier Duhamel aussi.
Ce dernier ajoute : « Dans le premier mois de contrôle, les chiffres varient beaucoup selon les chaînes. Pour les deux principaux candidats, ils vont, au total, de 36% du temps d’antenne sur TF1 à 59% sur M6, en passant par 40% sur France 3 (édition nationale), 49% sur Canal et 57% sur France 2. En moyenne, autour de la moitié du temps d’antenne. Globalement, l’équité paraît donc respectée. »
Le premier mois de « contrôle », après plusieurs mois « incontrôlés » [3], offre des chiffres que le CSA lui-même juge déséquilibrés : « Le Conseil constate également que certaines chaînes reproduisent la bipolarisation excessive constatée lors de la campagne de 2002 au profit de deux candidats. La répartition des temps d’antenne et de parole fait par ailleurs apparaître l’insuffisance des temps de parole ou d’antenne accordés à certains des candidats au regard des critères d’équité. [4] » Olivier Duhamel n’est pas de cet avis : on peut être CSA-phile et trouver le CSA trop radical, alors que celui-ci, pourtant, aligne des chiffres qui ne tiennent pas compte de l’audience respective des différentes chaînes et des différentes heures de diffusion. La « moyenne du temps de parole » ne signifie presque rien.
La calculette du CSA ne suffisant pas, Olivier Duhamel a recours à la sienne : « Globalement, l’équité paraît donc respectée. Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy représentent entre la moitié et les 2/3 de l’électorat selon la référence que l’on choisit : selon qu’on se réfère aux intentions de vote d’aujourd’hui (les 2/3), aux législatives ou à la présidentielle de 2002. Il paraît ainsi parfaitement légitime de leur accorder une place plus importante que des candidats qui ne représentent, eux, que 10%, 5% ou d’autres même 1%, voire moins de l’électorat. »
Les calculs d’Olivier Duhamel manquent totalement ... d’ « équité ». Il est faux d’affirmer sommairement que Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal représentent « entre la moitié et les 2/3 de l’électorat ». D’abord parce que de tels chiffres confondent l’électorat (les personnes en âge de voter ou inscrites sur les listes électorales) et les votants. Ensuite, parce que les sondages d’intention de vote, pour le moins contestables, ne leur accordent jamais les 2/3 de l’électorat. Enfin, parce que les chiffres des précédentes consultations électorales ne donnent même pas les scores indiqués.
Premier tour de la présidentielle de 2002
Premier tour des élections législatives de 2002
Soit 57, 41 % des suffrages exprimés, et non de l’électorat.
Elections européennes de 2004
(En pourcentage des suffrages exprimés)
Ajoutons que le CSA, lui, n’invoque pas les sondages et indique que la représentativité « peut être évaluée en prenant en compte en particulier les résultats que le candidat ou la formation politique qui le soutient ont obtenu aux plus récentes élections, notamment à l’élection présidentielle de 2002 » [5]. Pourquoi l’élection présidentielle ? Tentons de répondre à la place du CSA : tout simplement, parce que le scrutin majoritaire aux législatives « pénalise » d’emblée les formations politiques minoritaires.
Se voiler la face
Mais même si les chiffres qui servent au CSA et à Olivier Duhamel à mesurer la « représentativité » n’étaient pas discutables, qui nous dira pourquoi l’égalité partielle ne doit durer que 20 jours et l’égalité complète n’exister que durant 11 jours ? Olivier Duhamel tient une réponse toute prête : « Dans une élection présidentielle à 10 candidats ou plus, le principe d’égalité stricte n’est démocratique qu’en apparence. A quoi va-t-il aboutir lorsqu’il s’imposera pour les temps de parole dès mars, puis totalement en campagne ? Tout simplement à la quasi-absence des candidats, hors des émissions officielles. »
Il ne vient pas à l’idée d’Olivier Duhamel que c’est le défaut de pluralisme en temps ordinaire qui le rend encore plus insupportable en période électorale et qu’il suffirait d’étendre la période de respect des minorités et la période d’égalité des temps de parole pour que celle-ci ne tourne pas à la confusion. A moins que le ver ne soit dans le fruit de l’élection présidentielle au suffrage universel et/ou du scrutin majoritaire : mais cette question échappe au domaine des prises de position d’Acrimed. A moins que ce soit le paysage médiatique lui-même qui ne soit pas pluraliste : mais cela échappe au domaine des prises de position d’Olivier Duhamel. Qui préfère se voiler la face : « Le pluralisme absolu tue le pluralisme. Mieux vaut se battre pour une équité vraie et une honnêteté minimale de l’information. Faute de quoi, à réclamer sans cesse le vrai débat, nous n’en aurons aucun. »
C’est sans doute l’excès de pluralisme, notamment le matin sur France Culture, qui a justifié la confiscation de l’antenne par les partisans du « Oui » au Traité constitutionnel européen. Contre le monolithisme, un peu de pluralisme n’aurait pas suffit : c’est l’égalité qu’il fallait. Contre le bipartisme très modérément tempéré : c’est le pluralisme « vrai » qui est requis. Et pas seulement par temps de campagne électorale : c’est la condition nécessaire d’« une honnêteté minimale de l’information. »
Henri Maler et Grégory Rzepski